Titre original : The lies we tell ourselves (and others)
Auteur : tamoline
Traducteur : hotladykisses (avec l'autorisation de l'auteur)
Chapitre 1
Rétrospectivement, il n'y aurait jamais dû y avoir de première fois.
Même si je faisais en effet un certain nombre d'enquêtes sur le campus – il faut bien manger après tout – je mettais un point d'honneur à éviter la fac de droit. Pour commencer, je ne connaissais pas grand monde là-bas, ce qui rendait difficile d'obtenir des informations juste en posant des questions à droite à gauche. Et puisque j'étais aussi étudiante, je préférais ne pas obtenir d'informations en me présentant sous un faux jour. Trop de chances d'un retour de bâton.
Et puis c'était plein d'avocats en herbe, qui étaient déjà assez instruits pour savoir comment me traîner en justice, et encore assez enthousiastes pour réellement essayer.
Un mélange positivement détonnant.
Mais l'agence McShane était l'un de mes meilleurs employeurs. Un travail semi-régulier, pas trop mal payé, et ce qu'il y avait de mieux et de plus rare, une tendance à ne pas me confier des boulots qui me laissaient après coup avec l'impression que j'avais besoin de prendre plusieurs douches. Et Shaw, mon contact à l'agence, avait beaucoup insisté sur cette affaire.
Le fait qu'il voulait que ce soit moi qui m'en occupe, plutôt que l'un de leurs enquêteurs maison, était instructif. Le fait qu'il sorte son propre portefeuille pour me convaincre semblait aller dans le même sens.
Mais pour finir, j'acceptai l'affaire. Elle n'avait pas l'air bien méchante – découvrir pourquoi l'une des étudiantes en droit, Veronica Simons, avait cessé de donner signe de vie. J'étais redevable à Shaw pour m'avoir fourni du travail. (Et même si je ne voulais pas l'admettre, fût-ce vis-à-vis de moi-même, la lueur de sincère inquiétude dans son regard avait bien pu me décider).
Cela ne m'empêcha pas de prendre son argent, bien sûr. Comme je disais, il faut bien manger. Pour ne rien dire du logement, des livres de cours, et autres nécessités de la vie étudiante.
C'était donc pourquoi je me trouvais là, à la porte de l'un des amphis, à démarcher photo à la main les étudiants qui en sortaient. J'avais déjà interrogé sans succès ses voisins de chambre, c'est pourquoi j'en étais réduite à espérer que j'aurais un coup de chance en essayant ses cours.
« Hé. », dis-je en arrêtant l'une des nombreuses personnes qui sortaient de la salle. Contrairement à la plupart de celles que j'avais approchées, elle s'arrêta réellement.
« Je peux vous aider ?
- Oui, je cherche Veronica. » Je lui montrai la photo qu'on m'avait fournie. On était censées se voir il y a quelques jours, mais personne ne semble savoir où elle est, et je me fais vraiment du souci. » Je lui adressai mon plus beau sourire brave mais un peu tremblant.
Cela eut l'air de fonctionner.
Elle plissa les lèvres. « Je l'ai déjà vue, mais je ne la connais pas vraiment. Je peux demander, cela dit. »
Je modulai mon sourire pour le rendre plus reconnaissant. « Merci. J'apprécierais vraiment. » Je pêchai mon carnet orange, griffonnai mon numéro de téléphone ainsi que mon adresse e-mail et déchirai la page. « Si tu entends quoi que ce soit, tu peux me le faire savoir ?
- Bien sûr. » dit-elle. Elle prit le bout de papier que je lui tendais et s'éloigna tandis que je sautais sur un autre candidat potentiel.
Et ce fut tout. Je n'y réfléchis certainement pas à deux fois, en particulier lorsque je parvins à découvrir que Veronica avait un petit ami sur lequel elle s'était montrée discrète. Pas assez discrète cependant. J'entrepris de le débusquer.
