Je me sens vide et froide. La chaleur du feu que je contemple depuis des semaines, des mois peut-être n'atteint jamais ma peau. Je pourrais même me jeter dans le feu. Je ne ressentirai rien d'autre qu'un froid mordant. Une coquille vide et mutilée, déformée, voilà tout ce qui reste de leur fille du feu. Mais je m'en tiens à mon engagement. Je respire toujours. Le seul moment où je me remplis de quelque chose, c'est quand je ferme les yeux. Je revois tout, je revis tout. Je suis envahie. Envahie d'horreur. Une fois, alors que je ne dormais pas, les cauchemars m'ont attaquée. Enfin plutôt les hallucinations.

Des cris, des longues plaintes s'échappaient des murs. Je savais à qui appartenait chaque voix qui se faisait entendre. Puis ils sont apparus un à un en s'extirpant de leur cadre. Ils m'aggripaient, me traînaient et me poussaient vers le grand trou noir laissé dans la toile. Ils m'emmenaient vers le président Snow, qui m'attendait en bas pour me punir d'avoir été le Geai Moqueur. Leur teint livide et leurs yeux vitreux me terrifiaient. Leur voix désincarnée résonnait dans ma tête et me glaçait le sang. Ils me promettaient que tout allait bien se passer, que j'allais devenir comme eux, que je n'aurais plus à me soucier de rien, qu'être morte, c'était bien...

Etrangement, malgré toutes les tentatives de suicide que j'avais déjà commises, et l'idée de mort qui m'obsédait depuis mon retour, je ne voulais pas qu'ils me prennent. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé que je ne voulais pas mourir. Je ne voulais pas vivre non plus, enfin je ne vivais plus vraiment, alors j'ai coupé la poire en deux. Ne pas vivre, mais respirer quand même. J'ai rassemblé toute l'énergie que j'ai pu et je me suis débattue comme une diablesse contre ces visions démoniaques. Je hurlais, je griffais, je mordais. Des larmes de rage coulaient sans raison le long de mes joues. J'avais presque atteint le trou béant, et Thresh s'apprêtait à me balancer dedans, lorsqu'un bruit sec me rappela à la réalité.

Je clignai des yeux. Un vase brisé. Une maison vide et silencieuse. Des murs nus. J'étais roulée en boule par terre, le poing enfoncé dans ma bouche. Un goût de sang. Je vomis automatiquement. Mes bras squelettiques étaient recouverts de profondes morsures, ainsi que mes mains. Je sentais une bosse enfler au milieu de mon front, je m'étais sûrement cogné la tête sur le sol. Ce dernier était couvert de marques laissées par mes ongles tout autour de moi. Un éclat de porcelaine s'était fiché dans la plante de mon pied, et je sentais la douleur vive me lancer. Peu importe.

Je fixai le mur là où se trouvait le trou noir en m'attendant à le voir ressurgir à tout instant. La tension se mélangeait à la folie et fit courir l'adrénaline dans mes veines. Tout à coup, je me précipitai vers le mur et le griffai, encore et encore et encore, m'arrachant les ongles et les doigts jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de tapisserie. Satisfaite de constater qu'aucun tableau ni trou ne se cachait derrière, mais seulement du plâtre blanc, auquel se mêlaient désormais de longues traînées brunes, je rejoins mon rocking chair et continuai à me balancer, hypnotisée par les flammes de la cheminée. J'oubliai à peu près tout de ma vision, sauf ma promesse de respirer. Je refermai la porte au nez de la réalité, me réfugiant dans le vide.

Les jours passèrent et passent encore. Sae m'apporte à manger avec sa petite-fille, mais je ne les remarque pas. Sauf quand l'hystérie me prend pendant mes cauchemars. La fille est la seule à savoir m'apaiser. Elle me prend dans ses bras jusqu'à ce que je sois calmée et repart jouer avec sa poupée. Ses étreintes rappellent à mon corps un doux souvenir, et mon coeur se réchauffe un peu dans ces moments-là. Mais ma tête ne suit pas et j'oublie la chaleur tout comme j'ai oublié ce dont mon corps se souvient.

