[Pour quelques gouttes de pluie]

Chapitre I

Une page se tourne...

Enfin… J'avais réussi… Après tant de travail, de sacrifices… J'avais enfin atteint mon but ! Je ne sais pas si vous connaissez cette sensation, ou plutôt cette déferlante d'émotions qui vous submerge lorsque votre rêve abouti. C'est un instant à la fois magique et terrifiant. C'est une fin et un commencement ! C'est…

« - Scarlette ! Scarlette ! Bouge-toi ! T'es pas la seule à vouloir jeter un œil au panneau d'affichage !

- Oh… Oui, pardon. Vas-y, passe Tony.

- Alors ? Ça donne quoi pour toi ?

- Je suis acceptée ! JE SUIS ACCEPTÉE ! Oh Mon Dieu ! Je pars en Éthiopie !

- Oui… Enfin, à part toi, tout le monde le savait déjà… C'est la première fois en six ans que je te vois sans un cours à la main…

- Arrête ! Je ne suis pas si ennuyeuse… Si ?

- Si. Sauf quand tu en as un coup dans le nez !

- Chien. Bon alors, et toi, tu m'accompagnes au bout du monde ?

- Si ce que dit ce bout de papier est juste… Alors… Oui ! »

S'en est suivi, la pire cuite de ma vie. Certes, j'avais besoin de décompresser, mais là… J'étais carrément à plat, voire aplatie. Vous devez vous demander en quoi le fait de partir en Éthiopie me rend si euphorique ? J'aurais peut-être dû commencer par là. Donc comme vous l'aurez compris, je m'appelle Scarlette, j'ai 24 ans et, je peux l'affirmer désormais, je suis fraîchement dotée d'un diplôme bi-cursus Architecte – Ingénieur. Et ce diplôme est mon pass V.I.P direction l'Éthiopie. J'ai été acceptée, il y a plusieurs mois, sous réserve d'obtention de mon diplôme, dans un programme de développement pour l'Éthiopie. Je pars six mois pour me charger de la conceptualisation et de la mise en place de systèmes hydrauliques. En gros, il faut que je me débrouille avec trois bouts de ficelle et un tuyau pour approvisionner en eau potable un village de deux cent habitants. Avoir de l'eau potable à disposition toute l'année serait une avancée formidable pour ce village affligé de sècheresse et de famine. Situé au sud du district de Jimma Geneti, la mise en place de ce dispositif sera loin d'être aisé… Mais j'ai toujours adoré les défis !

Nous sommes une dizaine à aimer ce genre de défis à priori. Je sais déjà qu'il y aura un autre ingénieur, Tony, deux médecins et un infirmier… Et si j'ai bien compris, une journaliste nous suivra aussi dans notre périple au bout du monde. Et bien évidemment, Lowrens, le représentant de l'organisation humanitaire à l'origine de ce projet nous accompagne. Il fera à la fois office de coordinateur et de guide. C'est un vrai baroudeur, il vit la majeur partie du temps en Afrique et ne rentre en occident que pour refaire le plein en ressources matérielles, financières et… Humaines. Il m'a fait forte impression… Et pas uniquement à cause de son physique plus qu'attrayant. La copie conforme de Hugh Jackman dans Austrialia… Vous voyez le genre ? J'en suis restée bouche-bée… et langue pendante. Mais… Passons. Tout ça pour dire qu'il a un sacré charisme et que je pars en confiance. Pour le reste de notre joyeuse bande, je suis dans le flou total… Oui, dans le flou, c'est bien ça. Je n'ai carrément pas les yeux en face des trous après cette mémorable orgie d'alcool en tous genres. Et dire que je m'envole demain à 8h10 pour sept heures de vol direction la capitale Addis-Abeda. Adieu Paris ! Je pars !

