Assise seule sur un rondin de bois autour de l'immense feu central, Clarke poussa un profond soupir, abattue. Depuis le retour de son séjour d'ambassade à Polis, presque tout le monde au camp la toisait d'un air mi-déconcerté mi-horrifié. La paix était sécurisée pour l'instant au moins, mais les adultes d'Arkadia, moins habitués que les jeunes délinquants aux us et coutumes des Natifs, montraient encore des signes évidents de méfiance à l'égard de la coalition. La tenue Native mêlée de métal, de cuir et de fourrure de Clarke ne les aidait pas vraiment dans leur cheminement vers l'acceptation des nouvelles règles établies, pas plus que sa chevelure savamment tressée, teinte de boue carmin dans son quart inférieur.

Même si cette perspective l'agaçait copieusement en cela qu'elle figurait très bas dans sa liste de priorités, il allait falloir qu'elle se trouve une tenue en adéquation avec la vie au camp Skaikru, et qu'elle coupe ses cheveux pour ressembler au moins un peu à ses pairs. Physiquement. Car en son for intérieur, Clarke avait compris depuis longtemps déjà qu'elle n'avait plus grand chose à voir avec ces individus rigides élevés entre des murs de métal froid depuis des générations. Seuls les membres du premier vaisseau, les survivants des 100, pouvaient désormais comprendre qui elle était. Eux seuls pouvaient comprendre ses choix et les lui pardonner. Même si elle-même était incapable de s'accorder ce pardon. Son peuple, les siens, c'était eux désormais.

Raven, avec qui les choses avaient mal commencé mais qui était devenue avec le temps la meilleure conseillère et amie dont Clarke aurait pu rêver. Raven qui n'hésitait jamais à la remettre à sa place, à l'interrompre quand elle se perdait dans des cauchemars éveillés sans fin. Raven qui comprenait mieux que personne sa douleur face aux pertes humaines passées, son sentiment d'absolue solitude parfois.

Monty, inébranlable Monty, toujours présent pour elle, qu'elle ait besoin d'un ingénieur, d'un boute-en-train ou d'un ami. Monty d'humeur égale, stoïque face à l'adversité, probablement le plus courageux d'entre tous, dans sa discrétion tranquille.

Jasper, malgré tout, qui en refusant de tourner la page sur les événements passés était pour Clarke un rappel vivant, constant, de la brutalité de la vie sur Terre. Jasper et sa rancoeur, donnant à la jeune femme une raison de faire face, pour lui, pour qu'enfin, un jour peut-être, ils puissent recoller ensemble les morceaux d'une amitié brisée par les terribles décisions imposées par la fatalité.

Octavia. Paradoxale Octavia. Si fragile, si solide, si jeune, si sage, si passionnée, si enragée. Clarke partageait avec Octavia le dédain envers les adultes Skaikru et le respect envers les Natifs.

Murphy, même. Son constant cynisme avait fini par atteindre Clarke en des endroits insoupçonnés de son âme, la faisant rire intérieurement car bien souvent, Murphy frappait juste.

Bellamy, enfin. Quand il s'agissait de la comprendre, Bellamy était bel et bien le plus doué d'entre tous. Ils étaient capables d'avoir des conversations entières sans échanger un mot, par un simple regard. Bellamy savait toujours instinctivement dans quel état d'esprit il allait la trouver, et Clarke quant à elle n'avait jamais besoin de le chercher dans l'enceinte d'Arkadia, sachant toujours exactement où elle allait tomber sur lui à toute heure du jour. Le chemin avait été long, mais elle pouvait désormais déclarer avec certitude qu'elle le comptait parmi ses plus proches amis.

