• Chapitre 1 •

Voyage en train

Le paysage défilait sous mes yeux à grande vitesse. Je ne discernais qu'un étalage difforme de couleurs, seules les nuances se distinguaient. Tantôt tirant vers un jaune paille, tantôt vers un vert foncé. Puis soudain, l'espace d'un court instant, tout devint noir. Mais la lumière revint instantanément. Nous venions de passer un tunnel. J'abandonnai le paysage et observai les passagers présents dans le wagon où je me trouvais. En fait, il n'y avait que très peu de personnes. Un couple âgé discutait, un homme lisait le Times, une femme était accompagnée de trois enfants qui jouaient calmement, et puis il y avait moi, inerte et silencieuse, comme coupée du monde. Il restait une bonne quinzaine de minutes de trajet avant que le train n'atteigne le quai de Brighton Station et je ne savais pas quoi faire pour m'occuper.

Je soupirai pensivement tout en contemplant la plaine quand le train ralentit soudainement. Une voix signala à travers l'interphone que nous arrivions à Preston Station. Depuis ma place, j'observai le flux lent des passagers qui descendaient et montaient à bord du train. L'homme au journal et le couple descendirent également, mais personne n'entra. Ce ne fut qu'au moment où le train repartit que je vis un jeune homme pénétrer dans le wagon. Il était grand, la silhouette fine, longue et dynamique. Ce n'était pas le premier garçon longiligne que je rencontrais mais son look était tout à fait singulier. J'avais beau vivre dans un pays où l'excentricité est une marque de fabrique, je n'en restais pas moins abasourdie en voyant le style punk de sa coiffure. Ses cheveux teints en noir étaient en accord parfait avec le reste de sa tenue qui, elle non plus, ne passait pas inaperçue. Il était vêtu d'un slim noir et d'un haut à manches longues couleur taupe par-dessus lequel il portait un veston noir déboutonné. Chacune de ses mains disparaissait sous une mitaine de cuir noir, plusieurs colliers paraient son cou et je remarquai également un piercing à l'arcade droite. Je ne sais pas ce que j'aurais pensé d'une telle tenue sur quelqu'un d'autre, mais sur lui, l'ensemble était vraiment élégant. Il semblait tout droit sorti d'une revue de mode.

L'inconnu se tint à l'entrée du wagon durant quelques secondes. Il le balaya du regard puis, sans comprendre pourquoi, ses prunelles chocolat se posèrent sur ma personne. Je soutins son regard, une ébauche de sourire marqua un court instant son visage, et dans une démarche souple et mesurée il vint s'installer face à moi. Je ne saurais dire s'il prenait place à cet endroit dans un but déterminé, mais à ce moment précis, je sentis que ses yeux cernés de noir ne me quittaient plus. Il arborait cet air mystérieux, à la fois attirant et effrayant, mais dont on ne peut se détacher. Et voici qu'à présent, nous nous détaillions mutuellement en silence, comme si nulle présentation n'était nécessaire.

- Maman, tu as vu le monsieur il a une crête comme les poules de la ferme de papi. avait dit soudainement l'un des enfants assis près de nous en pointant le jeune homme du doigt.

- On ne montre pas les gens du doigt, John. l'avait repris sa mère en étouffant un petit rire.

Mais, excepté le petit rictus amusé qui se forma à la commissure de ses lèvres, celui dont je ne connaissais pas le nom ne réagit aucunement. Il continua à me regarder, et moi de même. On pouvait dire qu'au jeu des regards, j'étais très forte. J'aurais pu tenir jusqu'à la fin du voyage s'il le fallait, mais le jeune homme à la « crête de poule » semblait en avoir décidé autrement. Il sortit de nulle part une petite enveloppe cachetée qu'il posa sur la table qui nous séparait. Il avait donc un but. Instantanément, je l'interrogeai du regard mais je n'en tirai rien. De sa main manucurée, il fit glisser l'enveloppe jusqu'à moi. J'hésitai longuement. Un inconnu débarquant de je-ne-sais-où venait de me tendre une enveloppe et ce, dans un but apparemment prédéfini. Qui ne se méfierait pas ? Cependant, ma curiosité sans précédent me rongeait et je résistais de moins en moins à l'envie de m'emparer du courrier. Le jeune brun ne parut pas impatient. Il demeurait plus que tout silencieux et son visage ne trahissait aucun sentiment. Nous dûmes sans doute rester ainsi de longues minutes car la voix de l'interphone annonça notre arrivée imminente à Brighton Station. Partagée entre curiosité et méfiance, je n'arrivai pas à me décider. L'inconnu quant à lui, resta égal à lui-même.

