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L'envol du corbeau


Comme chaque matin, Karasu* se leva à la bourre. Il jeta un regard accusateur à son réveil, puis se propulsa vers l'armoire pour enfiler le premier jean qui lui tombait sous la main.

Les cheveux en pagaille, il courut comme un dératé vers la cuisine, se fit des tartines en vitesse, et sortit de l'appartement comme une flèche, tout en prenant soin de ne pas faire de bruit. Il vivait avec son oncle, et ce dernier dormait sans doute encore…

Karasu n'avait que quinze ans, mais il était déjà en Terminale dans un lycée parisien. Sa précocité lui valait pas mal de remarques, mais il s'y était habitué.

Ses longs cheveux d'un noir de jais volant au vent, il sortit en trombe de l'immeuble une valise à la main. La portant à bout de bras, il se rendit à l'arrêt de bus au pas de course, et réussit à sauter dans le bus juste avant le départ du véhicule. Le bus était vide, et Karasu s'assit à côté de la fenêtre.

Avec tout ça, il avait oublié de prendre un livre pour tuer le temps…

L'adolescent sortit un baladeur bon marché de son sac à dos et vissa les écouteurs dans ses oreilles. Le Hard Rock n'était pas ce qu'il préférait, mais il avait peur de se rendormir en mettant du Coldplay…

Mais en dépit des accords agressifs qui retentissaient à ses oreilles, les paupières de Karasu semblaient peser des tonnes, et ses yeux se refermèrent petit à petit. Son esprit s'éloigna de la réalité, glissant progressivement vers cet état intermédiaire de rêve éveillé.

Sa perception des sons s'atténuait à mesure que des images se dessinaient dans sa tête, et, une fois n'était pas coutume, il se surprit à penser à ses parents. Ses parents…

Pour lui, ce mot n'avait pas la même signification que pour les autres. Engoncé dans cette sphère familiale depuis des années, les adolescents que côtoyait Karasu n'en avait même plus conscience. Leurs parents n'étaient plus qu'une vague présence à laquelle ils ne prêtaient qu'une attention minime. Ils avaient toujours été là, ils étaient le symbole de la normalité -et de la banalité- de leur existence.

Mais pour Karasu, ce terme ne se rattachait à aucune expérience que ce fût. Pour lui ce mot était encore emprunt de magie et auréolé de fantasmes, parce qu'il ne les avait jamais connus.

Ses parents, Solène et Minoru Yoake** étaient décédés dans un accident de voiture à Tokyo.

Un drame terrible, une profonde injustice, Karasu avait entendu quantité de qualificatifs différents à ce sujet, mais il n'en partageait aucun. Lorsqu'il pensait à ses géniteurs, il ne lui venait qu'une vague sensation de regret. Comment pouvait-on pleurer quelqu'un dont on ne souvenait plus ?

La seule chose que Karasu savait, c'était qu'il avait hérité des yeux de sa mère et des cheveux de son père. Un métissage franco-japonais qui avait fait des merveilles, s'il fallait en croire la plupart des filles de son lycée…

Le Japon, Karasu y avait vécu jusqu'à l'âge de deux ans. Jusqu'au drame. Son oncle Richard, le frère de sa mère, l'avait ensuite emmené avec lui en France, où était née cette dernière.

Chacun de ses souvenirs, chacune de ses connaissances, la moindre parcelle de son univers était liée à ce pays, du Japon il ne lui restait rien. Rien si ce n'était cet étrange sentiment qu'était celui d'avoir une deuxième patrie, et de savoir que son cœur lui appartenait…

Karasu savait qu'il s'y rendrait tôt ou tard, mais il n'en pouvait plus d'attendre. Le Japon l'appelait, mais Richard refusait toujours de répondre à son souhait. A entendre son oncle, quinze ans, c'était trop jeune pour s'exiler de l'autre côté du globe.

Tout à ses divagations, Karasu faillit rater son arrêt. Revenant brusquement à la réalité, il appuya rapidement sur le bouton. Il eut bien entendu droit aux réprimandes du chauffeur, l'accusant de s'y être pris trop tard, mais il n'y attacha aucune attention. Lorsque le bus pila, Karasu sauta du bus et marcha jusqu'au portail métallique qu'il abhorrait tant.