Je mange, parfois. Suffisamment pour survivre. Pas assez pour retrouver des forces et me traîner dehors. Plus rien n'a de goût pour moi. Tout est fade et se ressemble. Mais je mange quand même parce que je n'ai rien d'autre à faire. Un soir, alors qu'elle m'apporte mon dîner, Sae me prévient que si je ne bouge pas à partir de demain, elle ne m'apportera plus à manger. J'ai sursauté au moment où elle m'a adressé la parole. J'ai tourné la tête vers elle, puis je suis retournée à la contemplation du feu. Le lendemain, elle ne vient pas. Je me lève une fois pour boire un coup et une fois pour me rendre aux toilettes. Lorsque je me rassois, je remarque que je suis épuisée. Deux jours plus tard, Sae vient voir si je me suis activée ou si je suis morte de faim. Comme je ne suis aucun des deux, elle lâche un soupir d'agacement et m'apporte une assiette de ragoût, je pense.

Elle dépose ensuite une tranche de pain sur la table. Son odeur me chatouille les narines.

"C'est de la part de Peeta. Il me l'a envoyé du Capitole pour toi. Il dit qu'il reviendra dans quelques semaines."

Peeta... Ce nom fait éclater en moi tous les sentiments, tous les souvenirs que je m'appliquais à oublier depuis des mois. Je suis transpercée de partout par d'énormes pics de glace. La douleur est insupportable. Tout me revient d'un coup et je revis les deux dernières années dans ma tête, en version dix fois plus réelle et vingt fois pire que dans mes cauchemars. Rue dans mes bras. Morte. Gale derrière Darius. Torturé. Mags happée par le brouillard. Peeta capturé. Capturé et torturé jusqu'à la folie. Les gens à l'hôpital du Six. Explosés. Boggs. Vidé de son sang. Finnick. Décapité. Prim sous mes yeux. Brûlée vive. J'attrape ma tête entre mes mains et me roule en boule. Et j'explose dans un cri déchirant. Je ne m'arrête que quand je suis aphone. Je ne suis plus vide. Je suis pleine, pleine de ces morts. TA faute, Katniss, TA FAUTE! Je veux mourir, je veux sentir une douleur physique aussi forte que la douleur psychologique. Je n'ai pas le droit de mourir, alors sous les yeux de Sae, je me frappe la tête contre le mur, encore plus fort, jusqu'à entendre un cri d'effroi et un horrible craquement. Puis le noir m'accueille.

J'entends des voix au loin. Je les connais, il me semble... Haymitch?

"... Aller doucement... Encore beaucoup mal... Pourrait... Pour vous deux..."

Quoi?! Je ne comprends pas du tout de quoi il parle.

"... Arrivé?

- Hier... Vous ai appelé de suite.

- Elle dit hier. Ne t'en fais pas, ce n'est... Dois raccrocher, Bye. Oui, promis."

Le bruit de sonnette parvient plus ou moins clairement à mes oreilles. D'après ce que j'ai compris, Haymitch est avec Sae et il était aussi au téléphone avec quelqu'un. J'entends une porte qui claque et des bruits de pas.

"Alors?

- Rien de trop grave. Il faut qu'elle reste allongée au calme pendant un mois. Son crâne est légèrement fendu et il faut le temps qu'il se ressoude. Mais rassurez-vous, elle ne gardera aucune séquelle.

- Pas de traumatisme?

- Non. Il n'y a aucune lésion interne au niveau du cerveau." J'entends des soupirs de soulagement. "Je dois vous laisser, j'ai une journée chargée.

- Merci d'être passé, docteur. C'est gentil.

- Vous avez bien fait de m'appeler au lieu de l'amener jusqu'à mon cabinet. C'aurait pu aggraver son état de façon alarmante. Sur ce, bonne journée."