C'est pourquoi, même s'il y eut une première fois, étant donné nos univers différents – et le fait que j'aurais seulement dû être un incident mineur dans sa vie – il n'y aurait certainement jamais dû y avoir de seconde fois.
Il est vrai qu'Alicia a toujours aimé me prouver que j'avais tort.
oOo
Chère mademoiselle Parveen,
Nous sommes au regret de vous informer que votre frère Vijay s'est enfui de son foyer d'accueil. Si vous savez quoi que ce soit sur l'endroit où il se trouve, ou qui puisse nous aider à le localiser…
oOo
La seconde fois survint quelques mois plus tard. Je n'étais pas sur une affaire. Je n'étais même pas en train d'étudier, même si j'aurais sans doute dû. Je venais juste de recevoir cet e-mail du foyer d'accueil, qui m'avait laissée … perturbée. Incertaine.
Je faisais de mon mieux, je faisais ce qu'il y avait à faire, mais … ça ne suffisait pas.
Bien sûr, ça ne m'aurait avancée en rien de broyer du noir, c'est pourquoi je ne voulais pas rester seule, laisser le silence s'infiltrer dans mon crâne. La paix et le silence n'avaient guère fait partie de ma vie en grandissant.
Mais je n'avais pas vraiment envie non plus d'interaction avec d'autres gens, c'est pourquoi je n'avais sollicité aucun de mes partenaires occasionnels.
Je décidai de me rendre dans un des bars du coin (un qui ne soit pas trop regardant sur les pièces d'identité), de contempler le vide et de laisser le bruit me déferler dessus et emporter toutes les pensées perturbantes.
Ca ne démarra pas trop mal. Evidemment, je dus dissuader quelques-uns des habitués (poliment, aucun intérêt de fermer des portes pour plus tard), mais la plupart d'entre eux, par miracle, semblèrent avoir compris mon humeur et me laissèrent en paix.
« Salut. » Une voix se fit entendre devant moi. Reprenant mes esprits, je vis une fille brune inconnue, debout près du bar, un sourire circonspect sur le visage.
« Salut. » répondis-je d'un ton neutre.
« Je me demandais juste si tu avais réussi à retrouver ton amie. » Je battis des paupières. « Veronica ? » demanda-t-elle en réponse à mon expression quelque peu confuse.
Le nom me disait quelque chose, mais je ne parvins pas à le remettre immédiatement. « Oh oui. » répondis-je cependant. Il y avait des chances que ce soit tout ce qu'il y avait de vrai.
« Je me demandais, comme je ne l'ai pas revue en cours depuis. »
Oh, Veronica. Je finis par me rappeler. « Il y a eu quelques complications. » Cela en tout cas était certainement tout ce qu'il y avait de vrai. Et Veronica, si elle retournait à l'université un jour, se retrouverais sûrement inscrite dans un établissement en plein milieu des Etats-Unis, loin de Georgetown et de son soupirant inapproprié. En supposant qu'elle veuille encore de l'argent de son très cher papa. Je retournai son sourire à la fille brune, en m'assurant d'y ajouter une pointe d'embarras. « Je suis sûre que tu comprends. »
D'après son expression, il n'en était rien, mais elle sourit tout de même vaillamment et tendit la main. « Je ne crois pas m'être déjà présentée. Alicia Cavanaugh. »
Je serrai la main tendue. « Kalinda Sharma », répondis-je automatiquement.
« Je suis avec un groupe d'amis dans le coin là-bas, si tu as envie d'un peu de compagnie. » proposa-t-elle, le sourire toujours réservé mais peut-être un peu plus chaleureux qu'auparavant.
« D'accord. » dis-je avant d'y avoir réellement réfléchi.
Bah, je pourrais toujours m'excuser si j'en ressentais le besoin. Et c'était de ne pas avoir assez de contacts à la fac de droit qui avait généré le problème pour commencer, alors ça ne pouvait pas faire de mal de me mettre à en cultiver quelques-uns.
Et si tout cela ressemblait étrangement à de la rationalisation, eh bien il s'agissait d'une rationalisation qui me distrayait de l'humeur qui m'avait fait venir ici à l'origine.