Ce satané portail était le symbole de cette nouvelle semaine d'internat qui commençait, une semaine à s'entasser à trois dans une chambre de quatre mètres carrés, à manger de la merde et à suivre des cours tous plus barbants les uns que les autres…

Karasu finit cependant par trouver le courage d'affronter une semaine de plus, et il pénétra dans l'enceinte de l'école.

Le lycée était assez grand, avec de nombreux bâtiments et un dédale de couloirs qui se ressemblaient tous.

Là-bas, tout était gris, c'était une sorte de principe. Du sol aux murs, en passant par le ciel pluvieux, la couleur de la déprime donnait le ton.

Saluant un ou deux retardataires qui couraient à côté de lui, il marcha nonchalamment en direction d'un des bâtiments. Il s'agissait sans nul doute du plus laid de tout le lycée, ce qui, au regard du reste, voulait dire beaucoup. Le bâtiment G… Le nom même du bâtiment, dépourvu d'une quelconque imagination, était à l'image du reste. Triste et morne.

Karasu hissa sa valise jusqu'au troisième étage à grand renfort de grognements. Mettre l'internat à cet étage, c'était du vice. Nul doute que si Karasu avait l'architecte sous la main, il lui dirait tout le bien qu'il pensait de son bijou…

Une fois arrivé à l'internat, Karasu adressa un signe de tête au maître d'internat -un pion un peu plus teigneux que la moyenne- puis traîna sa valise jusqu'à la porte de sa chambre avant de la balancer sur son lit.

Karasu retourna ensuite sur ses pas, le dos courbé comme s'il portait toute la misère du monde sur ses épaules. Motivation quand tu nous tient…

Il retrouva un semblant de joie de vivre en se souvenant qu'il avait cours de maths pour commencer la journée. Il s'emmerderait comme à l'accoutumée, mais à cause du niveau, pas de la matière. En effet, Karasu était un mordu de mathématiques et de physique, et haïssait la quasi-intégralité des autres matières. Il était loin d'être mauvais en littérature ou en histoire, mais considérait tout cela comme une perte de temps. Seules les langues trouvaient par moment grâce à ses yeux.

Alors que la deuxième sonnerie sonnait, à huit heures cinq, Karasu entra dans la salle de classe et s'assit à côté d'un garçon blond caché au fin fond de la classe.

Avachi sur son bureau, ce dernier se redressa pour saluer Karasu.
- Toujours just à ce que je vois ! Un jour tu vas te faire avoir ! lui lança le blond.
- Mais non je gère… Salut Benji !
- Ouais, salut Karasu ! Au fait il n'y avait rien à faire pour aujourd'hui ?

Karasu prit sa tête dans ses mains. Benjamin, son meilleur ami, était une vraie tête de linotte. Malgré toutes ses compétences en physique, Karasu n'était jamais parvenu à comprendre comment son ami, avec un crâne aussi vide, faisait pour ne pas s'envoler.
Il lui arrivait parfois d'avoir des éclairs de génie, mais c'était aussi rare que de le voir de mauvaise humeur.
Car son plus grand atout était incontestablement le sourire qui s'étalait sur sa figure vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en dépit du fait qu'il était lui aussi orphelin. Il état très sociable, au contraire de Karasu qui, d'une timidité assez prononcée, avait beaucoup de mal à se rapprocher des autres.

- L'examen de maths, ça te dit quelque chose ?
- Tu plaisantes ?
- J'ai l'air de plaisanter ? rétorqua Karasu avec un sourire mi figue mi raisin.

- Nooooooooooooooon !

Karasu mit une heure pour faire le devoir dit « de trois heures » et passa donc le temps restant à souffler des réponses à Benjamin et à dessiner toutes sortes de choses sur sa feuille de brouillon. Inconditionnel du manga Naruto, il se plaisait tout particulièrement à dessiner des sharingans. Après une heure passée à dessiner des cercles et des virgules, Karasu, jeta un coup d'œil vers son voisin.
- Tu as fini ? souffla-t-il.
- Ouais c'est bon. Je crois que je vais m'en sortir grâce à toi. Une fois de plus…
- Bon on se tire alors ? chuchota Karasu avant que son ami ne songe à le remercier.
- Bien sûr ! Pas question de rester une minute de plus ici !