Perchée sur mes escarpins noirs dans mon manteau rouge vif, j'attendais le bus numéro douze à destination de Peacehaven, tenant ma valise d'une main et mon sac de l'autre. Le vent frais de septembre s'engouffrait dans ma chevelure blonde, mais frileuse comme je l'étais, je refermai un peu plus mes bras autour de mon buste après un léger frisson. J'avais allumé mon lecteur et écoutais les derniers tubes à la mode tout en repensant aux récents événements.

Je n'arrivais pas à croire que ma curiosité l'avait emporté sur ma raison. Je me revoyais assise dans le train, l'enveloppe me narguant sur la table, et lui, soutenant son regard sur moi afin de jauger ma réaction. Alors que les premiers passagers commençaient à descendre, nous étions encore assis l'un en face de l'autre. Ce ne fut qu'au dernier appel avant la fermeture des portes que je me décidai enfin à prendre l'enveloppe et à m'en aller. Une fois sur le quai, je m'étais retournée en espérant revoir ce mystérieux inconnu, mais ce dernier avait disparu. J'avais alors fourré l'enveloppe dans mon sac sans un regard sur elle et m'étais hâtée de rejoindre Marine Parade où je prenais toujours le bus.

Après plus d'un quart d'heure d'attente, un bus arriva enfin. Comme chaque fin de journée, il était bondé et je m'imaginais déjà passer une partie du trajet debout. Finalement en montant à l'étage, je trouvai une place libre tout à l'avant, celle que je préférais. De là, on pouvait contempler la vue magnifique de la côte baignée par les derniers rayons du jour. Peacehaven était à une demi-heure du centre de Brighton et j'effectuais plusieurs fois ce trajet chaque week-end lorsque je venais voir mon père. Lui et ma mère avait divorcé quand j'avais dix ans et depuis ce jour, ma sœur Sarah et moi associions la vie trépidante de Londres au charme balnéaire de Brighton. Pour ma part, je ne pouvais pas rêver mieux.

Lorsque j'arrivai à Peacehaven, le soleil n'était plus qu'une aura lumineuse à l'horizon. Le bus m'avait déposé à Mayfield Avenue et je longeais à présent la rue pour rejoindre la maison. J'avançai d'un pas rapide, non pas à cause du froid, mais bien à cause de l'enveloppe que je gardais au chaud dans mon sac. Arrivée devant la maison, je poussai la barrière et traversai la coursive. En entrant, j'ôtai mes escarpins et dans ma précipitation, manquai de tomber. En passant dans le couloir pour rejoindre ma chambre, une voix m'interpella.

- Lindsay, c'est toi chérie ? demanda la voix.

- Oui, papa. Je suis arrivée.

- Tu n'avais pas dit que tu arrivais ce soir. Tu aurais pu m'appeler, je serais venu te chercher. lança-t-il depuis la pièce où il était.

- Ce n'est pas un problème, j'ai pris le bus. criai-je depuis ma chambre où je déposai mes affaires. Et puis, je ne voulais pas te déranger.

Je sortis de ma chambre et tombai nez à nez avec un homme de corpulence moyenne, les cheveux châtain tout juste grisonnant, la barbe mal rasée et vêtu d'un pull beige et d'un jean. L'homme m'embrassa tendrement la joue et sourit. Je le pris dans mes bras.

- A ce que je vois tu as encore passé deux jours entiers sans dormir !

Mon père rigola sans pour autant nier les faits.

- Tu me connais, tant que je ne suis pas satisfait, je ne m'arrête pas !

- Je ne le sais que trop bien, oui.

- Je suis content de te voir. Sarah ne vient pas ce week-end ? s'enquit mon père.

- Elle arrive demain matin, elle tenait absolument à se rendre à un anniversaire, tu sais comment elle est, elle ne rate jamais une seule fête.

- Tout le portrait de sa mère plus jeune ! Au fait, je n'ai rien préparé pour ce soir alors j'avais pensé qu'on pourrait dîner dehors tous les deux, enfin, si tu n'es pas trop fatiguée.

- Avec plaisir ! répondis-je.

- Très bien. Alors disons dans une heure.

Il m'embrassa une nouvelle fois et disparut dans son bureau où il travaillait chaque jour comme un forcené. S'il y avait bien un endroit où j'étais sûre de trouver mon père en toute circonstance, c'était bien son bureau. Il était écrivain et ses deux précédents romans se vendaient plutôt bien je dois dire. Il travaillait à son nouveau livre, le troisième d'une saga policière poignante, et passait parfois plusieurs jours sans manger ni dormir correctement, enfermé entre ses quatre murs. Ca en devenait effrayant parfois.

