Chapitre 1 : Six - dix-huit mois
« Ze m'ennuie. Donne-moi kèqu' choze à dire. »
Le Maître n'avait pas tardé à être capable de parler. Dès l'âge de six mois, alors que les bébés humains en sont à leur premiers balbutiements, il avait maîtrisé suffisamment sa glotte pour sortir des mots compréhensibles. Il lui reste encore un zézaiement enfantin, et des difficultés à prononcer certaines lettres, ce qui contraste étrangement avec ce qu'il dit.
Son développement physique reste assez proche d'un bambin ordinaire. Seulement un peu plus avancé. Il arrive déjà à se dresser sur ses petites jambes, accroché aux barreaux de son parc dans la chambre de Tegan.
« Tu veux de quoi lire ? demande-t-elle en s'accroupissant pour être à son niveau.
– Voui. »
Elle se met à rire.
« Tiens, constate-t-elle. On dirait que les rôles sont inversés. Il n'y a pas si longtemps, c'est moi qui te réclamais de la lecture. Et tu me laissais mourir d'ennui. Quand tu as fini par accéder à ma requête… tu l'as fait à ta façon, rappelle-toi. Et si je te donnais des livres pour bébés avec uniquement des images ? Que dirais-tu de ça ? »
Les grands yeux bleus lui lancent un regard furieux.
« Je ne te rendrais pas la pareille, le rassure-t-elle. Seulement, je crains fort qu'il n'y ait rien qui te plaise dans notre bibliothèque.
– Ya quoi ?
– Pas mal d'ouvrages sur l'agriculture et les techniques d'élevage. Sur la pèche aussi. Ça, c'est papa. De la littérature de tous les pays pour maman. C'est une passionnée de romans. Mais des grands écrivains, hein ? Pas du roman à l'eau de rose. Sinon, des livres sur l'aviation. Là c'est moi. Qu'est-ce qui te tente ? »
Il fait une moue qu'elle ne peut s'empêcher de trouver adorable.
« De la sizique ? Des mathé… matic' ?
– Non. Rien sur la physique, ni les mathématiques. Enfin… mes vieux bouquins de classe, mais c'est d'un niveau bien trop bas pour toi. »
Il piétine un moment sur place, puis il se laisse tomber sur les fesses, fatigué de la station debout.
« Sais pas », bredouille-t-il.
Il ramasse son anneau de dentition, et le mâchonne en salivant abondamment.
« Ça fait mal ? questionne Tegan.
– Un peu. Mais za va.
– Oui, j'imagine que cette petite douleur dentaire n'est rien à côté de ce que tu as déjà vécu. »
Elle caresse doucement sa tête, sentant sous ses doigts la chaleur de sa peau, la douceur de ses cheveux et la palpitation de sa fontanelle.
« Il est si fragile », songe-t-elle.
Cette pensée la fait fondre d'attendrissement.
« Si tu as besoin de quelque chose, pour calmer la douleur…
– Za va aller. Z'est rien.
– D'accord. »
Elle se redresse.
« Je vais t'apporter un échantillon de chaque genre de livres que nous avons. Tu verras ce qui t'intéresse. »
ooo
« S'il ne tournait pas les pages si vite, remarque Mme Jovanka, et si ce n'était pas impossible bien entendu, je pourrais presque croire qu'il lit. »
Koschei est posé sur sa chaise haute, un roman de Dostoïevski devant lui. Un bavoir l'empêche de salir les pages, car il salive beaucoup à cause de la poussée de ses incisives. Il agite sans cesse les jambes, et donne des coups de talon dans les montants du meuble. Mais ses yeux sont fixés sur les lettres que son regard parcourt rapidement. Il a l'air aussi concentré qu'un vieux professeur de faculté.
« En tout cas, ajoute-t-elle, il est très soigneux. Il n'en a pas abîmé un seul depuis que tu lui permets d'y toucher.
– Si, réplique sa fille. Au début. Il n'arrivait pas bien à coordonner ses gestes. Il a arraché une ou deux pages comme ça.