Les deux amis se posèrent dans le parc du lycée, Karasu regardant les nuages pendant que Benjamin regardait les différents groupes qui passaient.
- 'Tain ! Mate celle-la !
- Hn ?
- La fille de gauche ! Canon, non ?

- Laisse tomber…

Le blond reporta son regard sur la dizaine de filles qui dévoraient Karasu des yeux.
A seulement quinze ans mais en fin de croissance, ce dernier était considéré comme un des mecs les plus beaux du lycée. Toutes les filles l'idolâtraient mais lui n'y prêtait aucune attention.
- Franchement à ta place j'en profiterais… dit Benjamin avec une pointe de jalousie dans la voix.

Blasé par la conversation du brun, le blond se leva.
- Allez viens, on va à la cantine, il n'y a pas de queue à cette heure là…
- J'arrive…

Les deux garçons se rendirent au réfectoire, mangèrent rapidement, puis se dépêchèrent de rejoindre le gymnase pour le cours de sport.
- Le sport, c'est bien la seule matière où tu ne me battras jamais Karasu ! ricana le blond en enfilant son survêtement.
Karasu ne répondit rien, plongé dans ses pensées. Il n'était pas mauvais en sport, mais il détestait vraiment ça. Une vraie perte de temps, qui devenait même une torture lorsqu'ils se livraient à certaines activités encore plus inutiles et éprouvantes que les autres, comme le saut en hauteur. Et loi de Murphy oblige, la moitié de l'année serait consacrée à sauter par-dessus des barres…
Soudain, Karasu fut pris d'un violent mal de tête et d'une envie de vomir. Il en fit part à son ami puis quitta en tout hâte les vestiaires pour les sanitaires.

Sentant qu'il risquait de régurgiter son repas de midi par ailleurs tout sauf appétissant, il courut s'enfermer dans les toilettes, et se mit à genoux, la tête au-dessus de la cuvette. Il resta longtemps prostré dans cette position inconfortable, ne parvenant pas à vomir. Il ne lui restait plus qu'à attendre que ça passe...

Au bout de cinq minutes, il eut un haut-le-corps et tomba dans les pommes, une douce chaleur se diffusant dans tout son corps.

Il reprit conscience assez rapidement, et, voyant qu'il était en retard de dix minutes, quitta les toilettes au pas de course. Il allait mieux mais il devait se dépêcher. Le professeur de sport, un tyran en puissance, était particulièrement intransigeant en ce qui concernait les retards. Heureusement, comble de l'hypocrisie, lui-même était tout sauf ponctuel…

Lorsque Karasu eut rejoint les élèves dans le gymnase, Benjamin vint à sa rencontre.
- Alors, ça va mieux ?
- Oui, ça peut aller, grogna Karasu. Le prof n'est pas encore là ?
- Non… Comme d'hab quoi !

Cinq minutes plus tard, le professeur entra dans le gymnase, gueula un bon coup pour faire bonne mesure, puis installa la haie.

Karasu regardait ladite haie avec une haine non dissimulée. A quoi servait une telle chose si ce n'était à vous pourrir la vie ?

Le professeur « invita » les élèves à sauter par-dessus la haie les uns après les autres.
Après une prestation exemplaire de son meilleur ami, qui ne lui avait valu qu'une moue du tortionnaire, Karasu s'avança en traînant des pieds.

Il prit son élan, courut, sauta et se prit la barre dans le genou. Il s'étala par terre, provoquant les rires du public masculin.
- Laisse, ils sont jaloux c'est tout, dit Benjamin en l'aidant à se relever.
- Yoake ! cracha le professeur. Votre saut était pitoyable. Relevez-vous et recommencez.

Empli d'une rage muette, Karasu se repositionna devant la haie, et… sauta. Mais était-ce vraiment un saut ?
Karasu s'était envolé. Il s'éleva dans les airs, frôla le toit du gymnase, situé à plus de vingt mètres du sol et atterrit souplement sur le sol, qui se craquela dans un bruit sec. Karasu, interdit, fixa ses jambes avant de lever les yeux vers l'assemblée bouche bée.
Jamais autant de mouches ne furent gobées. Un véritable génocide.

