LADY DARRINGWELL

Chapitre 1 : De Charybde en Scylla.

Les appels et le bruit de la course de ses poursuivants se rapprochaient dangereusement. Apparemment, ils s'étaient dispersés. Il avait beau faire nuit, ils ne pouvaient pas le manquer, pas dans ces beaux quartiers où il n'y avait nul recoin d'ombre où se dissimuler. Mais ici à Port-au-Prince, aucun rempart du fort n'était baigné par la mer et, pour sauter, il avait bien fallu choisir l'endroit où la muraille était la plus basse. Manque de chance, c'était précisément de ce côté de la ville, à l'opposé du port ! Il s'était suspendu aux créneaux avant de se laisser tomber, afin de diminuer encore un tout petit peu la hauteur de sa chute, mais celle-ci demeurait appréciable et il s'était mal reçu en heurtant le sol. Il s'était tordu la cheville et il avait beau faire tous ses efforts, il boitait lamentablement. Difficile, avec ça, d'espérer gagner de vitesse les hommes de Beckett !

Cependant, Jack Sparrow n'était pas homme à se décourager facilement. Son regard vif parcourut rapidement la rue bien nette, entre les belles demeures qui s'alignaient, impeccablement, de part et d'autre, et il songea que c'était la première fois de sa vie qu'il venait traîner ses bottes dans un quartier aussi huppé ! Puis il vit quelque chose qui lui inspira le moyen qu'il cherchait pour s'échapper : à une fenêtre, au premier étage de l'une des maisons, la brise légère de la nuit agitait doucement un rideau de velours bleu. Ladite fenêtre était donc ouverte, et le bougainvillée en fleurs qui couvrait la façade en permettait une escalade facile, même avec une cheville abîmée.

Clopiner jusqu'à la maison, traverser la petite cour pavée qui s'étendait devant, se hisser, en s'accrochant à l'arbuste, jusqu'au premier étage, ce fut l'affaire d'un instant. Quelqu'un de moins agile aurait pu éprouver des difficultés, car les rameaux étaient fins et ployaient dangereusement sous le poids d'un homme adulte, mais Sparrow était un vrai chat quand il le désirait, il savait prendre appui de la pointe du pied et se hisser immédiatement, comme sur les enfléchures mouvantes d'un mât agité par la houle.

Avec précaution, le pirate souleva le lourd rideau qui avait si heureusement attiré son regard et jeta un coup d'œil à l'intérieur. Pas un bruit. Rien que du noir. Il se laissa silencieusement glisser dans la pièce. Il était temps ! Les premiers soldats apparaissaient au bout de la rue !

Bon, eh bien voilà ! se dit Jack avec satisfaction. Il allait tranquillement attendre ici que tout ce beau monde se soit lassé de le chercher, puis il regagnerait tranquillement le port et, avant l'aube, il aurait retrouvé son cher Black Pearl.

Laissant la tenture légèrement entrouverte pour avoir un peu de clarté (dans le noir, on ne risquait pas de l'apercevoir de la rue), le fugitif, dont les yeux s'étaient habitués à la pénombre, voulut se diriger vers un meuble dont il devinait les contours, histoire de tuer le temps en regardant s'il ne traînait pas par là quelque babiole intéressante. On ne se refait pas ! Mais sa cheville blessée se déroba brusquement et il trébucha. Dans sa chute, il heurta un guéridon qui, à son tour, perdit l'équilibre et heurta le sol avec un bruit mat (heureusement amorti par l'épaisseur du tapis). Tous ses sens aux aguets, Jack Sparrow s'immobilisa durant plusieurs minutes. Rien, pas un bruit. Les occupants de la maison devaient dormir et le bruit était trop léger pour les avoir alertés.

En redoublant cette fois de précaution, le forban se faufila, en silence désormais, jusqu'au meuble qui l'avait attiré. Il en avait exploré (du bout des doigts, car la faible lueur qui filtrait de l'extérieur était insuffisante pour lui permettre d'y voir) deux tiroirs quand tout arriva en même temps : il perçut un frôlement de tissu, une brusque lumière inonda la pièce et presque au même instant retentit le claquement caractéristique d'un pistolet que l'on arme.

- Ne bougez plus ! ordonna une voix féminine.

Le pirate fit lentement volte-face. C'était bien une femme, mais son expression déterminée et la façon dont elle tenait fermement son arme, pointée droit vers sa tête, le dissuadèrent instantanément de sous-estimer l'adversaire. Derrière elle se tenait une soubrette aux grands yeux effarés, qui tenait une lampe d'une main légèrement tremblante.

- Vous aviez raison, Lucy, ajouta la femme à l'attention de sa servante, sans tourner la tête ni quitter le pirate des yeux. Vous aviez bien entendu du bruit.

