L'homme avisé voit le mal et se retire, les imprudents passent outre et en portent la peine (proverbe de Salomon)

Les Montagnes Bleues paraissaient dérouler à l'infini leurs hauts sommets et leurs vallées ombreuses dans lesquelles l'automne s'installait à grands pas. Entre le vert immuable des pins et sapins éclataient des feuillages orangés qu'illuminait le soleil de ce milieu d'après-midi.

L'air lui aussi s'était déjà rafraîchi et bientôt, sans aucun doute, les pics les plus élevés verraient leurs capuchons de neige se recouvrir d'une couche nouvelle, brillante et fraîche.

Les nains chevauchaient en file indienne, sur un sentier qui serpentait à flanc de pente. Des pentes couvertes d'une herbe encore verte entre des amas de rochers blancs. Ils progressaient plutôt lentement, tirant derrière eux des poneys lourdement chargés.

Ils revenaient de plusieurs semaines de troc et de négoce et rapportaient à leur cité les marchandises ainsi acquises. L'hiver serait bientôt là et limiterait considérablement tous leurs déplacements. Cette expédition serait certainement la dernière avant le printemps. Avec ce qu'ils ramenaient, heureusement la mauvaise saison serait supportable.

Le peuple de Durin avait suffisamment longtemps supporté la faim et la pauvreté, estimait Thorin. Il songea qu'il faudrait encore organiser une ou deux battues de chasse avant que la neige et le gel n'éloignent le gibier et bloquent les cols et les passages dans la montagne. L'approche de l'hiver le rendait toujours un peu nerveux. Il fallait faire vivre tant de gens, durant de si longs mois ! Même si au fil du temps son peuple avait recouvré la prospérité, il est hélas de notoriété publique qu'une poignée d'or ne peut rien contre la faim et le froid quand on est bloqué au milieu des congères et du blizzard. Enfin, ils avaient connu des temps plus durs, et de loin. Au moins, ils avaient désormais une cité dans laquelle chacun était en sécurité et à l'abri des éléments. Les réserves de bois devaient être presque achevées à présent, promesse de lumière et de chaleur pour les temps à venir. Oui, sans aucun doute il y avait eu des automnes plus difficiles et au cours desquels l'hiver s'annonçait infiniment plus pénible.

En fin de convoi, Kili se tortillait sur sa selle en laissant son regard courir du haut en bas des flancs de la montagne. Kili avait du mal à tenir en place et à chevaucher ainsi durant des heures, il finissait toujours par s'ennuyer.

Ses yeux vifs furent soudain attirés par un mouvement sur sa gauche, à trois cents ou quatre cents mètres peut-être au-dessus d'eux. Des chamois ! Qui dérangés sans doute par la présence des nains étaient en train de s'éloigner avec l'agilité propre à leur espèce.

- Parfait ! jubila le jeune nain. Ils arrivent à point nommé, ceux-là.

Pour un peu il se serait frotté les mains. Quelle aubaine, quelle magnifique opportunité !

- Fili, regarde. Là-haut.

Il tendit la main. Son frère aîné, qui chevauchait juste devant lui, tourna la tête, chercha un instant.

- Quoi ?

- Là-haut. Des chamois.

- Ah, oui.

- Allons chasser ! s'enthousiasma le cadet.

- Ce n'est pas une bonne idée, Kili. Et puis surtout ce n'est pas le moment.

Oh, ce que Fili pouvait être rabat-joie ! songea Kili. Eh bien, tant pis pour lui.

- Chasser est toujours une bonne idée, le contredit-il. J'en ai assez du lard frit. Ce soir nous aurons de la viande fraîche.

Tout en parlant, le jeune nain avait décroché son arc attaché à la selle de sa monture.

- Tiens, attrape.

Il lança à son frère les guides du poney de bât, chargé de marchandises, qu'il tenait à la main et fit pivoter sa monture pour rejoindre les chamois.

- Kili ! protesta Fili.

- J'en ai pour quelques minutes, rétorqua l'intéressé sans même se retourner. Je vous rejoins tout de suite.

- Ça, ça m'étonnerait !

Mais allez retenir Kili quand il s'était fourré une idée en tête ! Alerté, Dori qui avançait devant les deux frères se retourna, regarda Kili qui s'éloignait, ouvrit des yeux ronds et ouvrit la bouche.

- On vous rejoint tout de suite ! assura précipitamment Fili. Je vais le chercher, ne t'en fait pas.