– C'est vraiment curieux comme comportement. On lui donne juste les pages d'un livre à tourner, et il est sage pendant des heures. »
Tegan sent une certaine inquiétude dans la façon dont sa mère prononce cette phrase. Elle comprend qu'elle y voit le signe d'un déséquilibre mental. Une forme d'autisme peut-être.
Il est vrai que le comportement de Koschei est tellement éloigné de celui des autres enfants. Elle avait vu Mme Jovanka ressortir subrepticement ses livres de pédiatrie et les consulter souvent.
« Ne te fais pas de soucis, maman, il va bien.
– Oui, soupire sa mère en souriant. Tu dois le savoir mieux que moi. J'ai même parfois le sentiment que tu connais parfaitement sa personnalité. Il n'a pourtant que sept mois. C'est encore un être en devenir.
– Il a déjà un caractère bien affirmé.
– Et il est tellement en avance. Un petit génie. »
Elle grimace.
« C'est bien, mais… ce sont souvent des enfants malheureux, parce qu'en décalage avec ceux de leur âge. Surtout quand ils vont à l'école.
– Je ne crois pas que Koschei ira à l'école.
– Mais c'est obligatoire, ma chérie.
– L'éducation est obligatoire, mais l'école non. Un enfant peut la recevoir chez lui. Rien ne l'interdit.
– C'est vrai, mais ce sera un enfant qui n'aura jamais de contacts avec d'autres enfants. Je ne pense pas que ce soit bon pour son développement.
– Nous n'en sommes pas encore là, maman. »
ooo
« Hop là ! Qui va aller dire bonjour aux oiseaux ? »
Koschei rit aux éclats, lancé en l'air, puis rattrapé par son grand-père.
Dès que le bébé avait été capable de tenir assis, William Jovanka l'avait emmené partout dans la ferme pour le mettre en contact avec les animaux. En sécurité dans les bras du vieil homme, l'enfant plongeait les mains dans l'épaisse laine des moutons, passait les doigts sur le doux museau des chevaux, tirait sur les cornes des chevrettes blanches, ou les oreilles des lapins.
Tegan avait été surprise de cette entente entre son père et son fils. Intriguée, elle lui avait posé la question :
« Tu aimes bien papy, non ? »
Il lui avait répondu par un haussement d'épaules :
« Il faut bien que ze fassse comme un vrai bébé. Z'est un camouvlage comme un autre. »
Cependant, le rire du petit, projeté vers le ciel par les mains grand-paternelle, n'a rien de forcé. Elle sourit avec malice, et elle se tourne vers sa mère qui assiste aussi à la scène.
« Papa est heureux, lui dit-elle.
– Oui, répond celle-ci. Koschei est la meilleure chose qui pouvait lui arriver.
– J'ai bien fait de garder ce gosse, même si ça nous complique parfois la vie.
– J'ai rarement vu bébé plus facile pourtant, rétorque la grand-mère. À part quelques pleurs quand il était tout petit, juste pour te dire qu'il avait faim, il ne se plaint jamais.
– C'est vrai, admet Tegan. J'ai de la chance.
– Tu peux le dire. Tu n'as pas été aussi accommodante. Ma petite râleuse, ajoute-t-elle tendrement. Mais c'est comme ça que je t'aimais et que je t'aime. Tête de bois, et âme tendre. »
Tegan sent son cœur se serrer en songeant que celui qui semble n'être qu'un enfant innocent, est en réalité un des hommes les plus cruels et les plus meurtriers qui ait jamais existé.
« Comment est-ce possible ? songe-t-elle. Comment mon bébé, mon petit Koschei, abrite-t-il l'esprit du Maître ? »
Elle ne l'aperçoit vraiment que lorsqu'elle est seule avec lui, et qu'il se permet de laisser tomber le masque. Il lui tient alors des discours où elle voit poindre la conscience du Seigneur du Temps renégat.
« Z'ai hâte d'être assez grand pour récupérer un TARDIS, lui avait-il dit une fois.