Il ouvre la porte, et le vent froid s'engouffre aussitôt par l'ouverture. J'ouvre les yeux. Comme je le pensais, je suis chez moi, allongée sur mon divan dans le salon. Je ne vois pas Sae ni Haymitch, mais je les entends encore chuchoter. Haymitch se demande ce qu'on pourrait faire de moi, à part m'attacher à un lit dans une chambre d'isolement et un baxter dans le bras pour me nourrir. Sae semble indignée par les propos d'Haymitch. Pour elle, que j'ai réagi au nom de Peeta, même aussi violemment, c'est déjà bien. Au moins, je réagis encore à quelque chose, ce qui veut dire qu'il y a moyen que je guérisse. Ses paroles m'intriguent. Je me suis jetée contre un mur pour me fendre le crâne! C'est un signe de guérison, ça? Haymitch ne semble pas très convaincu non plus. Il pousse un grognement réprobateur.

"Quoi qu'il en soit, reprend Sae, et quoi qu'en dise ce psy à la mords-moi-le-noeud, je pense qu'il faut vraiment qu'elle voie le jeune Mellark. Son ami Gale est parti, et il n'est pas près de revenir. Sa mère non plus, d'ailleurs. Seul ce garçon pourra lui apporter le soutien dont elle manque cruellement ici.

- Non. Ca ne ferait qu'empirer les choses.

- Je veux le voir." Dis-je soudain, interrompant leur aparté.

Ils s'approchent tous les deux du sofa pour me faire face.

"Katniss, je ne sais pas si c'est une bonne idée. Tu es encore très instable. Et lui aussi. Je n'ai pas l'intention de vous laisser une chance de vous entretuer.

- Ca n'arrivera pas. Je ne lui ferai jamais de mal. Lui peut m'attaquer pendant ses visions, moi, seulement moi-même. Dans les deux cas, c'est moi qui meurs. Et si c'est lui qui me tue, ça ne me dérange pas.

- Sauf que quand il va se réveiller, ton cadavre à ses pieds et ses mains pleines de ton sang, tu crois p't'être qu'il va pas chercher à se pendre ou à se tirer un plomb dans le cerveau? Depuis le temps tu n'as toujours pas capté ça? Tu es la seule chose au monde qui lui reste, bon sang!

- Justement! C'est pour ça que je dois le voir. Je VEUX l'aider à guérir. Je lui dois au moins ça. Je veux le voir et discuter avec lui. Je veux que ça soit lui qui me dise si je dois rester ou m'en aller pour qu'il aille mieux. Pas toi, ni Sae, ni le docteur Aurélius. J'en ai vraiment besoin, Haymitch, je le sais!"

Ma voix se brise sous le coup de l'émotion. Lui rumine, puis marmonne une insulte et acquiesce enfin. Je me sens soudain bien plus légère, je sens des ailes me pousser dans le dos. Le poids de mes cauchemars qui pesait si lourd sur mes épaules semble lui aussi plus léger à l'idée que bientôt, peut-être, je pourrai enfin partager mes angoisses avec quelqu'un. Quelqu'un qui me connaît, quelqu'un qui me comprend, quelqu'un qui, je le saisis seulement à l'instant, fait partie intégrante de moi. Je me rends alors compte à quel point je suis et je me sens faible, vide, inutile quand il n'est pas là pour remplir mes pensées, maintenant qu'il les occupe.

"C'est ok pour que vous vous voyiez à son retour, MAIS! Je veux que tu racontes au docteur Aurélius ce qui s'est passé. Enfin, ce que tu as vu qui t'a fait perdre les pédales."

Soudain, je me gèle.

"Non," réponds-je d'une voix catégorique.

"Katniss...

- Si je vous le raconte à vous et que vous en discutez avec lui, ça te va?

- Alors on t'écoute."

Je souris. Mes lèvres craquent. Ca fait si longtemps que je n'ai pas souri que mes lèvres n'en ont plus l'habitude. Je ne m'attendais pas à gagner aussi facilement. Puis mon sourire s'efface. Me rappeler de toutes ces images est douloureux, devoir les dire à voix haute encore plus. Non... Je ne veux pas m'en souvenir. Je veux oublier. Je ne veux pas raconter. A qui que ce soit. Les images commencent déjà à s'infiltrer dans mon esprit. Je sens mon coeur se fissurer à nouveau. Il va exploser... Encore... Alors dans un ultime effort de concentration, je chasse les images et fixe Haymitch et Sae.

"Je ne peux pas. C'est trop difficile," j'explique en essuyant mes joues humides d'un geste fébrile.