Il ne tenait pas à ce que tout le monde soit alerté. Ça finirait par des cris et des reproches, Kili ferait la tête et... et c'était inutile. Ceux des leurs qui étaient en tête disparaissaient à la vue à cause des accidents du terrain et des lacets capricieux du chemin. Du même coup, ils ne pouvaient voir le chasseur s'éloigner. Si Kili réintégrait la file rapidement, personne ne saurait rien. Tirant après lui le poney de bât, Fili poussa sa monture à la suite de celle de son frère. Il n'était pas content. Quelle tête de mule, ce Kili ! Il ne pouvait donc pas rester à sa place, non ? Le moment était parfaitement inopportun pour aller chasser, comment son frère ne le voyait-il pas ? On était seulement au milieu de l'après-midi, le moment de la halte était encore loin. Tout le monde avait hâte à présent d'être rentré et Fili savait que chacun verrait d'un mauvais œil cette perte de temps. Et puis quoi ? Quand on est un groupe, on est un groupe ! Son frère avait du foin dans la cervelle.

Fili leva les yeux. Les chamois, se sentant repérés, avaient déguerpis. Et Kili s'obstinait à les poursuivre, s'éloignant toujours.

- Pas possible ! ragea intérieurement Fili. Il n'en fait jamais qu'à sa tête, c'est insupportable !

Il talonna sa propre monture, qui peinait dans la montée. Bien déterminé à rejoindre son imbécile de frère et à le ramener par la peau du cou. Avant que tout le monde remarque son absence et que ça finisse mal. Ce qui ne l'empêcherait pas, lui, de lui dire sa façon de penser. Sale gosse ! Parfaitement, Kili n'était qu'un sale gosse ! Un vrai gamin. Pas possible. C'était ce que dirait Thorin, non sans raison, Fili le savait. Il menacerait Kili de le laisser à la maison la prochaine fois et, ce qui était pire, il pouvait vraiment décider de le faire. Kili en serait blessé et... Bon, Fili préférait éviter tout ça.

Il ne voyait plus rien devant lui, ni frère ni chamois, mais aussi il y avait des rochers qui lui bouchaient la vue. Lorsqu'il arriva à leur hauteur, il jura dans sa barbe en découvrant le poney de Kili, seul. La pente devenait trop abrupte pour les chevaux et le jeune chasseur avait dû continuer à pied.

- Ça c'est le bouquet ! fulmina Fili.

Il connaissait son frère : pris par la chasse, ce dernier était capable de poursuivre les chamois jusqu'à la nuit tombée. Et lui, il était là avec trois poneys qu'il n'osait pas laisser seuls. Il n'y avait aucun moyen de les attacher et les bêtes, laissées à elles-mêmes, suivraient leur instinct et rejoindraient les nains ainsi que leurs semblables. Thorin ne serait vraiment pas content et en outre, Kili et lui devraient retourner à pieds. En portant le gibier abattu, si gibier il y avait. Ce n'était pas là une perspective très réjouissante.

Dix minutes s'écoulèrent. Fili perdait sérieusement patience.

- Mais qu'est-ce qu'il fait ?! grinça-t-il à voix haute.

Le temps passait et son frère ne revenait toujours pas. C'était bien ce qu'il craignait : cet entêté était capable de continuer la poursuite sans se rendre compte de la fuite du temps. "Quelques minutes", tu parles !

Le vent se leva. Fili leva le nez : le soleil avait disparu et des nuages sombres envahissaient le ciel. Il allait y avoir de l'orage. C'était fréquent, dans ces montagnes. Le temps pouvait changer en quelques instants à peine. Mentalement, le garçon pensa que la troupe de nains allait sans doute chercher un abri. Leur absence ne pourrait plus passer inaperçue. Bravo. Ils allaient être très bien accueillis au retour, aucun doute là-dessus. Thorin avait tendance à ne pas apprécier du tout les initiatives qui consistaient à disparaître sans rien dire quand on était sur la route. Quelques gouttes de pluie, rabattues par le vent, commencèrent à tomber. Cette fois, Fili en eut plus qu'assez. Tant pis pour le gibier s'il était encore à portée de sa voix.

- Kili ! brailla-t-il. Reviens, il faut y aller. Dépêche-toi !

Tant pis s'il avait fait fuir les chamois en criant. Kili râlerait mais, somme toute, ce serait bien son tour. Enfin, Fili espérait que son frère en tous les cas l'avait entendu.

- Kili ! appela-t-il encore à tue-tête.

Il laissa passer quelques instants et s'apprêtait à recommencer quand il aperçut, non sans surprise, une silhouette familière apparaître un peu plus haut et accourir à toutes jambes. Tiens ! Pour une fois que Kili écoutait quelque chose !

Le soulagement de Fili fut de très courte durée, cependant : son jeune frère galopait vers lui en sautant au-dessus des rochers et dans cette pente abrupte...

- Pas si vite ! Tu vas te rompre le cou !

Quelle idée de courir comme ça à flanc de pente ?!

- Fili, sauve-toi ! Sauve-toi !