– Comment comptes-tu t'y prendre ?
– La zeule solution est le Docteur. Tu dui feras croire que tu feux aller zur Gallifrey pour revoir Leela. Une fois là-bas, ze te dirais quoi faire. »
Tegan avait répondu par une vague formule qui ne l'engageait en rien. Elle n'avait pas du tout l'intention de tromper le Docteur une fois de plus.
« Je verrais bien quand nous y arriverons », songe-t-elle, pendant que le jeu entre le grand-père et le petit-fils se poursuit.
ooo
« Tu viens t'amuser avec moi ? »
Koschei se retourne dans son sommeil. Le petit garçon à la chevelure noire et aux yeux bleus, lui rend souvent visite dans ses rêves. Il l'invite à le suivre. Pour le tenter, le gamin lui montre des lieux qu'il connaît, des endroits qu'il fréquentait autrefois.
Les grandes prairies d'herbes rouges s'étendent sous le ciel orange de Gallifrey. Dans le lointain, étincellent les sommets couverts de neige des Monts de la Perdition. Ou alors, c'est la vallée aux arbres argentés, avec la rivière près de laquelle Thêta Sigma et lui allaient rêver aux étoiles.
Mais il refuse toujours. Il a peur.
Ce soir-là, la tempête bat la fenêtre de la chambre. On est au mois de décembre, la période la plus chaude et pluvieuse de l'année. La nuit, la température descend parfois en dessous de vingt degrés. Avec l'humidité, cela suffit pour avoir un peu froid, parfois.
L'orage éclate vers deux heures du matin. Le premier coup de tonnerre réveille Koschei. Il se redresse dans son lit et regarde, à travers la vitre, la cour plantée d'arbres qui s'agitent comme des âmes tourmentées. L'éclair révèle la forme d'un bambin. Il reconnaît l'enfant de ses rêves. L'envie d'aller voir de plus près de quoi il retourne surpasse sa crainte, ce jour-là.
« Je vais lui parler et savoir enfin ce qu'il veut. »
Il escalade les barreaux et retombe silencieusement de l'autre côté. Mais le battant est fermé, et la poignée bien trop haute pour ses dix-huit mois.
« Je sais. Le vasistas de la salle de bain. »
Il trottine jusqu'à la porte. La croisée se trouve juste au dessus des W.C. Il escalade facilement la cuvette. Celle de la chasse d'eau est un peu plus ardue, mais il y parvient aussi. Une simple targette ferme la lucarne. Ses petits doigts ont un peu de mal à la tirer, mais il persévère jusqu'à ce qu'il y arrive. Il se glisse par l'embrasure.
Il atterrit dans une plante bande dont la terre a été rendue meuble par les pluies des jours précédents. Le rosier griffe son bras au passage, mais il ne fait pas attention à cette petite blessure. Sur ses pieds nus, il galope pour tourner l'angle de la maison et rejoindre la terrasse. Un nouveau coup de tonnerre suivi tout aussitôt d'un éclair aveuglant lui montre la cour vide.
« Il est parti ? »
Non. Plus loin, presque sur le chemin, la silhouette enfantine lui fait de grands signes. Il court vers elle. Après le flash de l'éclair, tout redevient sombre, et il s'arrête. Une nouvelle illumination lui montre l'enfant marchant sur la route qui longe les écuries et les granges.
« Attends ! » crie Koschei.
Il repart de toute la vitesse de ses petites jambes. Chaque éclair lui montre le garçon allant toujours, toujours plus loin, dépassant les derniers bâtiments, s'engageant sur le chemin de terre qui s'éloigne de la maison, vers la route principale. Koschei accélère autant qu'il le peut.
« Attends ! » crie-t-il à nouveau.
Cette fois-ci, l'enfant stoppe et se tourne vers lui. Il va pouvoir le rattraper. À cet instant, la pluie commence à tomber. Une grosse averse drue, avec d'énormes gouttes, qui frappent le bébé comme autant de petits cailloux. Koschei comprend qu'il doit abandonner, retourner dans la sécurité de la maison.