Il s'agissait d'un groupe de trois garçons et quatre filles tassés dans un box. Des regards curieux se levèrent dans ma direction tandis que j'oscillais derrière Alicia, que l'on faisait les présentations et que l'on échangeait des salutations. Absolument rien d'inhabituel pour moi. A mon total manque de surprise, la plupart d'entre eux étaient des étudiants en droit, et les deux qui ne l'étaient pas étaient de toute évidence des petit(e)s ami(e)s.
Ce que cela faisait de moi, je n'en étais pas très sûre. Je n'étais pas assez blanche ni bourgeoise pour cadrer avec eux.
Peut-être qu'Alicia m'avait invitée par pitié. Ce n'était pas la première fois, et ça ne durait jamais longtemps. Et c'était toujours mieux que d'être choisie par quelqu'un pour ma touche d'exotisme.
(Ce n'était pas que je répugnais à utiliser ce truc qui m'avait déjà servi au besoin, mais…)
« Salut. » dis-je au garçon à côté de moi, qui s'était présenté comme étant Will.
Il me décerna un grand sourire, dont j'étais sûre qu'il se voulait charmeur. Il est possible qu'il y ait même un peu réussi, mais je n'avais aucune intention de le lui faire savoir.
« Alors, tu étudies quoi ? » demanda-t-il. « Non, attends, ne me le dis pas. » Il ferma les yeux et se concentra, avant de rouvrir un œil. « Les maths ?
- Vraiment ? » C'était juste un peu trop stéréotypé.
« Le commerce ?
- Je t'arrêterai quand tu brûleras. » dis-je d'un ton pensif. « Peut-être. »
De l'autre côté de la table, Alicia, appuyée sur l'épaule de son petit ami Dan, adressa à Will un regard tolérant et amusé, et articula tout bas à mon intention : « Tu veux que je détourne son attention ? »
Je haussai les épaules et fis non de la tête. J'étais plus que capable de m'occuper de moi-même au besoin.
Will abandonna plus ou moins de lui-même après dix autres tentatives, et se contenta ensuite de me sortir tout à coup une autre supposition de temps à autre. Le reste du temps, lui et quelques autres autour de la table furent plus qu'heureux de me régaler d'histoires à leur sujet.
Cependant certains d'entre eux, Will en particulier, étaient réellement d'assez bons conteurs. Et surtout Alicia y ajoutait un commentaire muet de son cru : un regard amusé partagé, un mordillement de lèvre, un hochement de tête. Tout cela rehaussait la saveur des histoires, et à la fin de la soirée, je me retrouvai quelque peu de meilleure humeur.
Alors que nous quittions le bar, Alicia me toucha gentiment l'épaule et remarqua : « Tu n'as jamais dit ce que tu étudiais. »
Je lui adressai mon sourire le plus énigmatique. « Non, en effet. »
Elle me regarda un moment, puis rit en hochant la tête. « C'était bien de faire ta connaissance dans les règles. Il faudra qu'on remette ça un jour.
- D'accord. » dis-je, à peu près certaine que cela signifiait ne plus jamais les revoir, sinon par hasard.
« A un de ces jours. » s'écria-t-elle tandis que nous partions dans des directions opposées.
oOo
Il était une fois, dans un pays très, très lointain, une fille qui s'appelait Leela.
Quand elle était petite, ses parents étaient méchants, c'est pourquoi elle et son petit frère Vijay furent élevés par le Système, qui n'était pas une personne ni même un lieu, mais un circuit. Une série de maisons où ils n'étaient pas chez eux, et de gens qui disaient qu'ils allaient s'occuper d'eux mais ne s'en souciaient jamais.
Leela en grandissant devint une fille très en colère.
oOo
Et vraiment, les choses en seraient restées là (malgré tout ce qu'Alicia put prétendre par la suite), si un avis juridique ne s'était avéré utile sur une affaire environ une semaine plus tard, et qu'il se trouva que le visage d'Alicia fut le premier à me venir à l'esprit.