C'était une femme grande et mince, au visage aristocratique, aux yeux gris, dont les longs cheveux rejetés en arrière formaient d'épaisses ondulations. Elle se tenait très droite et bien qu'elle ne soit vêtue que d'une longue chemise de nuit recouverte d'un peignoir de soie, elle avait une présence impressionnante. Il paraissait difficile de lui donner un âge : elle avait à coup sûr passé la trentaine, mais de combien ? Elle avait le visage et la silhouette d'une jeune femme, mais quelque chose dans son expression, au fond de ses yeux, révélait qu'elle s'était déjà longuement battue avec la vie...

Jack Sparrow demeura sagement où il était et exhiba son sourire le plus désarmant :

- Ce n'est pas ce que vous croyez, Trésor ! plaida-t-il.

Le visage de la femme se figea et ses yeux se durcirent :

- Je suis lady Eléonore Darringwell, répliqua t-elle d'une voix également dure. Tâchez de vous en souvenir et épargnez-moi vos familiarités ! Lucy, laissez-moi la lampe et allez éveiller Edward. Dites-lui de courir jusqu'au fort pour chercher de l'aide. Vous, ne faites pas un mouvement. Je vous préviens que feu mon mari m'a appris à me servir d'une arme. Je tire bien et juste ! Libre à vous de vouloir le vérifier, car je n'hésiterai pas à faire feu.

La jeune fille nommée Lucy s'esquiva et lady Eléonore considéra son visiteur indésirable avec une certaine surprise :

- Vous avez l'air d'un marin, observa t-elle d'un ton qui trahissait un léger étonnement.

- Capitaine Jack Sparrow, pour être précis, se présenta le forban.

Cette fois, une réelle surprise se peignit sur le visage de la dame.

- Le capitaine Sparrow ?! Le célèbre pirate ? fit-elle. Je vous prenais pour un voleur. Ce que vous êtes, d'ailleurs ! précisa-t-elle vivement.

Elle eut une petite moue désabusée.

- Vous me décevez, capitaine, ajouta-t-elle. On vous prête des exploits plus rocambolesques que vous introduire nuitamment dans une maison pour en dépouiller les habitants.

- Je n'ai pas eu le choix, Trés… milady ! Des amis un peu trop collants, vous voyez ? Je suis entré ici le temps qu'ils s'éloignent.

- Des amis en uniforme, j'imagine, dit-elle avec une drôle de grimace, comme si elle avait essayé de réprimer un sourire.

- Les hommes de lord Beckett, précisa Jack avec, pour sa part, une grimace bien réelle.

Il ne pensait pas, en prononçant le nom de son ennemi juré, provoquer une pareille réaction ! Lady Darringwell blêmit de manière spectaculaire. Même ses lèvres se décolorèrent. Ses mains se crispèrent convulsivement. Mais, dans le même temps, ses yeux jetèrent deux flammes !

- Beckett !! feula-t-elle d'une voix rauque. Lucy, attendez ! Revenez !

Au même instant, au rez-de-chaussée retentirent des coups sourds : quelqu'un frappait sans ménagement à la porte.

- Au nom du roi ! cria une voix.

Jack lança un coup d'œil vers la fenêtre, demeurée entrouverte. Le temps que les soldats entrent, peut-être pouvait-il encore…

-Non ! fit la dame, qui avait surpris son regard.

Elle baissa son pistolet.

- Non, capitaine ! Vous n'avez aucune chance. Laissez-moi faire.

Lucy réapparut au même instant et lady Eléonore se tourna vers elle :

- Allez ouvrir, dit-elle. Faites l'étonnée. Retenez-les aussi longtemps que vous pourrez, mais soyez prudente ; ne leur donnez pas l'occasion de vous faire du mal. Et surtout, souvenez-vous : vous n'avez vu personne, aucun homme n'est entré ici ce soir.

- Entendu, milady.

- Suivez-moi, capitaine ! Je vais vous cacher !

Elle fit volte-face dans un grand envol de dentelles qui découvrit ses chevilles fines, et même un peu plus que les chevilles. Jack profita sans vergogne du spectacle avant de la suivre. Il était à peine surpris qu'une dame de la haute société veuille l'aider. Jack Sparrow avait depuis bien longtemps appris à prendre les événements, quels qu'ils soient, avec philosophie. Lady Eléonore l'entraîna au pas de course le long du couloir et s'arrêta seulement le temps de pousser une nouvelle porte. A ce moment, ils entendirent à l'étage inférieur les protestations indignées de Lucy :

- Mais qu'est-ce qui vous prend ? Qu'est-ce que vous voulez ? Comment osez-vous ?! Vous allez éveiller milady ! Vous n'êtes pas dans une taverne, ici ! C'est la maison de lady Darringwell !

Jack apprécia en connaisseur l'accent de sincérité outragé de la jeune fille. Mais il ne put en entendre davantage, car lady Eléonore lui saisit le poignet et l'entraîna. Il fut surpris de la vigueur qui se cachait dans ses longs doigts minces et céda sans résister.