Il fait demi tour, et se met à patauger dans l'eau qui dévale le chemin. Le tonnerre et les éclairs continuent de déchirer le ciel, mais l'épaisseur de l'ondée est telle, que la visibilité se réduit à quelques centimètres. Il ne voit même pas ses mains qu'il tend devant lui. Les torrents qui se forment, creusent la terre de profondes rigoles et montent rapidement jusqu'à ses genoux. Malgré la plus grande force qu'il déploie par rapport à un enfant de son âge, il tombe sans cesse dans la boue et peine de plus en plus à se relever.
Venir jusque là ne lui a pris que quelques minutes. Pourquoi n'arrive-t-il pas à regagner la ferme aussi vite ? Ses bras tâtonnent à la recherche des murs qu'il pourra suivre pour aller jusqu'à la fenêtre de la chambre et taper au carreau. Mais lorsqu'il rencontre quelque chose, ce ne sont que des troncs d'arbres.
« Je ne suis pas parti dans la bonne direction. C'est plus à gauche. »
Il tourne de ce côté-là, et recommence sa progression sous la cataracte plus violente de seconde en seconde.
ooo
Le tambourinement du grain contre les vitres finit par réveiller Tegan à son tour.
« Brrr ! songe-t-elle. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors. »
Par réflexe, plutôt que par réelle inquiétude, elle se lève et va vérifier que Koschei va bien. Elle tâtonne dans son lit et le trouve vide. Elle allume sa lampe de chevet pour s'en assurer. Il n'y a personne sous la couette.
« Il a dû aller à la salle de bains. »
Elle trouve la pièce vide, mais surtout, elle aperçoit le vasistas ouvert. Il laisse entrer la pluie, qui a déjà inondé une bonne partie du carrelage. Fermant l'ouverture, elle se demande où est passé son fils. Sa deuxième idée, c'est la bibliothèque. Cela ne lui est jamais arrivé – Koschei a le sommeil profond et il bouge rarement la nuit – mais on ne sait jamais.
Finalement, elle se retrouve à explorer la maison toute entière, en appelant à mi-voix :
« Koschei ? Koschei, où es-tu ? Ne me fais pas des blagues comme ça. Ce n'est pas drôle.
– Que se passe-t-il ? »
Sa mère apparaît, les yeux encore ensommeillés, enveloppée dans sa robe de chambre.
« Je ne sais pas. Je ne retrouve plus Koschei. Il n'est ni dans son lit, ni à la salle de bains, ni ailleurs. »
Par acquis de conscience, elles retournent dans toutes les pièces qu'elle a déjà vues, sans plus de succès.
« J'ai trouvé le vasistas de ma salle de bains ouvert.
– Il ne serait pas sorti, tout de même, réplique sa mère. C'est un enfant raisonnable. Cela ne lui ressemble pas ce genre d'escapade.
– Non c'est vrai, admet Tegan. Pourtant, comme nous ne le retrouvons pas ailleurs, c'est la seule possibilité. »
Les deux femmes regardent le déluge qui tombe à l'extérieur.
« Mon bébé… » balbutie Tegan.
Elle ajoute, déterminée :
« Je vais aller le chercher.
– Mais où ? Vers où est-il parti ? Et pourquoi ?
– Le pourquoi sera pour plus tard. Mais le "où" est problématique. Je vais commencer par faire le tour des bâtiment à pieds. Je verrais après, s'il n'y a pas de résultats.
– Couvre-toi. Inutile que tu te trempes.
– Mais oui, maman… »
ooo
Tandis que son père, réveillé à son tour par le remue ménage, continue la recherche à pieds, en s'éloignant de la ferme vers les bois et les champs, Tegan prend le gros 4X4 et démarre avec précaution sur le chemin transformé en torrent.
Elle a allumé tous les phares pour essayer de trouer la nuit et la pluie, et elle roule au pas. À la fois parce qu'il est difficile d'aller plus vite, mais aussi pour ne pas risquer d'écraser l'enfant, s'il se trouve sur la route. La visibilité se limite à un mètre ou deux devant son capot.