Peut-être qu'elle n'était pas encore tout à fait avocate, mais elle était en dernière année, et première de sa promotion, non ?
Peu importait. Je lui écrivis un mail et lui demandai si nous pouvions nous revoir. Quelques heures plus tard, je trouvai dans ma boîte de réception une réponse proposant de nous retrouver dans un café le lendemain après-midi. L'avis n'était pas si urgent et je n'avais pas cours à cette heure-là, aussi acceptai-je.
J'arrivai un peu en avance afin de trouver une bonne place où je pourrais avoir le dos au mur et accéder facilement à la sortie. Non pas que je m'attendais à des problèmes, mais cela me rassurait considérablement. L'heure était passée de quelques minutes lorsqu'Alicia franchit la porte du café d'un pas rapide et s'approcha de ma table, l'air un peu confus et se mordillant doucement la lèvre.
« Salut.
- Désolée d'être en retard. Je me suis un peu laissée absorber par des recherches, et avant que je ne réalise … » Elle fit un petit geste de la main.
Je me permis d'esquisser un léger sourire en coin. « Des recherches, hein ?
- Oui. » dit-elle, l'air un peu outragé. « Quoi d'autre… Non, ça n'avait rien à voir avec ça ! » dit-elle en rougissant un peu.
« Bien sûr que non. » lui dis-je d'un ton affable.
« Tu … tu… » Elle prit une inspiration puis me regarda, les yeux rétrécis. « Tu es en train de me taquiner, n'est-ce pas ?
- Jamais. » dis-je avec un petit sourire.
« Tu es bien ici pour me demander à moi une faveur, n'est-ce pas ? » dit-elle d'un ton malicieux.
« Si tu veux toujours me l'accorder.
- Je vais y penser. Toi… » dit-elle en me pointant du doigt. « Je t'ai à l'œil.
- Je peux t'offrir un café pour me racheter ? » Je le ferais passer dans mes frais, mais c'était l'intention qui comptait.
Elle me sourit. « D'accord. »
Je passai sa commande, puis lui exposai les grandes lignes du problème, en l'anonymant autant que possible. Elle me guida depuis le début, me posant des questions auxquelles je n'avais même pas pensé, avant de me donner un avis synthétique.
D'une façon ou d'une autre, après cela nous parlâmes d'autre chose. Elle tenta de me poser quelques questions, mais je m'arrangeai pour donner des réponses neutres et lui retourner les questions. De là, nous en arrivâmes à parler de nos goûts, un terrain sur lequel je me sentais plus à l'aise (et plus caustique).
« Merde. » jura Alicia en regardant dehors où il semblait que le jour s'était inexplicablement transformé en nuit. « Il y a un devoir que je dois vraiment rendre demain et je voulais le relire une dernière fois. »
J'eus envie de faire écho à son sentiment. Entre mes cours et mon travail, j'aurais incontestablement pu trouver mieux à faire de mon temps.
« Ecoute », dit-elle. « Si tu veux un examen plus approfondi de ton problème, je peux te le faire par écrit. Mais il va y avoir un prix.
- Très bien. » dis-je en calculant mentalement combien je pouvais demander au type qui m'avait engagée.
Elle se passa une main dans les cheveux. « Dan est toujours en train de me dire qu'il faut que je mange régulièrement, mais je n'ai tout simplement pas le temps de cuisiner en ce moment, et je n'ai pas l'argent pour les plats tout faits. Sans même parler du fait que j'ai du mal à me rappeler que je suis censée avoir faim. » Elle eut un sourire légèrement embarrassé. « Apporte-moi disons, cinq repas équilibrés, assure-toi que je les mange, et je t'enverrai par mail un vrai compte-rendu. »
Je me demandai si j'en avais réellement besoin, j'envisageai de marchander à la baisse, mais pour finir j'attaquai sous un autre angle. « Chez toi il y a une cuisine dont je pourrais me servir ? »
Elle fit oui de la tête.