Karasu resta longtemps immobile, essayant vainement de retrouver ses esprits. Il n'avait aucune idée de ce qui lui arrivait, mais il était hors de question de laisser passer une occasion d'en boucher un coin à son prof de sport.

- Alors monsieur, ça vous va comme saut ?

Son interlocuteur eut une réaction à laquelle il ne s'attendait pas : Il recula, comme effrayé.

La tête pleine de questions, Karasu décida de s'échapper du gymnase pour réfléchir. Accaparer l'attention d'autant d'yeux exorbités ne favorisait pas sa concentration.

Sa surprise s'amplifia encore lorsqu'il franchit les deux cent mètres qui le séparait des vestiaires en une dizaine de secondes. Il ferma la porte et s'adossa contre un mur, s'asseyant pour regarder ses jambes. Celles-ci ne lui paraissaient pas plus musclées que d'habitude... Et puis franchement, les exploits qu'il venait d'accomplir dépassait largement les limites de l'homme, et par conséquent, étaient en totale contradiction avec les lois de la physique.

Quand on ne jurait que par Einstein et Newton, il n'y avait là rien d'enthousiasmant…

Alors qu'il s'interrogeait là-dessus, Benjamin entra avec fracas.

- J'ai toujours su que tu n'étais pas humain ! lui lança-t-il, un sourire aux lèvres. Être aussi balèze en maths, c'est contre-nature !

- Je… Mes jambes…
- Ouais, un sacré saut… Mais il n'y a pas que ça… Regarde toi dans une glace ! l'intima son ami.

Ce fut plein d'appréhension que Karasu se plaça devant le lavabo et observa son reflet.
Dans chaque œil, une virgule tournait autour d'une pupille écarlate.
- Ce n'est pas possible… Le sharingan…
- Le sharingan… répéta Benjamin en se grattant le menton. Ce n'est pas le truc dans ton manga… Naruto c'est ça ?
- Hn…

Benjamin eut un rire nerveux.
- Merde, on est en plein délire là…

Karasu se concentra et la pupille disparut. Il réitéra l'opération et, une fois de plus, son regard se colora d'une teinte rouge. Il remarqua aussi que lorsque la pupille était activée, tout autour de lui semblait un peu plus lent.
Il voyait plus ou moins les choses au ralenti.

- Non on ne rêve pas, trancha Karasu. En tout cas j'espère…
- Bon, on fait quoi ? s'enquit le blond, mal à l'aise.
- Je ne sais pas…

Karasu était si surpris qu'il n'arrivait pas à réfléchir, et ça ne lui plaisait pas du tout.

Il se calma et entreprit de reprendre progressivement ses esprits.

« Si, je ne rêve pas… C'est que l'univers de Naruto existe ! C'est dingue ! Mais dans ce cas, pourquoi personne n'est au courant ? Pourquoi seulement certaines personnes possèdent des pouvoirs ? »

Les questions se bousculaient dans sa tête, et Karasu ne savait pas par où commencer. Soudain, il eut l'illumination. Une personne au moins était au courant !

- Je m'en vais… dit soudain Karasu, surprenant Benjamin qui attendait que son ami finisse de réfléchir.

- Quoi ? le coupa Benjamin.
- … au Japon.

Devant l'air paumé de son copain, Karasu s'expliqua.
- Que je possède ces pouvoirs, c'est déjà difficile à croire. Mais qu'en plus ils s'apparentent à un manga, ça ne peut pas être une coïncidence.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- L'auteur de Naruto, Masashi Kishimoto, n'a certainement pas inventé le sharingan. Et il en est peut-être de même pour tout le reste. Peut-être que tout le manga est fondé sur des faits réels !
- Euh…
Devant l'air dubitatif du blond, Karasu sourit.
- Quoiqu'il arrive, les réponses se trouvent au Japon. Je dois y aller.
- Ouais je comprends. T'as toujours voulu y aller, non ? ajouta Benjamin.
- Y retourner, oui…
- Mmh… Si j'ai bien compris tu me laisses tout seul dans un lycée de merde dans une ville de merde pour un bac de merde à la fin de l'année pendant que toi, tu pars au Japon jouer à Spiderman…
- Je reviendrai, t'inquiète. Tu es et resteras mon meilleur ami ! l'assura Karasu.
- Ouais. Ben salut alors.
- Je…
- Allez vas-y ! lança Benjamin, le sourire au lèvres. Tu ferais mieux de partir maintenant, ou tu vas devoir répondre à pas mal de questions…
Karasu sourit, et quitta la pièce sans bruit.