Je regagnai donc ma chambre et commençai à défaire ma valise. Je sortis un slim bleu marine et un pull noir à col roulé. Je partis ensuite sous la douche et revint une demi-heure plus tard, habillée et maquillée. J'enfilai ma paire de bottes noires et me fis une queue de cheval. J'attrapais mon sac que j'avais posé sur mon lit quand l'enveloppe tomba au sol. Je la ramassai et pris, pour la première fois depuis que je l'avais en ma possession, le temps de la regarder. C'était une enveloppe couleur crème, vierge et on ne peut plus banale. Je m'apprêtai à l'ouvrir quand mon père entra dans ma chambre.

- Tu es prête ?

Je me tournai vers lui et acquiesçai en souriant.

- On peut y aller, oui.

Je rangeai l'enveloppe dans un tiroir de mon bureau et rejoignis mon père. Ce dernier avait troqué son pull et son jean pour une chemise bleue et un pantalon noir, il s'était également rasé et sentait bon le dernier parfum que je lui avais offert. Nous nous installâmes dans l'habitacle de sa berline gris métallisé puis il démarra.

- Et comment va ta mère ? m'interrogea-t-il.

- Toujours si occupée par son travail. Entre les internes et ses interventions, elle ne sait plus où donner de la tête.

- Ah Jane…elle ne changera donc jamais. soupira-t-il amusé.

- Il faut croire que vous vous étiez bien trouvés. Comme dit le dicton, qui se ressemble s'assemble. déclarai-je en rigolant.

Mon père sourit. Son sourire scella d'ailleurs notre discussion. Il parlait très peu de sa séparation avec ma mère. Durant le reste du trajet, ce fut donc les Beatles qui animèrent l'habitacle.

Nous avions opté pour un restaurant italien. Le cadre était agréable et les lumières tamisées renforçaient cet effet d'intimité. Vous me direz qu'avec son père ce n'est sans doute pas l'effet recherché mais, j'aimais beaucoup les soirées que l'on passait ensemble tous les deux. On discutait énormément et il était souvent de très bon conseil.

- Je meurs de faim ! s'exclama mon père en attaquant son plat de lasagnes.

Je le regardai d'un air à la fois attendri et amusé. Lorsque mon père n'avait pas mangé durant deux jours comme c'était le cas ce soir-là, il pouvait avaler plusieurs assiettes les unes après les autres sans craindre d'en être malade. Il avait un estomac à toute épreuve.

- Je ne comprendrai jamais comment tu fais pour ingurgiter tant de nourriture en quelques heures ! remarquai-je.

- Je dirais plutôt que tu ne sais plus vraiment ce que signifie manger normalement ! rétorqua-t-il après avoir dégluti. Regarde-moi ça, tu ne manges presque rien ! Toujours de la salade, des légumes et du poisson…jamais un bon gros steak cuit à point, de fast-food, ni de crèmes glacées. Ma fille est une anorexique !

- Rooh papa, voyons. Pas à ce point tout de même. C'est vrai que je me surveille, mais il m'arrive de manger un hamburger ou une glace. Je mange de tout. Mais en plus petite quantité pour certains aliments. Je ne tiens pas à devenir aussi grosse que tante Susanne.

Mon géniteur éclata de rire et je rigolai avec lui.

- Je ne crois pas que tu puisses devenir comme elle, chérie. Surtout avec ce genre d'alimentation. Cependant, tu n'es pas non plus obligée de te priver de tout et n'importe quoi.

- Tu me vois dans les bureaux de Vogue aussi grosse qu'une baleine ? Ah ça non alors ! Je ne suis ni trop maigre, ni trop grosse. J'ai juste ce qu'il faut et je tiens simplement à rester comme ça toute ma vie, ou en tout cas une bonne partie.

- J'ai comme l'impression que ce journal te monte à la tête ! Si j'avais su, je ne t'aurais pas aidé à obtenir ce stage. Ces gens ne font que complexer les jeunes filles de ton âge et poussent les plus fragiles d'entre elles à l'anorexie, voire au suicide. C'est déplorable.

- Je ne dis pas que tout ce qui est véhiculé par le magasine est correct. D'ailleurs la rédaction minimise au maximum ce genre de chose en refusant d'engager des mannequins trop maigres. Mais je dis simplement que j'aime ce que je fais. Et puis tout le monde sait aujourd'hui que les photos de modes sont retouchées ! De toute façon, je ne tiens pas non plus à ressembler à une fille sous-alimentée. Il n'y a que la mode qui me passionne vraiment, pas les mannequins. Tu peux me comprendre pourtant !