« Marché conclu. » A défaut d'autre chose, il serait bon de m'assurer que moi aussi je ferais un repas équilibré une fois de temps en temps. Elle n'était pas la seule à qui le travail posait des problèmes.
Elle sourit. « Bien. Je tâcherai de te rédiger ça dès que j'aurai un moment de libre. » Elle se leva et fit quelques pas vers la porte, avant de se retourner vers moi, l'air désolé. « Cela dit, ça aiderait sans doute si tu ne discutais pas trop avec moi. Sinon, on dirait qu'il est bien trop facile de perdre une ou plusieurs heures. »
Je lui souris en retour avant d'en avoir conscience. « Je ferai de mon mieux. »
oOo
Cela devint une habitude. A peu près une fois par semaine, je me rendais chez elle et je nous préparais à souper. Rien de raffiné et cela impliquait généralement un certain nombre de boîtes de conserves, mais un solide repas pour nous deux. Et même si nous nous arrangions bien pour ne plus perdre d'heures, le temps du repas me procurait un moment de calme, un espace à la fois loin de mes cours et de mon travail.
Cela me laissait toujours avec un obscur sentiment de culpabilité.
Mais une dette était une dette, et j'en avais payé (j'étais en train d'en payer) d'autres qui m'avaient bien plus coûté.
oOo
Salut frangine,
Je suis sûr que tu seras ravie de savoir que je suis de nouveau à la miséricordieuse Gladview. Je t'envoie juste cet e-mail pour que tu ne te fasses pas davantage de souci. Je n'en reviens pas qu'ils ne m'aient pas renvoyé.
Je suppose que tu n'as pas encore de nouvelles de Vidhya ?
oOo
« Je suis sûre que ça doit faire plus que la cinquième fois que tu viens. » La voix d'Alicia me parvint derrière moi tandis que je faisais cuire des pâtes. Le ton était amusé. « Les gens pourraient commencer à se faire des idées. »
Ce n'était pas possible. Je fouillai ma mémoire. J'avais conclu ce marché … il y avait presque dix semaines ? Même en comptant les semaines occasionnelles où je n'avais pas pu venir …
Je sentis soudain ma poitrine se serrer.
« Cela dit, dieu sait que Dan pourrait profiter de quelques leçons de ta part. » dit-elle d'un ton un peu amer.
Dan et elle avaient des problèmes ces temps-ci, notai-je distraitement.
Ce n'était pas possible, me répétai-je en refaisant les calculs.
Pas d'erreur, pensais-je, et soudain, l'odeur de la fumée me piqua fortement les narines.
« Désolée, je ne voulais pas te distraire. » dit-elle, et je réalisai soudain que la casserole était en train de déborder.
Merde, pensai-je. Mais heureusement les pâtes étaient juste un peu trop cuites. Pas brûlées, bien sûr.
Cela serait bien trop simple.
Je servis une seule assiette et la lui tendis.
« Tu ne peux pas rester ? » demanda-t-elle, l'air un peu déçu.
Son expression ne fit que resserrer l'étau autour de ma poitrine.
Il fallait que je sorte d'ici tout de suite.
Je m'obligeai à sourire et fis non de la tête : « J'ai un imprévu. » mentis-je.
Je réussis à sortir de là sans courir, chose qui tenait du petit miracle.
J'avais de sérieux ennuis, bien pires que je ne le pensais.
Je l'aimais bien. En tant qu'amie. J'aurais pu faire avec si je l'avais bien aimée autrement, j'aurais su comment agir si tel avait été le cas.
Mais une amie ? Pas une connaissance, un contact, un employeur, mais une amie ?
Je n'en voulais pas.
Je n'en méritais pas.
Je rentrai précipitamment chez moi, et évitai tout contact avec elle pendant une semaine, jusqu'à ce que je puisse de nouveau respirer en pensant à elle.
oOo
Un tournant se produisit lorsqu'elle arriva dans un nouveau foyer de plus. Il y avait déjà une autre fille dans la chambre qu'on lui avait assignée, étalée sur l'un des lits.