L'engin cahote dans les ravines. Tegan écarquille les yeux. Sa vue se brouille sans arrêt, car les larmes coulent sur ses joues. Elle les essuie avec rage.
« Ce n'est pas le moment, idiote, marmonne-t-elle. Tu as besoin de tous tes moyens et de tout ton sang-froid. »
Elle parvient jusqu'à la départementale.
« Ce n'est pas possible, grogne-t-elle. Il n'a pas pu venir jusqu'ici. Ça fait presque un kilomètre de la ferme. Je reviens en arrière, il est peut-être tombé dans un des bas côtés. »
Elle frissonne à cette idée. Les fossés sont devenus de petites rivières. Y chuter peut être fatal, surtout pour un petit bout de chou de dix-huit mois. Même s'il possède un système respiratoire annexe, et s'il est habité par l'esprit d'un Seigneur du Temps.
Avant de manœuvrer pour faire demi-tour, elle descend de la voiture pour être certaine de ne pas reculer sur le bambin. Elle hurle :
« Koschei ! »
Un craquement de tonnerre, en plus du ronflement assourdissant de l'averse, couvre sa voix. L'éclair suit quelques secondes plus tard, illuminant le paysage de son éblouissante clarté blanche.
« Koschei ! »
Elle a vu. Elle l'a vu. Du moins, c'est ce qu'il lui a semblé. Cette petite silhouette tremblotant sous le déluge, à une centaine de mètres sur la route, dans la direction de Brisbane. Déjà, le noir est revenu, rendu plus sombre encore par l'embrasement de la foudre.
« Koschei, ne bouge pas, j'arrive ! »
Titubant sous l'inondation, elle avance pas à pas. Heureusement, l'orage continue à éclairer les alentours de temps en temps, ce qui lui permet de ne pas dévier de sa course. Lorsqu'elle est suffisamment près, elle reconnaît parfaitement son fils. Planté au milieu de la chaussée, il hurle. Elle voit sa bouche qui s'ouvre et qui se ferme, sans entendre ce qu'il dit.
Enfin, elle le saisit à pleins bras et retourne vers son véhicule, la faible lueur des phares la guidant à peine. Elle le presse contre son torse, et elle perçoit enfin son cri :
« Mamaaan ! »
Il ne l'a jamais appelé ainsi, jusqu'à présent. Sauf en présence d'autres personnes, pour jouer son rôle d'enfant ordinaire. Mais jamais quand ils étaient seuls, et jamais spontanément.
Elle grimpe dans la voiture et referme la porte. Elle dépose Koschei sur le siège passager, puis elle met la ventilation et le chauffage à fond. Récupérant sur le siège arrière une couverture qui s'y trouve toujours, elle entreprend de déshabiller le bébé et de le sécher. Il s'est tu, et il grelotte. Il tremble de froid, mais aussi en réaction à la peur qu'il a éprouvée.
Elle frotte vigoureusement sa peau marbrée de bleu. Elle ne sait que dire, dans ces circonstances. Même pas des mots rassurants. Finalement, il éclate en sanglots, et elle retrouve l'usage de la parole. Se glissant à son tour sur le siège passager, pour ne pas être gênée par le volant, elle le prend sur ses genoux, et le berce doucement, tout en continuant à le frictionner.
« Là, là, tout va bien. C'est fini. Tu es en sécurité, maintenant. Mon bébé. Je suis là. Je te protège. Je ne te laisserai jamais tomber. Je serai toujours là, aussi longtemps que je vivrai. »
Elle reste ainsi de longues minutes, alternant les mots tendres, et les embrassades. Au bout d'un moment, alors qu'il se calme enfin, elle lui demande :
« Je peux te déposer sur la banquette ? Il faudrait qu'on rentre. À la fois pour rassurer papy et mamy, mais aussi pour se sécher complètement tous les deux. Je suis trempée aussi.
– Voui, répond-il d'une voix chevrotante.