"Alors pas de Peeta."

La colère monte en moi d'un seul coup. J'aboie un "Non!" furieux au visage de mon mentor et me retourne vivement de l'autre côté du canapé. Rien que ce geste manque de me faire tourner de l'œil.

"De toutes façons, vous ne pourrez pas nous empêcher de nous voir.

- Oh si, espèce de...

- Haymitch, laisse la. Elle a besoin de repos. Je t'appelle s'il y a un problème.

- Bon. On en reparlera."

J'entends son pas traînant qui se dirige vers la porte. Sae s'enferme dans la cuisine pour préparer le repas. Moi, je me contente de retomber dans mes cauchemars. Je n'ai plus la force de résister.

Pendant une semaine, mes cauchemars sont uniquement centrés sur Peeta. Je le vois se faire décapiter à la place de Finnick, ou se transformer en mutation pour me tailler en pièces, ou encore se faire torturer jusqu'à la mort. J'entends ses cris, parfois de douleur, parfois de bête sauvage. Quand je me réveille, je tente de ne pas voir ces rêves comme un présage funeste. "Ca ne va pas arriver, ça va bien se passer, ça ne va pas arriver, il est en train de se faire guérir, il ne va plus t'attaquer..."

Souvent, avant de céder à mes cauchemars, je fais une liste de toutes les choses que je voudrais lui dire. Et je me demande ce que lui va me dire. J'ai peur qu'il ne veuille plus de moi. J'ai peur qu'il me délaisse, ou que quelque chose lui arrive, ou que les médecins refusent de le laisser revenir. J'ai peur parce que je ne peux rien faire. J'ai dit à Haymitch que je pourrais l'aider à guérir, mais tout à coup, je n'en suis plus si sûre. Si le fait de me voir ne faisait qu'empirer les choses, je n'aurais plus qu'à retourner dans le vide et me perdre dans mes cauchemars.

"Oh mon Dieu Peeta..."

Je pleure toutes mes larmes et tout mon sang en pensant à lui. Même la petite de Sae ne peut pas me consoler. Comment pourrait-il un jour me pardonner, moi qui ai sacrifié sa famille, sa mémoire, son corps? Je me suis battue pour préserver sa vie. Mais il vaudrait mieux qu'il soit mort, en fin de compte. Pas pour moi, mais pour lui, pour ne plus qu'il ait à souffrir de tout ce gâchis. Alors au lieu de m'enfermer dans le vide, je me mets à me haïr. Je bouillonne de rage contre moi-même, jusqu'à ce que j'éclate et hurle. Alors, lentement, la rage retombe et je repense à ce qui pourrait bien se passer quand il reviendra.

Chaque jour qui passe me rend un peu plus fébrile. Je suis pressée et inquiète. J'ai l'impression de revivre un tout petit peu. Quand je ne suis pas en colère, Sae sourit. Elle m'annonce combien de temps il reste avant le retour de Peeta et me demande de jouer un peu avec sa petite-fille pour m'occuper. Une fois seulement, j'accepte. Ma tête se remet lentement du frontal avec le mur. J'ai de moins en moins de vertiges et la croûte qui s'est formée sous l'horrible turban qui couvre ma tête me démange affreusement. Je me retiens de la gratter.

Haymitch passe une fois chez moi pour me forcer à lui dire ce que j'ai vu, mais je ne lui dis rien et il me menace à nouveau de ne pas me laisser voir Peeta. Je continue de lui répondre qu'il ne pourra pas m'en empêcher. Quand il est rentré, il a été surpris de me voir jouer avec Neena (la petite de Sae, j'ai enfin appris son nom). Il s'est retourné vers la vieille bonne et a soulevé un sourcil; Sae s'est contentée d'afficher un sourire jusqu'aux oreilles. Peu à peu, il laisse tomber l'idée de me priver de mon ancien partenaire des jeux. Il voit bien que l'idée de le revoir m'incite à bouger, même si ce n'est que très légèrement.

"Il ne pourra pas revenir. Pas tout de suite. Il a fait une rechute."