La fille leva les yeux et dit d'un air renfrogné : « Super. Maintenant ils nous mettent par couleur. »
oOo
La portée de son irruption dans ma vie ne s'arrêta pas là, bien sûr.
Je me mis à recevoir régulièrement des invitations à sortir avec elle et ses amis.
Je déclinai poliment la plupart, mais me rendis à suffisamment d'entre elles pour me familiariser avec eux.
Alicia et Dan passaient toujours plus de temps à regarder n'importe qui d'autre plutôt qu'à se regarder l'un l'autre. Ils avaient des problèmes, en effet.
Will avait tendance à suivre Alicia des yeux, en particulier après un ou deux verres, et à chaque fois que Dan le remarquait, il faisait exprès de toucher Alicia, de marquer son territoire. C'était à ce moment qu'ils avaient le plus l'air d'un couple, en tout cas en ce qui le concernait.
Le regard d'Alicia en revanche papillonnait parfois rapidement, l'air coupable, vers Will quand elle pensait que personne ne regardait.
Moi ? J'observais toujours. C'était ce que je faisais le mieux.
oOo
Salut frangine,
Je dois dire que tu as changé depuis que tu es à Washington. Je m'attendais à moitié à ce que ton mail m'en fasse baver, mais ce n'était qu'un un tas de mots pour dire à quel point tu étais inquiète. Tu t'es ramollie ?
Ce n'est pas que j'y croie vraiment, mais si tu peux venir pour Thanksgiving…
oOo
Au bout de quelques semaines à observer ce ballet, je coinçai Will lorsqu'il alla au bar chercher la prochaine tournée.
« Elle te plaît. », dis-je sans préambule.
Il crâna un peu. « Qui ? »
Je penchai légèrement la tête de côté et le considérai.
Il se dégonfla quelque peu et m'adressa un sourire en coin. « C'est si évident, hein ? »
Je brandis le pouce et l'index légèrement écartés.
« Eh bien, ce n'est pas comme si tous ceux de notre groupe n'étaient pas déjà au courant. Alicia et Will, la plus grande histoire d'amour à ne jamais avoir vu le jour. » dit-il avec un peu d'amertume.
« Oh ?
- A chaque fois qu'elle est libre, je suis avec quelqu'un, et vice-versa.
- Pourquoi ne pas tenter le coup maintenant ? » Ce n'était pas comme si sa relation avec Dan la rendait heureuse. Et peut-être que celle-ci le pourrait.
J'aurais dû m'en moquer, mais j'avais déjà franchi le Rubicon à cet égard.
« Je ne pourrais pas lui faire ça. Elle ne se le pardonnerait jamais. »
Je lui adressai un regard interrogateur, inclinant légèrement la tête.
« Elle se débrouillait pour tomber sur de vrais connards à une époque. En particulier, elle a été plusieurs fois trompée. Elle est très sensible là-dessus. Si c'était elle qui rompait avec Dan, en particulier pour sortir avec quelqu'un d'autre… » Il haussa les épaules, puis m'adressa un demi-sourire. « J'aimerais bien avoir ne serait-ce qu'une vraie chance avec elle, et si Alicia se sentait coupable, ça empoisonnerait notre relation plus vite que quoi que ce soit à ma connaissance.
- Alors tu vas te contenter d'attendre ?
- Je ne suis pas tout à fait maso à ce point-là. Quoi qu'il en soit, la vie continue. » Il me jeta un regard appréciateur. « J'aurais la moindre chance avec toi ? »
Je lui adressai un léger sourire sensuel. « Peut-être. » dis-je en me penchant tout près de lui. « Une autre fois. » Je me penchai encore plus près. « Mais pas maintenant. » lui soufflai-je à l'oreille, avant de reculer.
Son sourire était impénitent. « Donc j'ai une chance alors ?