Il repassa rapidement à l'internat, jetant les quelques affaires contenues dans sa chambre dans sa valise. Il referma ensuite la porte de sa chambre, et, sans un regard derrière lui, quitta le lycée.

Il atteignait la grille lorsqu'une voix retentit derrière lui.

- Hé, Yoake !

Karasu fronça les sourcils mais ne se retourna pas. Il aurait reconnu ce ton hautain entre mille.

- Qu'est-ce que tu me veux ? répondit-il avec sécheresse.

- Hop hop hop ! Serait-ce de l'irrespect ? Ça me peinerait énormément, mon petit Yoake, tu sais toute l'estime que j'ai pour toi…

Karasu finit par faire volte-face, et se retrouva nez à nez avec un jeune homme aux yeux de fouine. Son habituel sourire narquois imprimé sur le visage, il jeta un regard en biais vers un des deux gorilles qui l'accompagnaient.

- C'est ton dernier jour, dit le garçon d'une voix doucereuse. C'est aujourd'hui que tu dois me filer le pognon.

- Va mourir Planus… rétorqua Karasu, agacé. Pour une raison que j'ignore, tu t'acharnes sur moi depuis une semaine, mais tes menaces ne marcheront pas sur moi. Va racketter quelqu'un d'autre ou achète-toi une vie.

- Pour une raison que tu ignores ? s'étrangla le dénommé Planus, sans relever l'insulte. Tu m'as piqué ma meuf !

Karasu haussa un sourcil. Il était de notoriété publique que sa vie sentimentale se résumait à l'ensemble vide.

- Je te demande pardon ?

- Elle m'a largué parce qu'elle était amoureuse de toi… Et toi, tu l'as envoyée sur les roses !

- Et t'aurais préféré que je sorte avec ? répondit Karasu avec un petit sourire. T'es assez paradoxal dans ton genre…

- Non, j'aurais préféré que tu n'aies jamais existé ! Bien qu'elle se soit pris un râteau, cette imbécile refuse de t'oublier !

- Imbécile, imbécile, en même temps tu fais la même chose… Oublie-la et arrête de me faire chier, dit platement Karasu.

Planus croisa les bras, son sourire narquois se muant en un rictus encore plus déplaisant.

- T'es assez courageux, Yoake. Je ne pensais pas qu'un intello dans ton genre aurait les couilles de me résister, ajouta-t-il en tournant la tête vers ses deux sbires.

- Une fouine et deux gorilles… Vous vous êtes échappés du zoo de Vincennes ? Je serai bien resté avec vous pour chanter Hakuna Matata, mais je n'ai pas que ça à faire, je me casse je te signale, lança Karasu en pointant du doigt sa valise.

- Tu ne pars pas tant que j'ai pas vu la couleur.

Karasu soupira.

- Comment est-ce que je dois le dire… Tu-n'auras-pas-mon-fric. Alors trouve-toi une proie plus facile ou mets-toi aux mots croisés. Adieu.
Karasu tourna les talons et reprit son chemin vers le portail, qui cette fois-ci annonçait bonheur et liesse. Tout dépendait du sens dans lequel on l'empruntait…

Il eut le temps d'entendre un bruit de course sur le gravier avant d'être projeté sur le sol, une douleur cuisante dans le dos. Ces enflures l'avaient attaquées par derrière… Il aurait dû s'en douter venant d'eux, c'était bien le genre de la maison.

Il se releva, épousseta ses vêtements, puis se retourna à nouveau vers ses persécuteurs.

- Trois contre un, et vous attaquez par derrière. Vous voulez aussi que je m'attache les mains dans le dos pour que ce soit équitable ?

- La ferme Yoake. On m'avait dit que t'étais timide, mais en fait t'es une grande gueule…

- Seulement avec les enfoirés, c'est une sorte de stimulant.