Hein ?! pensa Fili. Quoi, pourquoi, que se passe-t-il ? Il comprit mieux en voyant soudain une énorme masse brune jaillir des rochers et se jeter derrière Kili à une vitesse invraisemblable. Un ours ! Mais pourquoi le chasseur n'avait-t-il pas utilisé son arc ? Son épée ne pouvait pas lui être utile, certes, puisqu'elle était demeurée attachée sur sa selle, mais... Fili s'aperçut seulement à cet instant que Kili ne portait plus que le carquois à l'épaule. Son arc avait disparu. Ce n'était pas le moment de s'interroger, cependant. Les questions viendraient plus tard.

Fili s'efforçait simultanément de calmer les poneys qui s'agitaient en sentant l'odeur du prédateur et surtout, de leur faire faire demi-tour. Ce qui n'était pas très évident, tant à cause de leur peur grandissante qu'en raison de la pente très accentuée. Kili arriva à fond de train, mi courant mi glissant, et sauta en selle. Ce fut comme un élément déclencheur : affolés par l'arrivée de l'ours, les poneys partirent au galop, au risque de se casser eux aussi une jambe dans la descente. Terrifiées, les bêtes prirent la direction qui leur paraissait sans doute la plus appropriée, ou la plus facile, se déportant largement du "chemin" suivi pour venir.

L'orage éclata au même instant. Le tonnerre ébranla le ciel, la foudre déchira les nuages et une pluie diluvienne se mit à tomber. L'eau se mit à cascader le long des flancs de la montagne, rendant le terrain terriblement glissant. Subitement, le poney de Kili dérapa. Ses sabots patinèrent inutilement et il se mit à glisser de biais, les jarrets pliés, hennissant de terreur. Kili tenta inutilement de calmer sa monture. Celle-ci, en proie à la panique, se débattait en vain et glissait, glissait... Fili aperçut le ravin vingt mètres plus bas et éprouva un coup au cœur.

- Kili, saute !

Mais Kili s'obstina, essayant de contrôler son poney alors que ce dernier ne se contrôlait plus lui-même. Le tonnerre gronda à nouveau, couvrant la voix de Fili qui, le bras tendu, criait quelque chose. Trop tard : avalés par le vide, monture et cavalier disparurent aux yeux du jeune prince horrifié.

- Kili ! hurla-t-il à nouveau.

Il sauta à terre et courut vers le bord de la falaise. Il avait oublié l'ours, oublié les chevaux, il avait tout oublié, sinon l'horreur qui lui nouait le ventre. Non, non, non, non !

Arrivé à l'endroit où il avait vu son frère pour la dernière fois, il poussa un soupir de soulagement : dix mètres plus bas rugissait un torrent. La hauteur était certes considérable mais si l'eau était suffisamment profonde il était possible que Kili s'en soit tiré. Le garçon était invisible, ainsi que son poney, mais globalement il y avait une chance.

Au même instant, un grondement de mauvais augure fit tourner la tête au jeune nain : dans un premier temps distancé par les chevaux, l'ours avait rattrapé son retard. Les poneys avaient disparu mais le fauve, lui, s'avançait vers Fili en balançant lentement sa lourde tête.

Acculé au vide, le garçon tira ses deux épées jumelles. Affronter un ours adulte avec une épée (ou même deux) n'était pas vraiment une bonne idée mais il n'avait guère le choix. Il n'avait rien d'autre sous la main et aucune possibilité de fuir. Fili déglutit. Non, le combat ne serait pas égal du tout. Mais alors pas du tout. Il se mit en garde et sentit le sol se dérober sous ses pieds : le bord de la falaise, gorgé d'eau de pluie, venait de s'effriter sous son poids. Par réflexe, le garçon lâcha ses armes et tenta de se retenir mais l'orage rendait la pierre glissante. Il ne put trouver aucune prise et poussa un cri inarticulé en se sentant tomber dans le vide.

Ses entrailles lui remontèrent dans la gorge durant la chute, puis une eau glaciale et furieuse se referma sur lui. Gonflé par la pluie d'orage, le torrent avait acquis une force et une vitesse contre laquelle aucun être vivant ne pouvait lutter.

Le jeune nain battit des pieds pour remonter à la surface et ne vit autour de lui que flots gonflés, d'une teinte brunâtre due à la terre emportée de toute part. Le froid le paralysa. Le rugissement de l'eau, auquel le tonnerre faisait régulièrement écho, lui emplit les oreilles. Les eaux étaient lourdes de la boue qu'elles charriaient et toutes sortes de débris flottaient à la surface, surtout du bois et des branches de toutes tailles. Fili était bon nageur mais se maintenir à flots dans ces conditions était assez aléatoire. Roulé ici, submergé là, ailleurs heurté par des choses qu'il ne voyait pas, ou à peine. Il lui semblait parfois tomber dans un trou d'eau, il sentait les remous l'aspirer vers le fond, l'eau lui passait par-dessus la tête.

