-C'est vraiment l'idée la plus stupide que tu aies jamais eu.
L'écho de ces paroles retentit un instant dans la salle. Un sourire sarcastique se dessina sur les lèvres de San. Avec un regard moqueur, la jeune fille se retourna vers son frère.
-Tu as oublié la fois où j'ai proposé qu'on se teigne les cheveux en mauve ?
-Ouais ben c'était l'idée la plus stupide que tu aies eu jusqu'alors. Mais celle-ci la surpasse de très loin.
-Tu sais, je trouve curieux que tu te plaignes toujours de mes idées alors que tu les suis presque toujours mieux que moi.
Ce fut au tour de Jun de sourire.
-Devoir de grand frère oblige, répondit-il simplement, c'est moi le plus vieux, alors quoique tu fasses, c'est moi qui dirige.
San leva les yeux au ciel, comme à chaque fois que Jun mentionnait leur différence d'âge.
-C'est ça oui, dit-elle, comme si les deux minutes et trente sept secondes que tu as de plus que moi te donnaient tous les droits.
-C'est à peu près ça en fait, répondit Jun avec un sourire satisfait en ébouriffant les longues boucles bronzes et blondes de la jeune fille. Celle-ci s'empressa de les ramasser en une queue de cheval avant de tirer la langue à son frère.
-Dit plutôt que maman à toujours voulu un fils à papa dans ton genre!
Le jeune garçon haussa les épaules d'un air nonchalant.
Jun avait toujours été le préféré de la famille. Son intelligence, sa gentillesse et sa docilité faisaient de lui le fils idéal sur lequel tous les espoirs reposaient, tandis que San brillait par son caractère antisocial et revêche. Le contraste entre leurs personnalités était cependant moindre que la similitude qui les unissait sur le plan physique : Bien que de sexes opposés, San et Jun étaient des jumeaux d'une ressemblance frappante.
Tous deux avaient les mêmes yeux d'un noir de jais, le même front un peu large, la même couleur de cheveux; un bronze éclatant parsemés ça et là de mèches blondes, sans parler du même sourire franc et contagieux.
Jun inspira profondément avant de mettre son casque tandis que San resserrait ses patins.
- Tu sais, dit-il, même si on survit à ton super manège, maman va nous tuer.
- Toi d'abord. Devoir de grand frère oblige.
- J'te déteste, fit alors Jun en souriant tandis qu'il mettait un casque sur la tête de sa sœur.
Sous la vitrine de son casque, San sourit de plus belle et se retourna vers son chef-d'œuvre, entièrement satisfaite. Près d'elle, son frère demeurait immobile, admirant d'un air à la fois enthousiaste et inquiet la scène qu'il avait devant les yeux. San et lui se tenaient sur les rebords de la piscine de leur école. L'eau qui remplissait ordinairement le grand bassin avait été vidée et, à la place, quelques équipements destinés aux exercices du cours de gymnastique étaient placés sur son sol donnant ainsi l'effet d'un terrain de course à obstacle.
À pied, en patins ou à vélo, les jumeaux étaient toujours à la recherche de sensations fortes et bien que Jun sois toujours là pour lui enseigner la modération ou pour la freiner dans ses élans trop audacieux, San connaissait assez son frère pour le persuader de la suivre dans ses combines. Et depuis la première fois que San avait aperçu la piscine de son école, elle s'était promis d'en faire son terrain de jeu.
Dès que la dernière cloche eut sonné, alors que tout le monde se hâtait de quitter l'école, San et son frère s'était caché dans un recoin peu connu du gymnase, attendant que les lieux soient parfaitement déserts. Ils s'étaient ensuite faufilés vers la piscine en prenant soin de ne pas se faire voir par les caméras et après avoir ainsi réaménagé les lieux, ils se tenaient tous deux prêts à jouir de leur piste improvisée.
-À trois, dit San pendant que son frère enfourchait son vélo.
Jun hocha la tête, ses yeux brillants d'excitation.
-Un dit-il
San déglutit.
-Deux, dit-elle
Ils se regardèrent une dernière fois, tout sourire.
-Trois!
-Je… Je n'ai pas de mots. Je suis absolument sans voix!
San et Jun baissèrent la tête regardant fixement les dalles du plancher. L'inconvénient quand on est avide d'émotions fortes, c'est qu'il faut savoir assumer les conséquences souvent désagréables qui les accompagnent. Qu'il s'agisse de se faire arrêter par la police, se fouler une cheville, supporter une crise d'une mère hystérique… ou les trois à la fois.
-Je n'en attendais pas moins de la part de San! Mais toi, Jun! Tu aurais du l'arrêter, pas la suivre dans sa folie! Tu me déçois énormément! Quand je pense que j'étais en train de faire la présentation de ma carrière à notre client le plus important quand mon portable s'est mis à sonner! Et qui est-ce que j'entends? Un policier! Mes enfants sont supposément entrés par infraction jouer les casse-cous dans la piscine de leur école! C'est incroyable! On ne peut pas être aussi écervelé! J'ai peine à pensé ce qui serait arrivé si…
Assise sur un lit d'hôpital, San regarda sa cheville foulée en soupirant alors que sa mère continuait sa tirade.
-Eh ben… pour quelqu'un disant être sans voix…
-Pardon? Tu as dit quelque chose?
-Rien, mère.