Il ne trouva rien à redire. Il savait que j'avais raison. Ses parents ne considéraient pas l'écriture comme un métier digne de ce nom et ce malgré sa notoriété, quant à ma mère, ce fut justement à cause de cette passion pour l'écriture qu'elle le quitta. Elle estimait qu'il préférait ses intrigues sanglantes à leur propre histoire. Dans un sens, je pouvais la comprendre car lorsque mon père travaillait sur un roman, il était souvent ailleurs, dans un autre monde. Pour moi aussi la mode était une passion et mon père m'avait décroché un stage dans l'édition britannique du célèbre magazine Vogue. Je désirais devenir reporter. Couvrir les plus grands défilés, découvrir Paris, Milan, New-York…c'était mon rêve. Il le comprenait pour être passé par là, mais n'adhérait pas totalement à l'effet que cela produisait sur moi ou l'exemple que cela donnait à ma jeune sœur –notamment mes « restrictions » alimentaires. Il est vrai que je me surveillais un peu…bon, d'accord, un peu plus qu'il ne le faudrait mais, c'était pour la bonne cause et puis, je ne voulais pas grossir. Ma mère était mince, ma sœur Sarah l'était également alors il n'y avait aucune raison pour que je ne le reste pas. Ca pourrait paraître un peu choquant mais, ma taille trente-huit je l'aime et je ne voudrais la perdre pour rien au monde. L'image que renvoie les magazines aux adolescentes est discutable certes, mais je savais distinguer l'excès du juste équilibre, et tant que cela durerait, je ne changerais pas de position.

- Ta mère n'a jamais eu besoin de se surveiller et pourtant aujourd'hui elle est splendide ! reprit mon père après avoir bu une gorgée de vin.

- Maman fait partie de cette catégorie de personnes qui, quelle que soit la nature de ce qu'il mange, ne grossisse pas.

- Je vois que tu deviens aussi têtue qu'elle. ironisa-t-il.

- Je veux que tu arrêtes de t'inquiéter pour un rien.

- Alors fais-moi plaisir, mange autre chose en ma compagnie que de la salade et je te laisserai tranquille.

- Je suis remplie là, je viens d'avaler une entrecôte et des haricots verts.

Il y eut un léger silence puis nous rigolâmes tous les deux.

Après un agréable dîner, nous fîmes un détour par le Brighton Pier où nous ne dépensâmes pas moins de cinquante livres en jeux et attractions en tout genre avant de rentrer. Avec mon père, je redevenais cette petite fille de six ans qu'il emmenait tous les jours sur la plage de galets et où nous nous amusions à faire fuir les mouettes. Une enfance des plus joyeuses.

Mon père venait de s'enfermer dans son bureau avec un thermos de café, signifiant qu'une longue nuit s'annonçait pour lui. Je pris la décision de terminer de ranger mes vêtements dans mon armoire. Je ne me déplaçais jamais sans moins de cinq tenues. Pour un week-end c'est sans doute beaucoup mais comme j'aime à le dire, il faut une tenue pour toutes les occasions.

Une fois ma valise vide refermée, j'attrapai mon sac et le fouillai à la recherche de la fameuse enveloppe mais je ne la trouvai plus. Je m'assis lourdement sur mon lit et regardai un instant mon bureau avant de me souvenir. J'ouvris le tiroir et soupirai de soulagement en voyant le courrier ouvert à demi. Je m'en emparai et l'ouvris sans attendre une minute de plus. Dans l'enveloppe vierge, je découvris un carton d'invitation. Celui-ci était de couleur écru contenant des reliures à chaque coin, et au centre un mot était marqué en lettres dorées calligraphiées.

"The Ritz Hotel.

Sunday, September 11th

7.00pm"

Je relus le mot une bonne dizaine de fois afin de m'assurer que je ne rêvais pas. Je tournai le carton mais il n'y avait aucune autre indication au dos. Je m'assis un moment sur mon lit, le carton entre les mains, lorsque le visage du jeune homme du train m'apparut. Le nom du Ritz me trottait continuellement dans la tête. Un inconnu m'avait remis une enveloppe alors qu'il ne me connaissait pas et dans laquelle se trouvait une invitation à une soirée dans un hôtel cinq étoiles. Tout cela devenait de plus en plus étrange. Je finis par remettre le carton dans l'enveloppe, laquelle je mis dans mon tiroir. Je pris mon lecteur et sortis dans l'allée. J'allumai une cigarette, et après avoir tiré une première bouffée, j'expirai tout en contemplant le ciel étoilé. Devais-je me rendre à cette soirée ? Qui verrai-je une fois là-bas ? Autant de questions qui restaient pour l'heure sans réponses.