Cet OS a été écrit dans le cadre des nuits du fof pour le thème 'sœur'.
Départ
Chaque pas de son cheval l'éloigne un peu plus du temple.
Elle se souvient :
« Nous sommes tous frères et sœurs, unis dans la même croyance et dans le même art. »
Son arc et ses flèches battent le long de sa selle. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas été seule ? Depuis combien de temps la solitude lui est-elle refusée ? La réalisation est prenante : sans doute pas depuis son arrivée au temple, il y a vingt ans.
« Nous sommes tous frères et sœurs et nous nous entraidons. »
Elle savait depuis longtemps que ce n'étaient que tissus de mensonges, parce que malgré leurs liens avec les Djinns et leur connaissance de la divinité, ils sont tous humains et prompts aux jalousies et aux rancunes.
D'une certaine manière, elle ne leur en veut pas : ce moment devait arriver un jour ou l'autre – il leur suffisait d'une excuse. D'une certaine manière, elle leur en veut : qui sont-ils pour ignorer tant de leurs sermons ? C'est ce genre de remarque qui a précipité son départ, elle le sait. Elle aurait pu faire comme les autres : se taire ou traiter leurs paroles avec indulgence, mais elle n'a jamais aimé le faire. S'ils doivent tendre vers la divinité, le premier pas n'est-il pas de s'observer en regard de la perfection à atteindre ? Elle ne prétend pas être d'un autre bois qu'eux. Elle peut affirmer qu'elle est plus douée, qu'elle comprends mieux les Djinns, qu'elle sent la main de Mithra, ou encore qu'elle sait mieux tirer aux flèches. Elle peut même aller jusqu'à affirmer qu'elle est l'une des servantes du dieux qui attire le plus de compliments sur sa beauté. Elle ne peut pas affirmer qu'elle est parfaite. Mais elle est lucide sur ses défauts, ses impulsions, son caractère.
« A partir d'aujourd'hui, tu es notre sœur, Faranghis ! »
La promesse que l'on fait aux initiés lui revient encore aujourd'hui. Elle se souvient d'une fraternité sans nom ni visage quand elle est arrivée. Elle rappelle de leurs sourires, de leur proximité adolescente, des descentes en douce dans le garde-manger pour voler les gâteaux, de leurs regards en coin lorsque quelqu'un d'intéressant et de particulièrement beau venait en visite. Elle peut rappeler à sa mémoire le piétinements sur le plancher de leurs pieds lors des cérémonies et des regards pour vérifier que l'autre était correctement vêtu.
De cela, que reste-t-il ? La plupart se sont tus. Elle emporte avec elle la rage silencieuse dans les yeux de Golnâr et la manière dont elle l'a aidé à choisir les affaires qu'elle pouvait emporter. La manière dont Hedyeh lui a tendu les gâteaux qui sont dans les poches de sa selle en lui disant « je les ai fait moi-même ». Le silence d'Ardashir et son absence de plaisanteries. La visite d'Ehsan, de sa main ridée se posant sur la sienne, et de son affirmation qu'il suivrait toujours son destin. C'est si peu, parmi la multitude !
De ceux-là, elle reste la sœur, la compagne et l'amie. De ceux-là, elle porte dans leur cœur leur affection sincère. De ceux là, le souvenir restera vivant. Elle les a aimé, tous, autant qu'ils étaient. Mais dans le secret de son cœur, il ne reste que Golnâr et ses sorties bourrues, sa manière de chapeauter les jeunes arrivées en leur montrant les cordes ; qu'Ardashir, et son rire qui volait plus haut que la cime des arbres ; qu'Hedyeh et sa manière dont ses gestes se tournaient toujours vers Mithra dans une prière muette et son intense dévotion que personne ne pouvait égaler ; qu'Ehsan, courbé en deux sur sa cane, à la parole claire et à la patience presque infinie. Elle les a aimé dans leurs qualités et leur défaut. Elle les a aimé jusqu'à la haine, comme une vraie sœur, comme une femme qui sait qu'elle leur restera liée jusqu'à ce que l'un d'entre eux meure, jusqu'à la lie de leurs défauts et de leurs habitudes.
Quant au autres – que les djinns dévorent leurs noms pour qu'ils finissent dans l'oubli !
Elle sait, bien sûr, qu'il n'ont pas tort. Les esprits murmurent depuis longtemps que la voie de son destin est ailleurs, dans la poussière et le sang, et qu'un jour elle partira. Mais de cette manière !
« Tu es notre sœur, Faranghis, mais ta présence parmi nous perturbe notre union vers la divinité. »
Elle ferme les yeux, inspire, expire. Le souvenir de la main d'Ehsan sur la sienne revient à elle :
« Laisse ta colère, petite sœur. Elle ne te sera d'aucune utilité. Tu sais que tu devais partir : pars. Mithra est dans son cœur et les Djinns à tes oreilles. La voie que tu traces est au-delà de leur imagination. Ton destin est au-delà de leurs espérances. Pars – et si la colère reste avec toi, reviens-nous à la fin de ton voyage et enchante-nous de tes récits. Ils pleureront des larmes amères et je serais ravi de savoir quels ont été tes chemins de poussière. »
Elle inspire encore. Les souvenirs de ses adieux remontent : Ardashir et son sourire moqueur qui dissimulait mal son amertume :
« Tu nous écriras pour dire combien de nobles tu as charmés, et combien t'ont demandé en mariage. Et surtout, tu nous diras leur visage quand tu les auras refusé ! »
Hedyeh et son acceptation silencieuse lorsqu'elles ont prié ensembles dans la petite chapelle aux lourdes fumées d'encens, lorsqu'elle a fait coulé le vin sur l'autel et qu'elle a battu l'orge mondée dans l'eau.
Et Golnâr, cette chère Golnâr qui est allé fouiller dans les réserves et en a ramené une couverture épaisse.
« C'était la mienne lorsque je suis venue ici. Puisse-t-elle te protéger pendant l'hiver – fais attention à bien la raccommoder, je sais combien tu détestes les aiguilles ! »
Ces souvenirs éclipse la masse de sourires narquois et satisfaits, les piques et le mépris qu'elle a rencontré. Ils éclipsent le silence de son départ à l'aube, sans cérémonie ni témoins.
Laisse, chuchote les djinn. Là bas, tu tueras ceux qui s'opposent à Mithra. Ici, ils ont obéi à sa volonté.
Elle les écoute, et sa rancœur s'effiloche au gré du vent. Cela suffit : il est temps de redevenir fille unique.