– On y va, alors. »
Elle retourne à la place du conducteur, tandis qu'il se cale dans le siège passager, serrant la couverture autour de lui. Le lent retour vers la ferme est silencieux. Elle se demande s'il a honte de s'être laissé aller à la panique au point de pleurer et l'appeler comme un humble bébé humain, lui le Maître, le Seigneur du Temps. Ou s'il est encore choqué par son aventure.
Elle songe aussi qu'il vient de vivre une expérience qu'il a fait subir volontairement à d'autres, sur Grolon. Et qu'elle ne s'est pas aussi bien terminée pour la plupart. Elle pense à Schoushh qui a perdu toute sa famille. Et tous les autres Grouéliens qui sont morts quand le Maître s'est amusé à provoquer un déluge, comme un dieu malveillant.
« Tu l'as retrouvé, s'exclame Mme Jovanka lorsque Tegan rentre, en portant Koschei enveloppé dans la couverture. Oh Seigneur Dieu, merci !
– Oui, je vais aller chercher papa. Peux-tu le prendre…
– Inutile. Papa est revenu. Il n'y voyait rien. Il a eu l'intelligence de ne pas insister. »
La grand-mère caresse doucement la tête mouillée et ébouriffée de l'enfant.
« Mon petit bouchon, lui dit-elle. Qu'est-ce qui t'a pris ? Tu nous a fait une peur. »
Koschei enfouit sa tête dans l'épaule de sa mère.
« Je crois qu'il en a assez pour ce soir, murmure Tegan. Je vais finir de le sécher, et le recoucher. Tu peux nous faire un chocolat, s'il te plaît ? Nous en avons besoin tous les deux. Nous le boirons chez nous.
– Bien sûr. Papa est en train de siroter un grog. Tu ne préfères pas ?
– Non merci. Du lait cacaoté pour moi aussi. »
Quelques minutes plus tard, le petit est assis dans son lit, chaudement enveloppé dans un pyjama, tandis que Tegan gagne la salle de bains pour se changer à son tour. De retour dans sa chambre, elle ferme soigneusement sa porte. Sur son bureau, un plateau avec deux tasses fumantes. Elle installe Koschei sur ses genoux.
Lorsqu'ils ont avalés chacun la totalité de la boisson, elle se permet enfin de poser la question :
« Eh bien, que s'est-il passé ? Tu es bien silencieux.
– C'est le garçon.
– Quel garçon ?
– Je le vois en rêve. Il me demande toujours de venir jouer avec lui.
– Un enfant au visage rond, les cheveux noirs, avec une frange coupée juste au dessus de ses yeux bleus ?
– Oui.
– C'est l'autre Koschei, le toi d'autrefois. Celui qui m'est apparu et m'a parlé. Pour me demander de garder le bébé que je portais, notamment. Tu te souviens ?
– Je t'avais dit qu'ils étaient malveillants. Il m'a entraîné dehors. Il voulait que je meure. »
Tegan réfléchit. Cela semble logique. Cependant, elle est certaine que ce gosse fantôme n'est pas malintentionné.
« S'il avait désiré cela, il ne sera pas intervenu pour que je te laisse vivre, non ?
– Pour quelle autre raison a-t-il fait ça ? Il voulait que je meure, je te dis.
– Mais ce n'est pas arrivé. Il a compté sur ta force vitale… et sur moi. Et si c'était plutôt une leçon ?
– Que veux-tu dire ?
– Souviens-toi de Grolon et de Schoushh.
– Non ! »
Dans une explosion de colère, le Maître lance sa tasse à travers la pièce. Il se laisse glisser des genoux de Tegan, et court se réfugier sous son lit.
« Non ! Non ! » hurle-t-il.
Il se tait, mais la jeune femme entend sa respiration saccadée, puis un grommellement qui monte :
« Il n'a pas le droit… il n'a pas le droit… il n'a pas le droit… il n'a pas le droit… »
Elle ne sait que faire. Elle voudrait le consoler, et en même temps, elle se dit que cette leçon était méritée. Elle s'accroupit, et tend la main pour caresser sa tête. Il la repousse, sort de sa cachette et s'enferme dans l'armoire. Quelques secondes plus tard, elle perçoit des pleurs étouffés.
