Crimson in Wonderland

Prologue: Capitaine Alice Kingsleigh

Ce fut en ce doux mois de septembre, alors que les feuilles commençaient à flétrir et que de vents plus frais s'installaient, qu'Alice Kingsleigh clôtura définitivement ce qu'elle espérait être sa vie désormais. Reposant le stylo gravé de dorures qu'elle avait emprunté au bureau de poste, elle contempla sa signature d'un œil satisfait. Après trois longues années à parcourir les mers sans autre foyer que le fidèle Wonder légué par son père, la chance lui souriait enfin tandis qu'elle venait de signer son premier contrat avec une entreprise visant l'international. Certes, il n'était plus question de découvertes ni d'aventures mais la jeune femme saurait en trouver au cours de ses voyages – aussi professionnels soient-ils. Son seul regret était que sa mère ne puisse l'accompagner, Helen Kingsleigh étant souffrante depuis leur escale en Inde presque huit mois auparavant.

Alice grimaça légèrement face à l'étau de culpabilité qui enserra aussitôt son cœur. Pliant le précieux contrat, elle le rangea soigneusement dans son enveloppe et quitta les lieux, non sans un sourire aimable au guichetier. La jeune femme accueillit joyeusement l'air automnal de Brighton, prenant une grande inspiration avant de se diriger vers le port. A quelques rues à peine des quais se trouvait un hôtel raisonnable ou son équipage résidait depuis leur arrivée. Sa mère devant rester alitée jusqu'à nouvel ordre, était régulièrement veillée par le médecin le plus compétent qu'Alice avait pu trouver.

Pénétrant dans la petite chambre confortable, la jeune femme le trouva d'ailleurs en pleine auscultation. Le docteur Alan McMichael leva les yeux a son entrée, lui adressant un sourire bienveillant.

« Alors, de bonnes nouvelles en perspective ?

- Très bonnes, en effet, sourit Alice tout en brandissant fièrement l'enveloppe décachetée. Une cargaison entière de cachemire pour Paris. »

L'homme aux mèches de blés retira son stéthoscope et congédia Helen d'une main rassurante sur le bras. Hochant lentement la tête, Lady Kingsleigh s'autorisa à fermer les yeux. Alice perdit alors de sa bonne humeur en voyant les grosses gouttes de sueur qui perlaient sur son front, ses traits semblant plus fatigués que la veille. Néanmoins, elle se reconcentra vite sur Alan qui l'invitait à continuer leur conversation sur le balcon.

« Quand nous quitterez-vous ? s'enquit-il une fois la fenêtre refermée.

- Le départ est prévu pour jeudi prochain. Le temps de rassembler des vivres et s'assurer que tout le monde soit assez reposé. »

Le médecin hocha pensivement la tête tandis qu'Alice se mordait la lèvre, n'osant demander ce qui lui taraudait l'esprit depuis la fameuse nouvelle. Elle n'eut cependant pas besoin de s'y forcer lorsqu'Alan répondit de lui-même, comme ayant lu dans ses pensées.

« L'état de votre mère ne s'est pas amélioré, Alice. J'ose imaginer que vous savez pertinemment qu'elle ne pourra pas partir avec vous. Le mieux serait qu'elle reste en Angleterre. »

La jeune femme acquiesça tout en portant son regard sur la mer baignée du soleil de fin d'après-midi. Elle ne voyait pas d'autre alternative, à vrai dire, mais comment pouvait-elle être certaine que sa mère se porterait bien en son absence ?

« Ne vous inquiétez pas, continua alors le docteur McMichael avec un sourire encourageant. Je veillerai sur elle, si vous me le permettez bien évidemment.

- Elle résiderait chez vous ? »

Face à la confirmation de l'homme, Alice sentit comme un poids étouffé libérer ses épaules. Elle savait McMichael digne de confiance.