Les mots d'Haymitch m'anéantissent. Au sens propre du terme. Je retourne m'enfermer dans mon néant sur mon rocking chair. La joie et la peur disparaissent aussitôt. Je redeviens froide et vide, comme si les deux semaines passées à l'attendre n'avaient jamais existé. Sae soupire encore plus qu'avant. Elle sait qu'il n'y a plus rien à faire pour moi. Haymitch ne revient plus. Il est parti se saoûler à mort avec sa solitude. Il me laisse avec la mienne. Je dois reprendre consciencieusement tout mon travail depuis le début pour tout oublier. Je tâche de bannir de ma mémoire tous les événements passés. Tous les gens que j'ai connus. Tout ce qui m'entoure. Je suis obligée d'y repenser pour pouvoir les oublier, alors je pleure et je crie souvent. J'ai parfois des visions, aussi. Pas forcément tristes ou violentes, mais pénibles toujours. Quand, enfin, j'arrive à redevenir complètement vide et à ne plus vivre que dans mes cauchemars, je ressens du soulagement. Là, je suis vraiment une coquille vide. Plus personne ne me parle et j'oublie aussi le son de la voix humaine. Je ne ressens plus aucune présence autour de moi. Ca m'arrive de temps en temps de tourner la tête pour voir si Sae est vraiment là, et à ma grande surprise, elle l'est.

Une fois, je la surprends occupée à passer un coup de fil avec mon téléphone. Elle me contemple avec inquiétude, remue les lèvres et raccroche. Le jour suivant, j'ai de nouveau une vision. Ca ne m'est pas arrivé depuis quelques semaines, au moins. Je tourne la tête pour voir si Sae est toujours là, après une nuit de cauchemars particulièrement douloureux, et à la place, mon regard tombe sur Gale qui me contemple tristement depuis le pas de la porte du salon. J'en ai marre de ces visions stupides qui essayent d'envahir mon esprit pour me remettre en mémoire tout ce que je m'efforce d'oublier, alors j'empoigne l'assiette que Sae a déposé devant moi un peu avant et la jette à travers la pièce. Comme il ne disparait pas, je me rue vers lui et le griffe et le mords et lui hurle dessus.

"TU VAS DISPARAÎTRE, BON SANG! HEIN? TU VAS DIPARAITRE? DEGAGE, VISION DE MALHEUR! DEGAAAAAAAAAAAAGE!"

Il recule à grands pas vers la porte d'entrée et sort, hébété. Je m'effondre par terre pour me réveiller à nouveau dans mon rocking chair. C'est bizarre. Mes visions n'ont jamais tiré une tête ahurie jusqu'à présent. Et elles ne sont jamais sorties en me voyant hurler contre elles. Elles doivent devenir encore plus sournoises qu'avant...

Je n'ai plus aucune hallucination depuis celle de Gale. Tant mieux. Sae semble fâchée ce soir-là. Elle me crie quelque chose, mais je ne comprends rien à ce qu'elle me veut. Je ne la regarde même pas. Elle ne vient plus qu'une fois par jour chez moi, et sans sa petite-fille pendant toute la semaine suivante. Elle doit vraiment être contrariée. Mais je n'ai pas le courage de lui demander pourquoi. Ce n'est pas grave. Je comprends que ça ne doit pas être gai pour elle de passer tous les jours nourrir un déchet tel que moi. J'espère que quelqu'un la paie, tout de même.

Enfin, après des mois et des mois sans vraiment bouger, quelque chose me fait me remuer. Quelque chose d'inespéré... Je me réveille en sursaut après un énième cauchemar pour entendre quelqu'un creuser devant chez moi. Mon instinct me souffle que c'est un vrai quelqu'un, cette fois, et pas une hallucination. Mais quand j'ouvre la porte, je suis convaincue que mon instinct s'est trompé. Peeta... Peeta... Peeta... J'en ai le souffle coupé. Un moment, je suis tentée de me rebeller contre cette apparition. Je ne peux pas y croire. Mon cerveau tordu me joue des tours. Puis je me rappelle ce que Sae m'a dit. Il voulait revenir ici. Il voulait me parler.

"Tu es rentré."

C'est tout ce que j'arrive à dire. Je voudrais me pincer et toucher sa joue pour vérifier que ce n'est pas un rêve. Mais je n'ose pas bouger, de peur qu'il ne disparaisse.