- Pierre, Matthias, défoncez-le.

Karasu vit s'avancer les deux adolescents balourds, et put constater une fois encore que l'analogie avec les primates était tout à fait valable.

Le plus grand d'entre eux balança son poing vers Karasu, qui se baissa pour l'éviter. Malheureusement, l'autre en profita et Karasu reçut un coup au torse qui le fit vaciller.

Alors que l'énervement le gagnait, ce dernier eut à nouveau la sensation que tout se déroulait au ralenti. Les attaques de ses deux agresseurs lui semblèrent soudain ridiculement lentes, et il en profita. Il esquiva avec une aisance déconcertante et frappa tour à tour chacun des gorilles.

Tous d'eux s'effondrèrent sur le gravier, et Karasu se tourna vers une fouine apeurée. Planus avait très distinctement entendu le craquement produit par les coups de leur proie. Karasu leur avait brisé les os.

Planus lorgna un instant sur les bras minces de son vis-à-vis, puis son regard se reporta sur le visage, et il prit conscience de la couleur des yeux de ce dernier.

- Putain ! Mais t'es quoi au juste ?

Et il fila sans demander son reste, le tout à une vitesse insoupçonnée.

Karasu resta longtemps hagard, immobile devant les corps de ses deux victimes. Ils semblaient indemnes mais il n'en était pas moins choqué. C'était la première fois qu'il se battait, la première fois qu'il faisait preuve de violence. Mais le pire dans tout cela était que son corps avait bougé tout seul, il n'avait pas du tout contrôlé ses actes. Il se souvenait avoir esquivé, et ensuite avoir agi par réflexe, comme s'il avait toujours su quelle attaque suivait telle esquive. Qui sait, il aurait peut-être pu les tuer sans le vouloir ?

Karasu frissonna, et ramassa sa valise. Il ne savait toujours pas ce qui lui arrivait exactement, mais il devait apprendre à maîtriser ses nouvelles capacités, sans quoi les conséquences pourraient être graves. Les réponses qu'il cherchait était au Japon, et il devait s'y rendre sans plus attendre.

Une fois rentré chez lui, Karasu se retrouva nez à nez avec son oncle, très étonné.
- Salut Richard…
- Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas censé dormir à l'internat ? Y aurait-il une épidémie de grippe A au lycée ?
- Pas vraiment… C'est assez compliqué en fait. Je vais tout t'expliquer, dit finalement Karasu en ancrant ses yeux dans ceux de son oncle.
- D'accord, mais fais vite, répondit Richard en jetant un coup d'œil à sa montre. Je dois être au bureau dans dix minutes.

Au bout d'une heure, l'oncle et le neveu parlaient encore.

Le lendemain, lorsque Karasu se leva, à six heures, son oncle était déjà réveillé.
- Ah tu es là ! s'exclama Richard. Je... Voici ton passeport, ainsi qu'un peu d'argent pour ton séjour au Japon. Enfin, un peu d'argent... En fait il y a tout l'argent de tes parents sur cette carte. Le code est inscrit sur le post-it au dos, tu le détruiras lorsque tu le connaîtras. Je t'ai aussi préparé un casse-croûte et...
- Merci pour tout Richard s'exclama Karasu en serrant son oncle dans ses bras pour la première fois. Merci pour tout.

Richard, les yeux rougis par l'émotion, lui rendit son étreinte.

Quelques instants plus tard, il emmenait son neveu à l'aéroport Charles de Gaulle.
Ils arrivèrent en avance et retirèrent la carte d'embarquement, ayant déjà effectué l'enregistrement par Internet. S'y étant pris au dernier moment, ils avaient eu beaucoup de chance d'avoir une place, l'un des passagers ayant décommandé quelques heures auparavant. Richard y avait vu un signe du destin, Karasu, plus pragmatique, un simple hasard. Mais il n'allait pas s'en plaindre…

Après d'ultimes adieux, Karasu se rendit en salle d'embarquement, puis embarqua une heure après.
Lorsque l'avion décolla, le coeur de Karasu en fit de même. Il revenait enfin à la maison...


Karasu* : corbeau
Yoake** : aube