Clarke en était là de ses réflexions, tenant une mèche de cheveux écarlates devant son visage, la faisant rouler entre ses doigts à la lumière des flammes, quand Bellamy justement se laissa tomber lourdement auprès d'elle, visiblement las de sa journée de garde. Elle ne réagit pas immédiatement, le laissant contempler le feu quelques instants, reprendre son souffle et s'installer confortablement dans leur silence habituel. A nouveau, Clarke se surprit à penser à leurs débuts sur Terre, quand ils étaient parfaitement incapables de se tenir à moins de deux mètres l'un de l'autre sans se lancer dans des disputes sans fin et sans véritable sens. Au bout de quelques minutes, sentant son regard sur elle, elle marmonna :

« Comme si leurs règles de couvre-feu et de vigilance accrue n'étaient pas suffisantes, maintenant ils vont exiger que je me coupe les cheveux... »

Le jeune homme assis à ses côtés laissa son sourire escalader jusqu'à son regard, plissant le coin extérieur de ses paupières et semant des étincelles dans ses pupilles. Les sourires de Bellamy étaient rares mais sincères.

« Je ne voudrais pas mettre ta parole en doute, Princesse, mais je ne suis pas sûr qu'Abby et Kane soient vraiment autorisés à te demander ça. »

Clarke soupira à nouveau, laissant retomber sa mèche de cheveux et pivotant pour faire face à son ami. Elle lui offrit un demi-sourire crispé.

« Je sais. Mais mon apparence physique les dérange, j'ai l'impression d'être une bête de foire, c'est ridicule. C'est un détail, bien sûr, mais pour moi c'est une preuve de plus de leur refus de s'adapter à la vie sur Terre. Je ne veux pas être complètement dramatique, mais je ne suis pas sûre de réussir à vivre avec eux à nouveau. »

A ces mots, Bellamy fronça les sourcils, une profonde inquiétude dans le regard. Clarke reprit, après un petit rire sans joie :

« Je n'ai pas l'intention de disparaître à nouveau, si c'est ce que tu penses. Mais je me demande. Comment vous vous adaptez, ici, toi et les autres ? »

« C'est à eux qu'il faudra le demander. Personnellement, je ne me pose pas vraiment la question. Où ils sont, je suis. On cherche juste à se rendre utiles. » il haussa les épaules « La paix que tu as réussi à négocier, on n'y est pas habitués. C'est terminé la survie, Clarke. Grâce à toi, on peut essayer de commencer à vivre. Tu devrais y avoir droit aussi. »

Précautionneusement, presque tendrement, Bellamy écarta une mèche du visage de Clarke et la coinça derrière son oreille, l'inquiétude n'ayant toujours pas totalement disparu de son regard. Il reprit, plus loquace ce soir-là qu'à l'accoutumée :

« Maintenant, si tu penses vraiment que changer ton apparence changera leur attitude à ton égard, c'est un peu capricieux de ta part de ne pas le faire. Entre eux et toi, je pensais que c'était eux, les enfants têtus ! »

Cette fois-ci, Clarke s'accorda un véritable rire en détournant son attention de son ami pour la ramener vers les flammes. Court, sarcastique, mais un vrai rire après tout. Bellamy avait cet effet-là.

Un silence confortable s'installa à nouveau entre eux, jusqu'à ce que Bellamy annonce, posant ses deux mains sur ses cuisses pour se relever, l'effort palpable dans sa voix :

« Sur ces considérations esthétiques, je vais me coucher. Tu n'as pas idée de la fatigue que tu accumules en scrutant un horizon vide toute la journée ! »

Il la laissa pensive mais le cœur plus léger. N'ayant progressé que de quelques mètres, il sembla suspendre son pas pour ajouter, sans se retourner :

« Quant au nid d'oiseau que tu t'obstines à appeler chevelure, tu sais que j'ai élevé une adolescente tout seul, n'est-ce pas ? Viens me trouver si tu as besoin d'aide pour ressembler à nouveau à la petite Phoenicienne snob qui sommeille encore en toi sous les couches de boue séchée et de sueur ! »

D'abord hébétée, Clarke se ressaisit et l'insulta copieusement, non sans sourire face au souvenir de leurs anciennes querelles. Elle entendit le rire de Bellamy décroître dans la pénombre alors qu'il s'éloignait. Egalement fatiguée, elle ne tarda pas à rejoindre ses propres quartiers accolés à l'infirmerie.