"Le docteur Aurélius ne voulait pas me laisser partir jusqu'à hier. Au fait, il m'a dit de te dire qu'il ne peut pas continuer à faire semblant de te soigner plus longtemps. Il faut que tu décroches ton téléphone de temps en temps."

Il a l'air en forme. Trop mince et couvert de brûlures comme moi, mais ses yeux ont perdu leur expression torturée. Il fronce les sourcils en me contemplant. Enfin, en contemplant ce qui reste de moi. Je me rends compte que je ne suis vraiment pas belle à voir. Je tente de repousser une mèche de cheveux gras de devant mes yeux et l'interroge, sur la défensive.

"Qu'est-ce que tu fais?

- J'ai été les déterrer dans les bois ce matin. Pour elle. Je pensais qu'on pourrait les planter devant la maison."

Il me tend un pot rempli de roses, et je suis prête à lui sauter à la gorge. Puis je me rends compte que ce sont des primeroses, celles qui lui ont donné son nom, et mon coeur se serre. Je sens un noeud se faire dans mon estomac. Une pointe de culpabilité surgit. Mais à ma grande surprise, je ne perds pas le contrôle de moi-même. Soudain, j'en ai marre de Peeta. Je ne veux plus le voir. Je hoche la tête en signe d'approbation et referme la porte derrière moi. Je grimpe jusqu'au premier étage qui n'a pas été visité depuis plus d'un an, me précipite dans ma chambre et balance d'un geste rageur les horribles fleurs de Snow dans les flammes. Leur odeur nauséabonde flotte encore quelques instants avant de disparaître, elle aussi emportée par le feu. Roses contre feu, le feu a encore une fois gagné. La bile me monte aux lèvres, mais je me retiens. Je brise le vase pour faire bonne mesure. De retour dans ma chambre, j'ouvre grand la fenêtre pour évacuer l'odeur, mais elle semble s'être imprégnée partout. Alors en attendant qu'elle parte, je décide de sortir faire un tour. Je me lave et me change, et brûle aussi les vêtements que je portais en revenant du Capitole.

Puis, comme j'entends Sae en bas, je descends manger. Je me découvre d'humeur bavarde, alors je lui pose des questions sur Gale, sur Haymitch et sur le Capitole. Elle se contente de répondre, sans sourciller. Après le repas, je lui annonce que je pars chasser, et elle m'annonce que mon arc a été envoyé du Capitole il y a trois jours et qu'il est sur mon rocking chair. En sortant, je constate que Peeta a fini et qu'il est rentré chez lui. Le résultat de son travail est satisfaisant. Au village, tout est en reconstruction. On enlève les cendres et les décombres qui jonchent le sol, on abat les ruines qui tiennent encore debout. En passant devant la mairie et après avoir eu confirmation que toute la famille du maire était morte, je rajoute Madge à la liste des apparitions dans mes cauchemars, ce soir...

La Prairie a quasiment disparu sous les bombes. D'énormes cratères la défigurent et un trou a été creusé pour y jeter les morts. Je fais un effort pour ne pas y jeter un oeil. Une partie de la forêt a brûlé, elle aussi. Elle mettra pas mal de temps avant de parvenir à effacer les dégâts. Dans la forêt, je n'attrape rien. Je ne chasse même pas. Je me contente d'essayer d'ignorer le manque qui creuse mon coeur en pensant que plus jamais Gale n'apparaîtra à mes côtés, ici. Ni ici, ni ailleurs, ni nulle part. Thom, un ami de Gale, celui-là même qui m'a annoncé la mort de Madge et de sa famille, me ramène chez moi en charrette, et Sae me porte jusque dans le fauteuil. Elle a encore de la force, pour son âge, mais il faut dire aussi que je ne pèse plus grand-chose.

