Note de l'auteure : Il s'agit de la première fanfiction à laquelle je m'attelle, bien qu'il ne s'agisse pas du premier écrit que je tente d'élaborer.
Je n'écris pas pour l'auditoire, j'écris plutôt pour insuffler un ordre à mes idées dépareillées. Je souhaite, avec cette fiction que j'entrevois comme une gymnastique, un entraînement, pouvoir étirer mes méninges et développer une certaine rigueur d'écriture. Je ne suis pas satisfaite de tout ce qui figure dans ce premier chapitre, mais me connaissant, je pourrais me réviser jusqu'à ce que mort s'en suive! J'espère néanmoins que cela vous plaira, malgré les quelques coquilles pouvant être présentes! Vos reviews sont également appréciées puisque j'aspire à améliorer ma plume! :)
Bien que l'on puisse faire plusieurs critiques à cet anime/ce manga, il n'en reste pas moins que Chikane et Himeko forment l'un de mes couples yuris favoris! Le titre de cette fiction, Nozomi no Aika, signifie « Le chant de l'espoir ». (Aika : chanson triste, lamentation; Nozomi : espoir, désir, souhait).
Bonne lecture!
Disclaimer : Évidemment, Kannazuki no Miko ne m'appartient pas :) . Tout comme l'extrait du poème de Gaston Miron!
Leila Traumer
Kannazuki no Miko : Nozomi no Aika
Le chant de l'espoir
Nous partirons de nuit pour l'aube des Mystères
et tu ne verras plus les maisons et les terres
et ne sachant plus rien des anciennes rancoeurs
des détresses d'hier, des jungles de la peur
tu sauras en chemin tout ce que je te donne
tu seras comme moi celle qui s'abandonne
(Gaston Miron)
Chapitre Un
Déchirure
Elle sentait qu'elle avait froid. L'air ambiant, à chacun de ses mouvements précipités, glissait imperceptiblement le long de ses membres endoloris, semblant s'engouffrer dans son apparat, fouiller sa chevelure désordonnée. Elle sentait qu'elle avait froid, et pourtant sa chair émanait une chaleur dévorante, étouffante, la faisant grelotter. Son corps tremblant de froid, vacillant d'effroi, était victime d'un désespoir lucide.
Le long de son bras serpentait un liquide vermeil, petite ridule sanglante et dégringolante emplie de promesses nébuleuses. La manche de son kimono, autrefois d'un blanc doucereux, était désormais cramoisie, humide. Collante. La ridule parcourant son bras, atteignant le précipice édifiant de ses doigts, tentait de freiner sa course sanguinolente mais ne réussissait qu'à s'attarder un moment, qu'à s'agglutiner au bord de ce gouffre. La Miko percevait nettement la chute des gouttelettes de sang de son auriculaire, alors qu'elles abandonnaient son bras, victimes de la gravité; exemple ironique d'un lâcher-prise qu'elle n'arrivait à accomplir. Ses mains poisseuses, rendues flageolantes par cette blessure accueillie, rendaient la maîtrise de son katana plus ardue et lorsque la jeune femme prit conscience de cette vérité, elle ne sut si elle devait s'en réjouir ou s'en affliger.
Elle sentait la lourdeur de ses membres perclus, l'irrégularité ridicule de son souffle court, son regard trouble cherchant à saisir l'indéfinissable. Car ce qui se déroulait devant elle relevait d'une machination macabre, d'un grotesque saisissant. Il s'agissait d'un véritable spectacle, d'une horreur sans nom ne portant la pitié d'aucun dieu. Autrement, comment avaient-elles pu en arriver là?
Elle contemplait son adversaire, à quelques mètres d'elle, tout aussi en nage mais indubitablement indemne. Quelques mèches de ses cheveux dorés lui balafraient le visage, vrilles à l'allure rebelle décrochées de la boucle qui les retenait habituellement; son menton tremblant, dernier rempart vacillant face à des larmes de plus en plus lourdes; ses lèvres rosies et frémissantes qui semblaient murmurer son prénom et qui appelaient constamment un énième baiser; son regard perdu désirant à la fois la chute et la rédemption, étranges consolations incompatibles pour ce destin qui était le leur.