Bien sûr, je suis heureuse, je concrétise un rêve. Mais il y a néanmoins des conséquences moins réjouissantes à mon départ. Comme laisser ma petite sœur seule pendant six mois. D'accord ce n'est plus une enfant, elle a vingt ans et est capable de s'en sortir sans que je sois collée à ses basques. Néanmoins, nous sommes tellement proches que son absence va certainement me filer le bourdon de temps en temps. Nous partageons un appartement du CROUS dans le onzième arrondissement et même si souvent les fins de mois sont difficiles nous sommes loin d'être malheureuses ! Nos parents nous ont poussés à faire des études et je suis tellement fière d'avoir exaucé leurs rêves. J'aurais tant voulu pouvoir l'annoncer à ma mère… Malheureusement, ma mère est décédée d'un cancer du sein il y a plusieurs années. Je crois que mon père n'a pas supporté sa disparition et qu'il s'est simplement laissé sombrer. Six mois après ma mère, mon père est mort d'un accident de voiture en rentrant du travail. J'arrive à en parler avec ce qui peut vous sembler du détachement, mais je n'ai jamais vraiment pris le temps de les pleurer. Ma sœur n'avait que quinze ans à l'époque et moi dix-neuf. J'ai tout pris en charge. Je m'abrutissais de travail, de démarches, de tâches ménagères, pour ne pas avoir à penser, à ressentir. C'est la première fois depuis leurs disparitions que je me laisse aller à penser à eux longuement. Habituellement, dès que ma gorge commence à se serrer, je verrouille le sujet dans mon esprit et l'enfouis tout au fond, dans un coin sombre.

Mais aujourd'hui, je n'ai plus à courir, j'ai atteint mon objectif et la serrure de mon coffre secret se fissure. Tout comme mon cœur. Ils me manquent tant. J'aimerais tellement partager tout ça avec eux. Les sanglots m'étouffent à moitié malgré mon envie de les réprimer. Enfermée dans ma bulle, je n'entends pas la porte de ma chambre s'ouvrir. Mais je sens deux bras chauds et confortables me rassurer.

« - Là, ça va aller. C'est normal, fallait que ça sorte… C'est bon… Vas-y… Je suis là.

- Laureen…

- Chut, pleure ! »

Lorsque je me réveille, le visage chiffonné, je constate que Laureen, ma sœur c'est endormie une jambe par-dessus les miennes, comme lorsque plus jeune, elle venait se glisser en douce dans mon lit après un cauchemar.

« - Hey… Ma petite Loutre.

- Hum… ?

- Merci. D'être restée.

- N'importe quoi… Evidemment que je suis restée, patate ! En plus tu pars dans moins de dix heures. Et puis, j'en profite ! Tu es bien plus moelleuse que n'importe quel oreiller !

- Sale peste ! Dis tout de suite que je suis grosse !

- Bah… T'es loin d'être une sylphide…

- Han ! Saloperie ! Prends-ça, maigrichonne ! »

S'en est suivi une bataille, plutôt ratée, de polochons.

Après cette épique retour en enfance, Laureen et moi avons fini de boucler mon unique, mais néanmoins énorme valise. Après le moment fatidique de la pesée de la dite valise sur notre balance Hello Kitty, j'étais fin prête. Malgré notre gaieté feinte, nos cœurs étaient serrés. Nous allions être séparées pendant six mois. Certes, skype serait l'un de nos plus fidèles amis mais ce serait différent. Après avoir regardé pour la millième fois Coffee Prince, nous étions parties nous coucher, ensemble, pour notre dernière nuit entre filles. Je n'ai pas vraiment réussi à dormir. Je me suis répétée mentalement tout ce dont j'avais besoin pour être sûre de ne rien oublier. Puis j'ai pensé à Laureen, à cette jeune adolescente qui a perdu tous ses repères à l'âge de quinze ans mais qui a réussi à avancer, à se passionner. Elle veut devenir chef de projet dans le domaine du luxe et notamment de la cosmétique. Elle est en école de commerce et apprend le coréen. Elle rêve de travailler pour une entreprise franco-coréenne comme Erborian et de s'installer à Séoul. Depuis des années, elle me fait partager sa passion pour la culture sud-coréenne. Je suis loin d'être au point, mais je sais déjà que j'adore la nourriture coréenne ! Elle fait ce qu'elle aime, elle est équilibrée… Je sens qu'il est temps que je la laisse s'envoler. Que je la laisse vivre. Elle est prête et je devrais l'être aussi. Mais même si je n'ai jamais été croyante je n'ai pu m'empêcher de formuler une petite prière à un Dieu Inconnu :

« - Prenez soin d'elle. »