Je dors pendant deux jours, épuisée par l'effort que j'ai fourni. Parfois, dans mon sommeil, je saisis des bribes de conversation, mais je ne sais pas si c'est réel ou imaginaire, alors je les oublie. Un feulement me réveille. Je me redresse, encore dans le gaz. Buttercup. Comment diable cette bestiole a-t-elle bien pu survivre? Ce chat est un miracle... Il ne semble plus aussi prompt à me haïr cependant, et je dois dire que moi non plus. Je l'accepte et le nourris, il m'accepte et me protège. Il a compris qu'il ne restait plus que moi... On pleure Prim tous les deux, chacun trouvant du réconfort dans le deuil de l'autre. Grâce à lui, je commence à admettre le désespoir, la peine, la peur, la douleur que j'avais refoulé avec tant d'acharnement depuis des mois. Je les accepte, parce que maintenant je sais que ces souvenirs ne me quitteront plus jamais.

Je ne revois pas Peeta avant des semaines. J'ai peur de me confronter à lui. Je sais qu'il veut me parler, mais je tremble comme une feuille à l'idée que ce soit pour me rejeter. Aussi j'ai peur, parce que quand je le verrai, je m'attendrai à retrouver l'ancien Peeta, le doux Peeta, et qu'il n'est plus ce Peeta-là. J'ai peur de ne pas parvenir à accepter ce fait. Je l'entends parfois frapper à ma porte, me demander de venir lui ouvrir. Mais je n'y arrive pas. Pourtant, j'aime entendre sa voix. Elle, au moins, n'a pas changé. Elle a toujours ce timbre unique, rassurant, réconfortant, qui chasse au loin tous mes mauvais rêves et mes ruminations. Il ne reste pas bien longtemps derrière ma porte, et dès que j'entends ses pas s'éloigner, mon coeur se serre et je me frappe la tête contre le mur. En observant la scène, Sae me traite d'imbécile, mais elle ne le laisse pas rentrer.

Je sors un peu plus longtemps chaque jour, je reprends des forces. Je réapprends à chasser, seule. Les habitants du 12 savent que ce coin n'appartient qu'à la "folle". Je ramène à Sae des écureuils et des chiens sauvages, parfois un ou deux perdreaux. Je sais que ça lui fait plaisir de me voir bouger. Je lui laisse tous les écureuils que j'attrape, en espérant secrètement qu'elle en donne quelques uns à Peeta. Une fois, j'ai apporté un gros lièvre à Haymitch. Je n'ose plus remettre les pieds dans sa maison depuis. Il ne sort pas très souvent. Seulement quand le train arrive en gare, pour récupérer sa livraison d'alcool. Une fois, j'ai bu avec lui sur son seuil. Les visions et les cauchemars avaient été terribles, cette nuit-là. Je pensais que l'alcool pourrait aider, mais son effet ne dure pas assez longtemps. Je crois que Peeta est sorti pour voir d'où venaient ces bruits d'ivrognes, je pense avoir aperçu sa tête blonde dépasser de quelque part, mais il est vite rentré.

J'ai reçu des nouvelles de ma mère. J'ai enfin trouvé le courage de lire sa lettre et dès que j'ai eu fini de la lire, j'ai composé son numéro pour fondre en larmes avec elle à l'autre bout du fil. Elle me donne de temps en temps des nouvelles d'Annie et de son bébé. Je lui en donne du District 12. On ne parle jamais de Prim. Elle n'est pas prête et je ne pense pas l'être non plus. Elle est la seule à m'appeler. Le docteur Aurélius semble avoir laissé tomber l'idée de me guérir ou de faire semblant. Je ne cherche pas à le joindre non plus.

Un matin, alors que je me suis endormie dans mon rocking chair en attendant un appel de ma mère, j'entends qu'on frappe à ma porte. Buttercup feule et grogne, non content de se faire réveiller à une heure aussi matinale. Je ne bronche pas. Je sais de qui il s'agit.

"Katniss?"

Buttercup saute de mes genoux et miaule vers moi avec espoir, attendant que je lui apporte son déjeuner. Je lui fais les gros yeux pour qu'il se taise, mais voyant que je ne bouge pas, il grogne et grimpe sur le buffet, faisant tomber par terre la perle de Peeta que j'avais descendu la veille. Je me précipite machinalement vers Buttercup pour rattraper la perle dans mes mains et envois valser le fauteuil contre le mur, me tordant la cheville par la même occasion. Je lâche un juron avant de me rappeler que Peeta est derrière ma porte et qu'il entend tout...