- « Chikane-chan…! »
La prêtresse de la Lune inspira soudainement, semblant reprendre un souffle perdu depuis des siècles, l'esprit tourmenté par l'appel cristallin et désespéré de sa moitié. Une inquiétude amère tissée de remords assaillit la jeune femme, la laissant déroutée face à l'inégalité de leurs forces respectives. Elle qui sentait sa robustesse déjà diminuée, que devait-il en être pour la princesse égarée et maladroite qui lui faisait face?
Sans trop savoir exactement de quelle manière elles s'étaient déplacées à une si grande distance de leur ville, de leur planète; ne questionnant pas le caractère illogique de ce lieu insolite, les deux Mikos s'étaient jaugées, observées, confrontées, en ayant comme seul témoin timide l'éternel sanctuaire lunaire. N'était-ce pas toujours ainsi que cela se finissait? Et pourtant, cette vie leur semblait si singulièrement différente, que lorsqu'elles se trouvèrent haletantes sur ce sol grisâtre, il leur sembla impossible de mener à bien leur destinée. Difficile de se porter volontaire, absurde de sembler en accord, intolérable de devoir tout simplement y réfléchir. Les Mikos, en costume cérémonial superficiel, s'échangeaient les rôles inutilement, incapables de trouver un terrain d'entente, incapables de soulever cette volonté nécessaire à l'accomplissement du rituel final.
La placide Himemiya jugea que le coup qui avait accidentellement atteint son bras aurait dû être plus dommageable. Davantage salvateur. Définitivement libérateur. La pointe du katana avait raté sa cible première, son cœur qu'il fallait trouer et creuser alors qu'il débordait d'adoration et de tendresse. Chikane sentait le sang battre à ses oreilles, semblable à une mélopée sinistre et envoûtante qui l'empêchait de se concentrer pleinement sur le fil de ses pensées décousues. Une seule phrase faisait écho en son esprit, s'accordant sur les notes déraillées de cette mélodie funeste: Tout aurait pu se terminer, enfin. Enfin… Bien que cet « enfin » sonnait comme un véritable enfer, Himemiya Chikane ne pouvait s'empêcher de penser qu'il aurait été bon que tout prenne fin. Elle ne pouvait tout simplement pas affronter les conséquences impliquées par ce coup de théâtre.
Comment appréhender l'inexorable déchirure de l'âme? Comment arriver à déterminer ce qui était le pire? Causer la mort et survivre en portant cette perte sans nom au creux du ventre, en portant cette peine sans fond dans ce cœur déjà affaibli; ou bien mourir et ressasser, de loin, des souvenirs jadis merveilleux rendus terrassant et illusoires? Rechercher à combler ce manque d'un amour pur égaré des mémoires tout en transportant sa mélancolie; ou contempler d'un endroit lunaire l'être aimé sans jamais pouvoir l'atteindre tout en appréhendant le prochain cycle où cette souffrance devra être reproduite?
Au fond, ce qui est le plus terrible n'est-il pas qu'elles soient séparées l'une de l'autre, tout simplement?
Chikane se souvenait clairement de leur rencontre, de cet après-midi où ses jours prirent de nouvelles couleurs, celles d'une douceur épanouie et d'une joie retrouvée qu'elle ne savait pas encore éphémères. Ces couleurs glorifiées d'automne moururent avec la cruauté hivernale de la destinée des deux Mikos; avenue tragique au sein de laquelle elles s'entrechoquaient et où leur espoir, bien que tenace, se déchirait. Cette rencontre conserva longtemps son aura hasardeuse et fortuite puisqu'elle semblait n'avoir été qu'un concours de circonstances. Cependant, au-delà de cet aspect nébuleux, ce fut littéralement un coup du destin qui appas de plein fouet les deux jeunes femmes; coup chargé de tendresse et de passion timide, mais également d'une force brutale, haineuse.
Cet après-midi là, Himemiya Chikane, riche héritière d'une famille réputée et influente, était parvenue à échapper in extremis à la dernière réunion de cet ennuyeux congrès auquel elle assistait depuis une semaine, accompagnant son père. Kurusugawa Himeko, étudiante modeste à l'esprit lunatique, avait profité des vacances d'été afin d'explorer la grande ville et s'étourdir sous les lumières des enseignes affriolantes.