Après l'avoir raccompagné jusqu'à l'accueil, la jeune femme remonta prestement tenir compagnie à sa mère. Elles dînèrent ensemble, parlant de tout mais surtout du contrat qu'avait obtenu Alice. Malgré les inquiétudes qu'elle formula, Helen objecta fermement à ce qu'elle abandonne ce pourquoi elles avaient tout donné. Cette compagnie maritime était désormais tout ce qui leur restait et il était hors de question de flancher maintenant.

« Il s'agit de ton rêve, Alice. Je ne te laisserai pas le négliger pour moi.

- Mais Mère… »

Une quinte de toux de la part d'Helen coupa la jeune Kingsleigh dans son élan et sans qu'elle puisse dire un mot de plus, la conversation était terminée.


Jeudi fut un jour ensoleillé comme Alice en connaissait peu en cette saison. Le ciel immaculé et le vent clément lui rappelèrent étrangement son premier départ à bord du Wonder, alors qu'Absolem s'était posé sur la proue du navire. Avec un soupir, la jeune femme admira les voiles de son bateau avec une once de nostalgie.

Il aurait été faux de dire que le Pays des Merveilles ne lui manquait pas. Les paysages incongrus, les fleurs parlantes, le château de Mirana — le Lapin Blanc, Tweedledum et Tweedledee, le Chapelier Fou — Même un homme aussi patibulaire que le Temps lui manquait. Mais Alice savait qu'aussi plussoyante soit-elle, les choses changeaient et ce monde n'était plus fait pour elle. Il était grand temps de découvrir les merveilles que recelaient son propre monde, et d'y apposer sa marque.

Une ombre floue attira soudain son attention, lui faisant plisser les yeux pour mieux distinguer la silhouette étrange qui se tenait près du mât. Elle cru un instant que ce n'était qu'un effet du soleil de plomb au-dessus d'elle mais lorsque ce qui ressemblait à une femme drapée de noir leva lentement une main dans sa direction, Alice sentit un frisson désagréable descendre le long de sa colonne vertébrale. Elle cligna un instant des yeux et la silhouette disparut aussi vite qu'elle s'était faite remarquer. Regardant de tous côtés, la jeune femme chercha l'endeuillée en vain. Avec un soupir de résignation, elle embarqua sur le Wonder, se disant qu'elle avait simplement du l'imaginer.

Alan se trouvait sur le pont, la main fermement serrée sur la poignée du fauteuil roulant ou s'étendait sa mère. Il la salua d'un sourire contrit, la légère brise faisant onduler ses cheveux.

« J'ai essayé de l'en dissuader mais elle n'a rien voulu entendre. » S'excusa-t-il en désignant Helen.

Alice secoua la tête, portant un regard attendri sur la malade. Son entêtement sans faille devait bien lui venir de quelqu'un, après tout. S'accroupissant devant sa mère, la jeune femme lui prit les mains, sentant leur moiteur malgré le sourire rassurant qu'Helen s'efforçait d'afficher.

« Je suis tellement fière de toi, commença alors Lady Kingsleigh. Promets-moi de bien faire attention sur la route, veux-tu ? Je ne voudrais pas avoir à m'inquiéter pendant trois autres années.

- Voyons, Mère, sourit Alice. La France est beaucoup plus proche que la Chine. Je serais revenue avant même que vous vous en rendiez compte. Tenez, je vous ramènerai même quelque chose. Que désirez-vous ? »

Helen réfléchit un instant, des larmes perlant aux coins de ses yeux où transparaissaient l'épuisement. Elle prit une grande inspiration et se contenta de serrer les mains de sa fille autant que son état le lui permettait. Alice se jeta alors à son cou, lui rendant son étreinte presque avec désespoir. Elles savaient toutes deux qu'il s'agissait peut-être de la dernière.

Le capitaine Alice et son équipage firent leurs derniers au revoir aux quelques proches et amis qui s'étaient rassemblés sur le quai et tandis qu'elle donnait l'ordre de lever l'ancre, la voix du docteur McMichael résonna soudain depuis la foule.