Elle soupire et va s'allonger. Dehors, le crépitement de l'orage continue sans faiblir.
ooo
« Tchiii !
– Ce qu'il est enrhumé, ce gosse. Enfin, ça n'a rien d'étonnant, vu ce qui s'est passé cette nuit. Il t'a dit pourquoi il était sorti, au fait ?
– Il a vu un enfant dehors, et il a voulu aller jouer avec lui. Quand il a commencé à pleuvoir, il a cherché à revenir, mais il s'est perdu.
– Un enfant ? Qui ? Un des petits Purnell ?
– Mais non, maman. Il a dû rêver, c'est tout. »
Tegan sort un nouveau mouchoir de la boîte.
« Souffle », dit-elle à Koschei.
Il s'exécute, puis il essuie ses yeux qui larmoient avec la manche de son pyjama. Il profite que Mme Jovanka quitte un instant la cuisine, pour grogner :
« Je dédeste être balade. Toujours blein de barasites, les gorps humains. C'est répudiant !
– Tu as pris froid. Ça arrive à tout le monde.
– Bas à moi. Et bendant la bériode la plus chaude de l'addée en blus. C'est ridigule. Je beurs de geaud dans ce vêdebent. »
Il tire sur le haut dans l'intention de l'enlever.
« Pas question, gronde Tegan en lui bloquant les bras. Transpirer est bon pour ce que tu as. Tu peux bien supporter ce petit inconfort, non ? »
Elle se baisse à sa hauteur. Prenant son visage dans ses mains, elle le regarde dans les yeux.
« J'ai eu la frayeur de ma vie, cette nuit. J'ai eu tellement peur de te perdre. Tu comprends ? »
Elle voit ses prunelles vaciller. Bien sûr, ce n'est pas la première fois qu'elle lui montre son affection. Mais c'est la première fois qu'elle lui dit aussi fortement à quel point elle tient à lui. Il détourne le regard.
« Koschei. Maître… je… », souffle-t-elle à mi-voix.
À cet instant, sa mère revient.
« Qu'y a-t-il ? demande-t-elle.
– Je lui expliquais qu'il ne devait plus sortir ainsi la nuit.
– Il a dû avoir une crise de somnambulisme. Cela lui ressemble si peu de faire quelque chose d'aussi déraisonnable. Tegan… tu sais que je ne veux pas me mêler de ta façon d'élever ton fils, mais… »
Mme Jovanka se mordille les lèvres.
« Mais quoi, maman ?
– Cet enfant a des comportements… enfin… je veux dire… non pas qu'il n'est pas normal, mais…
– Les surdoués sont souvent imprévisibles, mam. On ne peut pas les juger sur les critères communs. Consulter tes livres de pédiatrie à tout bout de champ ne sert à rien avec lui. »
Sa mère rougit.
« Tu les as vu… » balbutie-t-elle.
Tegan hausse les épaules. Puis elle sourit à sa mère.
« Tu devrais cesser de t'inquiéter. Tu me connais, je suis moi-même tout le temps en train de me poser des questions. Eh bien, je n'ai aucuns doutes sur le développement harmonieux de Koschei.
– L'absence de père…
– Il a un grand-père qui joue parfaitement le rôle. »
La jeune femme n'est pas aussi optimiste qu'elle veut bien le dire. Elle profite actuellement de la relative innocence du Maître revenu au stade enfantin, mais elle sait que cela ne va pas durer. Physiquement, c'est encore un bébé. Elle s'est rendue compte qu'émotionnellement il l'est aussi, dans une certaine mesure. Sa mésaventure de la veille le lui a encore confirmé.
Mentalement, il est complètement lui-même. Prêt à reprendre son rôle dès que son âge le lui permettra. Cette perspective n'enchante pas Tegan. Jamais aucune mère n'a autant déploré que son enfant grandisse trop vite.