Himemiya Chikane, profitant du mieux qu'elle le pouvait de l'air chargé de Tokyo, avait dû changer rapidement son itinéraire en apercevant l'associé de son paternel, de l'autre côté du trottoir sur lequel elle déambulait. Ne voulant être repérée et confrontée à assister à l'entretien auquel elle venait de s'éclipser, elle avait emprunté la première ruelle qu'elle pu trouver (comme elle était étroite!), laquelle débouchait sur un carrefour piétonnier imposant et achalandé. Kurusugawa Himeko, tête en l'air et absorbée par les oisillons affamés qu'elle avait découverts au creux du nid d'un arbre aux basses branches, avait constaté avec découragement qu'elle venait de rater le départ de son train devant la ramener dans sa préfecture. Voulant tout de même profiter du précieux temps supplémentaire qui lui était alloué dans la mégapole fourmillante, elle s'était égarée dans quelques rues adjacentes au parc, avant de regagner une avenue grouillante de citoyens.
De pars et d'autre de cette voie urbaine, où circulaient avec véhémence les automobiles toujours de plus en plus pressées, s'entassaient les passants dans l'attente du feu vert piétonnier qui leur permettrait d'atteindre l'autre rive bétonnée.
C'est à la traversée de ce carrefour achalandé que se retrouvèrent un bref instant ces deux âmes meurtries et amoureuses. Leur regard s'était détaillé sans se reconnaître en un examen voyeur qui s'était voulu désintéressé; mais à force de regards insistants et d'une curiosité venant affrioler leur pupille, elles s'étaient laissées habiter par la présence de l'autre, la recevant en leur âme comme une partie manquante de leur être. Elles devaient se souvenir longtemps de ces détails vestimentaires futiles, qui avaient pourtant pigmenté leur soudaine rencontre, comme la troublante révélation qu'il y avait quelque chose – non, quelqu'un! – à se rappeler sous ce haut turquoise à coupe estivale, sous cette légère robe ivoire de taffetas.
C'était précisément le souvenir de cette rencontre qui avait projeté la conscience de l'héritière Himemiya vers le passé doucereux qu'elle avait partagé avec Himeko. C'était précisément ce moment d'inattention qui avait permis à la demoiselle aux cheveux d'or, dans toute sa maladresse et sa réticence, à blesser celle qu'elle gardait tendrement en son cœur.
- « Chikane-chan… Chikane-chan! Je ne voulais pas, je ne peux pas te blesser… Je ne peux pas…» Les mots s'enrouèrent au creux de la gorge d'Himeko, incapable de franchir ses lèvres et de s'articuler audiblement; encore eut-il fallu qu'elle même le veuille. Car elle ne pouvait concevoir l'horrible réalité et prononcer le châtiment qui les attendait toutes deux. Blesser n'était point la question mais tout de même le chemin, car la mort soulève bien des interrogations, mais en toute réponse qu'elle puisse apporter subsiste tout de même une souffrance certaine.
Le bras blessé de la jeune femme à la chevelure bleutée rendait ses pensées floues; écrasées dans sa boîte crânienne, elles tourbillonnaient mais étaient sans cesse désaxées par la douleur. Sa plaie, chair vive!, semblait exploser en un flot irradiant, semblable à d'innombrable débris de verre tailladant et mordant sauvagement son muscle meurtris. Mais cette douleur tenace n'était pas le reflet de son cœur; celui-là endurait la torture de mille diables moqueurs lui dardant que la mort était la seule issue de cet entracte aux allures de fin du monde.
Chikane abaissa son katana, laissant la pointe acérée fracasser le sol rocheux à ses pieds nus, et son bras mutilé tressaillit sous le choc. Elle retint une plainte douloureuse, gémissement étouffé ne pouvant faire échos au supplice qu'elle endurait; et alors que ses paupières se fermaient en une vaine tentative pour ensevelir cette douleur, elle cru remarquer que l'autre Miko, aux traits désemparés et baignés de larmes, abaissait également son arme.