Par deux fois il tomba vraiment : des cascatelles dans lesquelles il était jeté cul par-dessus tête, s'enfonçant dans l'eau bouillonnante et ne sachant plus où était le haut, où était le bas. La plus grande crainte du garçon cependant était d'être précipité contre un rocher ou un obstacle contre lequel ses os se briseraient, le rendant incapable de se maintenir encore à flots.

Soudain, un choc : ce n'était pas lui qui s'était cogné mais un objet terriblement dur qui venait de heurter son bras avec violence. Fili cria. La douleur se répercuta jusque dans son épaule. Inerte, son bras ne répondait plus.

- Foutu... pensa-t-il. Je ne peux plus nager.

Il eut une pensée pour son jeune frère. Espéra que lui au moins s'en sortirait. L'eau froide paraissait le tirer vers le bas. Son bras ne répondait plus. L'eau lui sauta par-dessus la tête. Il allait se noyer.

Et puis quelque chose qui ressemblait à une énorme branche, de laquelle pointaient encore quelques rameaux portant des feuilles dorées, passa sous son nez. Entre air et eau. Dans un ultime effort, Fili parvint à s'y agripper de son bras valide. Ouf ! Au moins, tant que ce morceau de bois flotterait et que lui-même parviendrait à s'y cramponner, il pourrait garder la tête hors de l'eau.

Le garçon ne songeait pas à regarder les rives. Il regardait vers l'aval, craignant de nouveaux obstacles, espérant peut-être apercevoir un signe qui lui indiquerait la présence de son frère. Durant de longues minutes pourtant, il constata que le torrent coulait entre deux très hautes falaises. Sa seule pensée fut qu'ils avaient eu de la chance de ne pas tomber de là-haut. Ils se seraient tués dans leur chute.

Puis le temps lui-même s'abolit. Le froid et la douleur, c'était tout ce qu'il ressentait encore. Le tonnerre roulait sans discontinuer, la foudre lacérait le ciel, la pluie tombait avec violence. Cela dura, dura, dura... Fili n'était plus qu'un fétu pareil aux autres, emporté par la crue.

Peu à peu l'orage s'éloigna, sans toutefois cesser. La pluie continua à tomber. La branche à laquelle le bras engourdi du garçon demeurait enroulé heurta quelque chose. Fili but la tasse. Puis tout à coup, il sentit le sol sous ses pieds.

Péniblement, toussant pour recracher l'eau qu'il avait aspiré, le corps endolori et les membres raidis par le froid, il pataugea tant bien que mal, résistant de son mieux à la furie du torrent. Entre les rideaux de pluie, il discernait une berge boueuse. Il trébucha plusieurs fois, failli être emporté à nouveau, finalement n'eut plus d'eau que jusqu'aux genoux et parvint, pantelant, à se hisser sur la terre ferme. Fourbu, il s'y laissa tomber et demeura un long moment étendu sur le dos, fermant les yeux sous la violence de l'averse qui martelait son visage.

Le froid et surtout la douleur qui lui vrillait le bras finirent par le tirer de sa léthargie. A son premier essai pour se relever, il glissa dans la boue et tomba à plat ventre. Un cri de douleur lui échappa lorsque son bras heurta le sol.

Il demeura immobile quelques instants, le temps que la souffrance reflue un peu puis, précautionneusement, il se hissa sur les genoux et son seul coude valide. Se remettre sur pieds ne fut pas facile mais il finit par y parvenir. Fili se sentit un peu plus vivant. Il regarda autour de lui et ne reconnut rien. Il entendit l'oreille et ne perçut que le bruit du torrent et celui de la pluie.

- Kili ! Kili !

Personne ne répondit. Où était Kili ? Qu'était-il devenu ? Fili estimait avoir eu de la chance. Son frère en avait-il eu autant ? Puissent les Valar le protéger ! songea ardemment le jeune nain.

Après un moment de réflexion, Fili décida de continuer à suivre le cours du torrent dans l'espoir de retrouver son frère. Il serra son bras blessé contre lui et, frissonnant, se mit en marche.

A un moment il eut vraiment très peur : il avisa une masse sombre à dix mètres devant lui et crut distinguer une chevelure brune embroussaillée éparse sur le sol. Oh non ! Il se rua en avant, tomba, se releva, finalement fut assez près pour reconnaître des herbes pourrissantes prises dans l'écorce d'un tronc d'arbre noirci par la pluie.

Fili appela à nouveau, ne reçut toujours aucune réponse. Où pouvait donc être Kili ? Evidemment, rien ne prouvait que son frère, mort ou vivant, ne se trouvait pas en amont, peut-être loin derrière lui. Mais Fili suivait son instinct et ce dernier lui commandait d'avancer.