"Katniss, je sais que tu es là. Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas me voir. Si c'est parce que tu as peur que je t'attaque, ne t'en fais pas, ça n'arrivera plus. Katniss, si tu refuses de me voir, alors laisse moi au moins te parler..."

Précisément, Peeta, c'est de ça dont j'ai peur...

Je m'apprête à aller m'enfermer dans ma chambre lorsqu'il reprend la parole.

"Je suis désolé si j'ai fait quelque chose de mal. Peut-être que c'est parce que je t'ai empêchée de te suicider après que tu ais abattu Coin... Mais je ne pouvais pas te laisser faire. L'idée seule de te voir mourir me... Me traumatisait. Plus que n'importe quoi. Et elle me traumatise encore. Je ne peux pas te perdre. Tu es vraiment tout ce qu'il me reste..."

Sa voix se brise, et mon coeur avec. Je glisse contre la rampe d'escalier, les larmes troublent ma vision.

"C'est de ma faute... Je t'ai tout pris, Peeta... C'est de ma faute...

- Non! C'est eux, pas toi. Surtout pas toi! On t'a manipulée, Katniss! Ils ont pris ton corps et ta voix pour en faire une espèce de mascotte de guerre... Ils... Ils se sont servi de toi comme d'un jouet et maintenant qu'ils n'ont plus besoin de toi, ils te laissent te noyer dans les horreurs dans lesquelles EUX t'ont plongée!"

Son ton est empli de rancoeur et de révolte. Je me sens moi aussi pleine de révolte contre ceux qui ont osé le révolter ainsi. Mais quoiqu'il dise, je sais que c'est de ma faute s'il ne lui reste plus que moi.

"Mais c'est à cause de moi que tu t'es fait torturer... C'est de ma faute si tu es retourné aux jeux... De ma faute s'ils ont bombardé le 12... De ma faute si tes souvenirs sont mutilés...

- Et je préfère que ça soit les miens plutôt que les tiens. Je suis content qu'ils m'aient capturé et pas toi. Et ça n'a presque plus d'importance, maintenant. Le docteur Aurélius m'a aidé à récupérer l'essentiel de mes souvenirs, et je sais reconnaître les faux des vrais. Je me rappelle qui tu es vraiment et pourquoi je t'ai autant aimée. Je suis presque guéri. Je ne te ferai plus de mal."

Involontairement, mon coeur se serre. Il ne m'aime plus. Il m'a aimée. Un instant, j'ai pensé et espéré que ce soit l'ancien Peeta qui parle. Ce n'est plus lui. Il ne m'aime plus. Je ne peux pas lui en vouloir.

"Tu te rappelles de qui j'étais, tu ne sais pas qui je suis devenue.

- Sae et Haymitch m'ont raconté. Je vis la même chose que toi. S'il te plaît, Katniss... J'ai besoin de toi..."

Sa voix se fait plus douce, plus tendre, et je sais exactement quelle expression reflètent ses yeux, même sans les voir.

"Pourquoi?"

Je demande abruptement. Le silence se fait. Je commence à croire qu'il est parti, qu'il a laissé tomber, mais il répond enfin.

"Parce que... Je sais que tu me reproches de ne plus être le même qu'avant... Et je voudrais que tu m'aides à le redevenir.

- C'est impossible.

- Je veux quand même essayer."

C'en est trop pour moi. Je cours vers la porte et l'ouvre à la volée. Peeta se retourne, surpris. Il allait partir. Le temps s'arrête dès que mon regard croise le sien. Je me perds dans tout ce bleu. Des larmes chaudes dégringolent le long de mes joues jusque dans mon cou. J'oublie de respirer. Lui aussi, apparemment. Puis, lentement, timidement presque, il ouvre ses bras et je me réfugie dedans. Je sens sa chaleur, son parfum, les pulsations de son coeur dans sa poitrine. Son corps a presque retrouvé sa fermeté d'antan, les muscles de ses bras se sont redéveloppés. Une odeur délicieuse de cannelle et de pain émane de lui. C'est comme un rêve... Mais cette fois, le rêve ne se transforme pas en cauchemar.