La protection trompeuse que lui offrait les ténèbres de ses paupières closes ne la calma qu'un bref instant. Bien que ses yeux océans ne pouvaient plus contempler la désolation tuméfiée qui s'épanouissait avec violence tout autour, la tumulte de son cœur ne s'était pas tue pour autant; elle avait le hurlement brisé et désespéré d'un animal terrifié, pris au piège et qui se sait condamné.
Je ne peux prier aucun dieu. Ils nous ont tous abandonnées, Ame no Murakumo plus que les autres. En quoi ces sacrifices sont-ils si purs alors qu'ils prennent naissance dans la peur et les larmes? Ses pensées, fiévreuses, l'assaillirent sans remord.
Himeko…
Himeko, je t'avais promis… Promis de te protéger. Promis d'être là, près de toi, et de veiller à ce que notre amour puisse s'épanouir et grandir jusqu'à toucher le ciel; jusqu'à ce que notre amour puisse connaître des jours glorieux et des nuits paisibles. Ma présence à tes côtés est sans doute la seule promesse que je puisse tenir. Mais puisque cette promesse implique ce sacrifice, je ne peux que m'inspirer mépris et dédain, je ne peux que croire que j'ai failli à tenir ma parole. Regarde-nous... Comment puis-je mériter la merveille que tu es, alors que je ne t'apporte que malheur et chagrin?
Himeko, je t'avais promis… Mais qu'advient-il lorsque cette promesse a pour sinistre synonyme la mort? Notre rencontre n'est-elle donc qu'une perpétuelle déchéance?
Je ne puis me résoudre à te retirer cette vie, pas plus que de torturer ton âme à te demander de m'infliger cette blessure mortelle pour laquelle nous sommes vouées. Je suis effrayée à l'idée de te perdre, à l'idée que ce nous ne soit que fugace et qu'il déserte nos espérances affaiblies. Je suis terrifiée par ce que nous sommes, terrassée par l'empressement impatient avec lequel le temps défile et par l'ardeur avec lequel il nous impose l'accomplissement de ce rituel. Je me sais tremblante et je tente de te le dissimuler, bien que je sache qu'au fond de toi règne le même chaos informe. Mais Himeko, mon amour pour toi est plus tenace que ma volonté; et cette performance éhontée me dégoûte et me détourne de moi-même. Il y a tant de mots encore que j'aimerais te murmurer, dans le refuge chaleureux que forment tes bras lorsqu'ils m'enlacent tendrement; mais tant de maux encore nous tiraillent et davantage encore nous en reste-t-il à nous infliger. Et je crois, douce Himeko, que j'ai davantage de regrets pour ces non-dits que pour ces blessures occasionnées.
Himemiya Chikane, s'échappant de ses pensées douloureuses, ouvrit les paupières sur le monde dévasté devant elle : celui d'une jeune demoiselle en pleurs qu'elle voulait à tout pris sauver, mais à qui elle ne pouvait épargner la douleur de leur destinée. Elle le savait, l'irrévocable fin, ce dessein chimérique et impitoyable, allait à nouveau se glisser entre elles. Et les séparer. Les déchirer. Broyer leur âme. Se repaitre insidieusement de leur souffrance.
Elle parcouru fébrilement la courte distance la séparant de la prêtresse du Soleil, cette douce lumière qu'elle affectionnait tant et qu'elle souhaitait chérir au péril de sa propre vie. N'en pouvant plus, elle s'accrocha à son kimono, refermant sa prise, crispant dans l'un de ses poings douloureux l'étoffe sale, cherchant à s'ancrer à même le corps de ce Soleil, cherchant à se mêler à son souffle, à son âme, à déjouer cette mascarade qu'elles puissent enfin s'unir. Pressant ce corps frêle contre le sien, perdant son visage au milieu de ces cheveux mordorés odorant comme le printemps, Chikane abaissa sa garde ainsi que son masque de placidité. Elle voulait s'oublier afin de vivre son amour, elle voulait rester forte mais rejeter en pleurs toute l'appréhension qui rongeait son âme. Elle ne pouvait se résoudre au sort qui les attendaient, et bien que depuis plusieurs vies déjà elle tentait de s'en convaincre, il en était toutefois autrement : Chikane n'arrivait pas à accepter cette malédiction.