- Il y a toujours une chance. » Mais j'étais encore loin de connaître assez bien la dynamique de ce groupe, et je ne voulais pas risquer de la bouleverser. En particulier pour une liaison que je pouvais trouver ailleurs. « Bon, les boissons ? »
Lorsque nous regagnâmes la table, le regard d'Alicia papillonna également sur moi, avant de se détourner de nouveau.
oOo
En dépit de ce début peu prometteur, la fille (qui s'appelait Vidhya) et Leela devinrent les meilleures amies du monde. Un peu trop bonnes amies, de l'avis de ceux qui s'occupaient d'elles. Les filles étaient toutes deux des fauteuses de troubles, et les deux réunies étaient pires.
On continuait de les séparer, mais elles continuaient à parvenir à se retrouver, et restaient en contact malgré les kilomètres. Et elles partageaient tout : tous leurs secrets aussi bien que Vijay.
Jusqu'à ce que miss Bowen entre en jeu.
oOo
En fait j'étais sur une affaire quelques mois plus tard lorsque je reçus l'appel. Du bon vieux travail de détective, tapie dans le tas de rouille qui me servait de voiture, appareil photo en main, à attendre pile le bon moment pour prendre le cliché. En partie une question de chance, mais avant tout, il fallait avoir assez de patience pour endurer l'ennuyeuse monotonie.
Mon téléphone vibra et je le repêchai. C'était Alicia. Je farfouillai dans la boîte à gants à la recherche de mon deuxième kit mains libres (plus facile que de fouiller dans mon sac à main, et cela voulait dire que je n'avais pas à quitter des yeux le bâtiment dans lequel se trouvait ma cible) et le branchai.
« Allô », dis-je.
« Kalinda ?
- Oui.
- Je peux passer te voir ? » Sa voix était brusque et instable, et il me fallut un moment pour réaliser qu'elle pleurait.
Voilà. C'était pour ça que je n'avais pas d'amis. J'avais un travail, et il fallait qu'il soit fait ce soir.
Mais…
« Tu peux me laisser une demi-heure ? » J'avais quelques idées folles sur la façon de conclure cela rapidement. Et j'espérais vraiment qu'elles marchent, autrement tout mon travail jusqu'à maintenant serait sans doute perdu.
« Mmhmm. » suivi d'une nouvelle crise de larmes.
« Ecoute, » dis-je un peu maladroitement. « Tu es chez toi ?
- Oui.
- Et si c'était moi qui passais ? » Si elle n'avait pas envie de rester chez elle, je pourrais toujours l'emmener quelque part.
C'était juste que je n'aimais pas la savoir en train de se promener dehors en larmes.
« Ca serait super, merci.
- Tu veux que je te rapporte quelque chose ? » Il me semblait me rappeler que la crème glacée était une tradition récurrente dans la culture populaire.
Non pas que j'en aie jamais fait usage.
Non pas que j'aie jamais vraiment eu l'occasion d'en faire usage dans ma jeunesse.
Mais cela semblait être ce qu'il y avait à faire.
« Ca ira. » dit-elle. « J'ai juste … Juste quelqu'un à qui parler. »
Et pour une raison quelconque, elle m'avait choisie moi. Parce que j'étais clairement la personne la plus réconfortante qu'elle connaissait.
Eh bien, c'était là une pensée perturbante. A quel point fallait-il être désespéré ?
« J'arrive dès que je peux. » dis-je avant de raccrocher.
Je fermai les yeux une seconde et me concentrai afin de penser comme un employé de messagerie privée. Puis je les rouvris et sortis de la voiture.
Il était temps de jouer le tout pour le tout.
oOo
Je sonnai en bas de chez elle.
Au bout de quelques instants, l'interphone demanda : « Kalinda ?
- Ou une bonne imitation. »
La porte se déverrouilla d'un clic et j'entrai dans le bâtiment.
Quand j'arrivai à la porte de son appartement, celle-ci était légèrement entrebâillée.
« Salut. » dis-je doucement.
La porte s'ouvrit pour révéler une Alicia aux yeux rouges.
« Merci d'être venue.
- De rien. » Vraiment.