« Une montre à votre nom ! »

La jeune femme chercha sa mère du regard et porta deux doigts à ses lèvres en signe de promesse. En ce jour où elle partait pour Paris, Alice décida que nulle autre qu'elle-même donnerait cette montre à Lady Kingsleigh. Quoi qu'il lui en coûte.


Un puissant coup de tonnerre la réveilla en sursaut, l'éclair qui suivit peu de temps après venant illuminer sa silhouette dans la noirceur de sa cabine. Le Wonder avait quitté l'Angleterre depuis maintenant deux jours, voguant sur la Manche à bonne allure. Une tempête avait néanmoins éclaté dans la soirée et Alice s'était couchée avec appréhension.

Jetant un coup d'œil par le hublot scellé, la jeune femme observa le tumulte des vagues, les crissements aigus du vent sur la coque lui arrachant des frissons. Quittant finalement la chaleur de ses draps, le capitaine enfila son long manteau de cuir et quitta ses quartiers. Elle l'aperçut alors aussitôt au bout du couloir — une forme drapée de noir semblant glisser sur le sol sans un bruit. Alice n'y réfléchit pas deux fois et s'élança à sa poursuite, comme elle l'avait fait avec le Lapin Blanc.

Était-ce un fantôme ? Un esprit de quelque sorte essayant de communiquer avec les vivants ? Alice ne pouvait en être sûre qu'en lui faisant face, et elle n'avait pas peur. La seule question demeurant dans son esprit était si cette apparition était de près ou de loin liée au Pays des Merveilles. Etait-ce là un signe pour elle de devoir s'y aventurer de nouveau ? Ses amis avaient-ils besoin de son aide ?

Alice posa pied sur le pont, le souffle court après avoir pourchassé l'endeuillée dans le dédale de couloirs de la soute. Le fantôme se tenait là, assise sur le bord du navire et totalement insensible à la violente pluie qui s'abattit sur la jeune Kingsleigh, la trempant jusqu'aux os. Un visage émacié, dépourvu d'yeux, lui fit alors face. Des mains pourries dépassant des manches dentelées de sa robe d'un noir profond se levèrent dans sa direction et Alice déglutit difficilement face à l'étouffante sensation de malaise qui la prit immédiatement à la gorge.

« Qui êtes-vous ? Tenta-t-elle néanmoins. Qu'attendez-vous de moi ? »

L'endeuillée se contenta de pencher la tête, ses doigts fins fendant l'air avec une grâce surprenante. Les deux femmes se regardèrent alors sans qu'aucune ne faillisse. Déterminée à obtenir sa réponse, Alice s'avança précautionneusement jusqu'à l'apparition, poings et mâchoire serrés.

« Que voulez-vous ? Demanda-t-elle de nouveau. Et elle vit avec horreur la bouche dépourvue de chair du fantôme s'ouvrir pour articuler une réponse.

- Prends garde au Fléau... Prends garde au Fléau. »

Sans que la jeune femme puisse demander d'autres explications, l'endeuillée laissa échapper un hurlement de pure terreur avant de se laisser basculer par-dessus bord pour disparaître dans les profondeurs de la mer enragée. Alice resta de longues secondes à contempler l'endroit où s'était tenue le fantôme, ses longs cheveux blonds lui barrant presque la vue à travers le rideau humide qu'ils formaient. Un énième coup de tonnerre retentit juste au-dessus de sa tête et la série d'éclairs qui s'ensuivit sembla être tout autant de feux d'artifices lors d'un 4 juillet.

Malgré la pluie incessante et le froid tenace qui lui collait à la peau, le capitaine Kingsleigh ne rentra pas immédiatement dans sa cabine ce soir-là. Le nom du Fléau ne cessait de résonner dans sa tête, sans qu'elle puisse y trouver le moindre sens. Et elle trouva le sommeil dans un rêve étrange où un immense manoir décrépit suintait du sang épais.