Il lui semblait absurde de croire en Ame no Murakumo lorsqu'il les avait une fois de plus abandonnées à leur cruel destin. Elle qui croyait avoir repris foi envers le dieu des épées, elle qui croyait avoir changé depuis sa dernière vie se retrouvait devant une amère constatation ainsi qu'une douce consolation. Certes, elle ne croyait plus en Ame no Murakumo tel qu'elle l'avait fait en de nombreuses vies antérieures; elle ne croyait plus en lui afin qu'il remette l'harmonie et la vie sur le Monde. La seule foi qu'elle lui accordait concernait l'espoir qu'elle avait de revoir à nouveau l'ange qui bénissait ses jours et ses nuits, peu importe les vies qu'elles traversaient. Kurusugawa Himeko était l'unique certitude qui supportait sa foi, sa raison, sa vie.
Les lèvres de Chikane trouvèrent l'oreille de l'autre Miko et y murmurèrent doucement une requête qui, au timbre incertain de sa voix, prenait davantage l'allure d'une supplication. « Retrouvons nous… à nouveau. Himeko. » Son souffle caressa le cou d'Himeko, fine parcelle de douceur étiolée, longtemps désirée, qui frissonna à son contact. Se redressant, la Miko de la Lune riva son regard hésitant aux prunelles de sa moitié avant de déposer sur ses lèvres froides un doux baiser, un sceau scellant un pacte maudit.
Ce qu'elles avaient été n'importait plus puisque ce qu'elles désiraient être leur était inatteignable. Elles n'étaient même pas graciées à pouvoir considérer la mort comme la liberté si longtemps convoitée, si bien que les prêtresses, désillusionnées, ne pouvaient que s'en remettre l'une à l'autre dans ce malheureux moment.
Et alors que le pressentiment grandissant que tout finirait prestement s'infiltrait en elle, Chikane eut ce qu'elle jugea être un éclair de lucidité. Pendant que l'idée germait en elle, ses racines perfides s'enfonçant de plus en plus profondément en son esprit, pervertissant les dernières miettes de sa volonté, réduisant à néant ses résolutions, elle inspira dans cette nuit tiède, n'osant jeter un dernier regard au loin. Ne voulant détacher son regard, ne voulant laisser mourir ce moment, elle tenta de graver à son iris fourvoyé les traits angéliques de cette demoiselle qui avait, à nouveau, révolutionné son monde. Elle eu l'impression, un bref instant, de voir dans le reflet de ces yeux, l'expression exacte de ses propres sentiments : tendresse et désespoir se voisinaient et apprenaient, une fois de plus, à voyager main dans la main.
Bien qu'elle ne puisse déjà pas se pardonner, elle esquissa mentalement ce geste maudit qui allait l'arracher à la vie même. Et pourtant, alors qu'elle pataugeait dans la masse noirâtre que faisaient naître en elle ses pensées, elle ne pouvait que demeurer coite devant ce qu'elle s'apprêtait à effectuer. Retirer la vie à un être si pur pouvait-il réellement lui être pardonné? Peut-être qu'au fond, tous ces cycles de réincarnation étaient-ils son purgatoire. Transpercer ce corps doux et aimant, en libérer un flot sanglant accusateur mais néanmoins salvateur pour ce monde; la douleur de cette plaie vive était impensable. Toutefois, dans sa raison craquelée, ce dessein s'enracinait et gonflait littéralement, nourri par sa peur ainsi que par l'urgence désuète de la situation, pourrissant tous les racoins de son esprit qui ne tournait déjà plus rond. Le Monde, la Terre se mourait – était morte – et elles devaient changer ce tragique destin. Mais la mort d'une des prêtresses représentait une perte sans pareille pour l'autre. À quoi bon recréer un monde lorsque le sien s'en trouvait annihilé par le fait même? Le rituel, catharsis vénéneuse, était la pierre angulaire de leur raison d'être et aucun de leurs misérables sentiments n'y étaient pris en considération.