Elle me fit entrer dans sa salle de séjour. Je fis un geste pour prendre une chaise, mais elle se contenta de me regarder et d'indiquer la place sur le canapé à côté d'elle d'un air interrogateur.
Je ne fis que contempler la place vide pendant un instant. Il n'y avait absolument pas moyen que je m'assoie là pour qui que ce soit d'autre. (Il n'y avait même pas moyen que je sois ici pour qui que ce soit d'autre).
Mais pour elle…
Je soupirai intérieurement et m'assis avec précaution à côté d'elle.
Alicia se blottit contre moi.
Génial. Vraiment génial.
Tant bien que mal, je parvins à éviter de tressaillir, mais ne pus me résoudre à faire quelque chose comme de lui passer le bras autour des épaules.
J'avais mes limites, même pour une amie.
« Il m'a laissée tomber. »
Cela avait été ma théorie favorite.
« Je veux dire Dan. »
Je l'espérais bien, à moins que j'aie manqué sacrément beaucoup de choses ces derniers jours.
Elle leva les yeux vers moi, l'air presque en colère. « Il ne l'a même pas fait en personne. Juste envoyé un mail. »
Comme c'était … attentionné de sa part.
Elle baissa de nouveau les yeux. « Il a même pris le temps de faire la liste des raisons pour lesquelles ça ne marchait pas pour lui. Apparemment, je n'étais pas assez impliquée dans cette relation, et il y avait trop d'autres personnes dedans. »
Ce qui expliquait peut-être pourquoi il avait attendu que Will ait débuté une nouvelle relation avant de faire ça.
Décidément, qu'est-ce que Dan avait été attentionné.
Bien que si Will avait été libre, il se serait probablement trouvé ici à ma place.
Ce qui m'inspirait des sentiments étonnamment mitigés.
Il était presque agréable que quelqu'un – Alicia – m'ait choisie pour se confier ainsi à moi.
Même si le fait que j'étais un des seuls membres du groupe à ne pas faire également partie des amis de Dan n'y était sans doute pas pour rien.
Mais Alicia levait les yeux vers moi : « Tu crois que c'est entièrement ma faute ? Que j'ai été une mauvaise petite amie ?
- Non. » semblait être la réponse requise. Je réfléchis un instant. « Tout est de sa faute. » Pas tout à fait exact à mon avis, mais d'après l'expression du visage d'Alicia, cela semblait être la bonne réponse. « Sans aucun doute sa faute.
- Merci.
- Même si je ne sais pas pourquoi tu ne l'avais pas déjà largué. » fus-je contrainte d'ajouter.
Peut-être pas le commentaire le plus diplomate, mais c'était sincère.
Elle baissa les yeux, et pendant un moment je crus qu'elle allait se remettre à pleurer. « J'essayais de faire en sorte que ça marche. » dit-elle tout bas.
Et ça, ce genre d'illusions, c'était pour ça que je ne faisais pas dans le relationnel.
« Tu es trop bien pour lui. » lui dis-je, ce qui était tout à fait vrai.
« Merci. » dit-elle. « Ca t'ennuie si on parle d'autre chose maintenant ?
- D'accord. »
Elle leva les yeux vers moi, la tête sur mon épaule. « Alors, tu faisais quoi avant que je t'interrompe ?
- Une nouvelle affaire pour Kalinda Sharma, détective privé.
- Dont tu ne vas naturellement rien me dire. » dit-elle avec un petit sourire.
Je haussai l'épaule sur laquelle elle n'était pas appuyée. « C'est pour ton bien. Tu devrais le savoir.
- Ca sera plus dur de te défendre lors de l'inévitable procès.
- Je tâcherai de m'assurer de ne jamais me faire prendre. »
Tandis qu'elle souriait et se blottissait contre moi avec encore plus d'abandon, je songeai qu'il y avait des endroits bien pires où se trouver.
Et j'avais même réussi à obtenir la preuve qu'il me fallait sans avoir à attendre pendant des heures l'appareil photo à la main.
C'était tout bénef.