Rassemblant le peu qu'il lui restait de courage, Chikane releva rapidement le seul bras qui n'empoignait pas le haut du kimono d'Himeko, et l'élança avec vigueur au creux de son ventre qu'elle avait désiré épargner. Au moment même où la pointe de son arme s'enfonçait au travers de ce corps adoré, où elle sentait la résistance de la chair s'amenuiser sous la lame de son katana, elle ressenti une douleur aiguë et intolérable dans le haut de son abdomen. L'arme de la prêtresse du Soleil, tremblant, venait également causer ravages.
La surprise transperça leur regard simultanément, tandis qu'une onde glacée parcourut leur échine; vague d'incompréhension montante et déracinante, ne laissant que l'effroi en maigre souvenir. Elles restèrent accrochées l'unes à l'autres, muettes et tremblotantes, avant de s'effondrer au sol, meurtries. Le choc sourd que ressentirent leurs corps au contact du sol ne leur paru qu'un faible soubresaut; la douleur tordit leurs traits gracieux tandis que leurs yeux exprimaient un abîme de questionnements. Elles comprirent dans leur dernier souffle d'agonie qu'elles s'étaient jouées l'une de l'autre, que ne voulant sacrifier l'être aimé mais devant tout de même sauver le Monde, elles s'étaient blessées, éventrées. Les deux Mikos s'étaient tout simplement servies de leur égoïsme, choisissant de causer la mort plutôt que de ne jamais revoir à nouveau le doux visage de leur amour, plutôt que de ne jamais ressentir à nouveau ces sentiments enflammés qui les avaient animées.
Himeko, rassemblant ses dernières forces, prit avec difficulté les mains de Chikane dans les siennes, entrecroisant leurs doigts tremblants. Elle aurait voulu approcher ses lèvres de celles vermeilles de sa merveille, mais toute l'énergie qu'elle possédait quittait son corps à une vitesse effarante, imitant le flot sanguin qui s'écoulait de son abdomen. La Miko du Soleil voulu redire à nouveau à sa Chikane-chan adorée tout ce qu'elle pouvait représenter pour elle, mais les mots brûlant sa gorge ne parvenaient à passer la barricade des caillots s'agglutinants dans son œsophage, ni le sang s'y accumulant et venant tacher le rebord de ses lèvres refroidissantes. Chikane, le corps quasiment inerte, fut heureuse de sentir les doigts de la femme qu'elle aimait entre les siens; ils lui permirent d'éloigner momentanément l'angoisse qu'elle éprouvait d'être séparée d'elle. Malgré la peur et la souffrance, malgré la tristesse ressentie, les deux jeunes femmes avaient au moins la consolation d'être ensemble pour les quelques instants qu'il leur restait; et cette certitude suffisait à elle seule à effacer leur crainte et à ranimer le feu de leur tendresse mutuelle.
Plus rien n'avait d'importance en cet instant, ni le sol rocailleux et irrégulier où elles étaient étendues inconfortablement, ni la blessure mortelle qu'elles s'étaient infligées, pas plus que la vie qui s'échappait d'elles à chaque respiration. Il ne restait dans leur regard s'embrouillant que l'immensité de l'amour qu'elles se vouaient et tout le pardon qu'elles s'accordaient. Tout le reste leur apparaissait indiscutablement insignifiant, car ce dont elles avaient besoin à cet instant était leur unique amour.
Une dernière pensée effleura les deux prêtresses au même moment, celle dévastatrice qui ranima en elles une inquiétude nouvelle. Qu'advenait-il du sacrifice si elles devaient toutes deux périr? Bien qu'édifiante, cette préoccupation ne flotta qu'un instant en leur esprit puisqu'elles devaient faire face à une séparation qui leur était bien plus tragique. Chikane, au prix de ses dernières forces, tenta de se rapprocher davantage du corps engourdi de son aimée et, rapprochant son visage du sien, parvint à joindre leurs lèvres en un ultime baiser. Le cœur plus léger par ce doux contact familier, rassurant, elle le sentit s'emballer avant de sombrer dans l'inconscience. C'est ainsi que le souffle des deux jeunes femmes prit fin, les laissant enlacées à l'ombre du sanctuaire, en une étreinte qu'elles avaient souhaité éternelle.