Eri Honoda, la mère des jumeaux, était d'un naturel plutôt calme. Jusqu'à ce qu'elle s'énerve. Ce qui arrivait souvent lorsque San mettait en action une des ses idées farfelues. C'était cependant la première fois que les conséquences d'un des ses plans étaient aussi désastreux. La police, probablement alertée par le vacarme des jumeaux, avait fait irruption dans la piscine alors San était en plein vol. La surprise la déstabilisa et son atterrissage raté résulta en une cheville foulée, ce qui les empêcha de fuir. Après que leur mère ait payé leur cotions, elle les amena à l'hôpital où San fut traitée pour sa cheville.
-C'est ma faute maman, dit alors Jun, Je te demande pardon.
Madame Honoda soupira et se massa les tempes.
-Jun… Tu ne réalises pas ce qui aurait pu se passer. Outre le fait que vos jeux dangereux auraient pu vous coûter plus qu'une cheville, vous auriez pu avoir un casier judiciaire! C'est bien parce que j'ai plaidé en ta faveur auprès de la direction de ton école que les charges contre vous ont été abandonnées! Et encore, si ce n'était de tes bons résultats académiques je ne suis pas sûre que cela ait suffit!
San ne dit mot mais nota avec amertume que sa mère avait plaidé en faveur de Jun et uniquement en faveur de Jun, afin de faire annuler les charges qui pesaient contre eux deux.
-En tout cas vous ne passerez pas le reste de votre été à jouer les cascadeurs c'est moi qui vous le dit! Jun, je t'ai inscrit à un camp de vacances. Tu pars la semaine prochaine.
-Quoi?
Le mot avait quitté les lèvres de San avant qu'elle s'en rende compte. Son regard incrédule allait de sa mère à son frère. Elle en voulait à sa mère de les séparer intentionnellement et en voulait à son frère de se plier si docilement à sa volonté.
Le retour à la maison se fit dans un silence tendu et dès qu'elle fut rentrée chez elle, San courut s'enfermer dans sa chambre. Elle n'y était pas depuis plus de dix minutes quand elle entendit frapper à sa porte.
-Fiche-moi la paix! Cria-t-elle de son lit.
C'était apparemment l'invitation que Jun attendait car il ouvrit aussitôt la porte et enfourcha la chaise de bureau alors que San s'enterrait sous ses couvertures.
-T'es en colère ? demanda-t-il
- On ne peut rien te cacher, Sherlock.
Jun approcha sa chaise du tas de draps qu'il tâta du pied.
-C'est quoi le problème? Parle.
-…
-Il n'y a pas de problème? Tu boudes par plaisir?
- Je ne boude pas.
Jun jeta un coup d'œil sur la masse de draps parlante.
-Bah oui, c'est clair.
Devant le silence de sa sœur, il continua :
-Tu sais, pour l'ampleur de notre coup, on s'en tire pas mal.
La tête de San émergea alors des couvertures.
-Bah oui, tiens! Ce sera juste la première fois en quatorze ans qu'on sera séparé par plus de vingt mètres. Pas de quoi en faire un plat!
-Quoi, c'est ça le problème ? Demanda Jun, Tu as peur que je te manque trop ? Tu sais que t'es presque trop chou, toi? Fit-il en ébouriffant sa crinière déjà dépeignée par ses couvertures.
San lui lança un regard noir.
-Tu en profiteras pour te faire de nouveaux amis, dit Jun.
-Je ne veux pas de nouveaux amis.
-Ça te ferais tu bien. Tu pourrais—
-Je ne veux pas de nouveaux amis, répéta San, insistant cette fois sur chaque syllabe.
Jun soupira. Cela faisait déjà quatorze ans qu'il était le seul ami de sa sœur alors que lui développait de très bons rapports avec ces camarades de classes ou de jeux. Il commençait à réaliser l'impact que cette séparation aurait sur San et cela l'inquiétait un peu.
-Ça va, j'ai compris, dit-il en refoulant son malaise, Pense positif. Un mois c'est vite passé, tu verras.
-Quoi, ça dure un mois? S'écria San, J'vais faire quoi pendant tout ce temps, moi? Je ne peux même pas patiner avec cette fichue cheville!
-Lire un livre, faire des devoirs de vacances, écouter de la musique, tricoter…
-En clair, m'ennuyer à mourir.
-C'est une manière de voir les choses.
À la vue de la moue qui perdurait sur son visage, Jun ébouriffa tendrement la crinière de sa sœur. Il avait toujours trouvé fascinantes les boucles et frisettes de ses cheveux alors que, biens qu'ayant la même teinte, les siens avait toujours poussés droits.
-Tu pourrais essayer de t'enfuir dit alors San.
-Peut-être même que ce sera une nécessité, répondit-il
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Jun se leva pour s'asseoir cette fois sur le lit de sa sœur.
-Maman m'a raconté qu'au Japon, sept jeunes ont disparu pendant un camp de jour. Et à leur retour, ils racontaient qu'ils avaient atterri dans un monde parallèle qu'ils devaient sauver avec l'aide des petits monstres amicaux qui y vivaient.
San leva un sourcil, peu impressionnée par les potins de son frère. Ou de sa mère en fait.
-Et elle t'envoie dans un camp de jour malgré cela?
-Le camp Escale Idéale est réputé pour ses ateliers de surdoué. Maman croit que serait un bel ajout à mon dossier parascolaire. Et puis on est loin du Japon quand même. Ces enfants avaient probablement écouté trop d'émission de Pokomon avant de dormir. Peut-être qu'ils ont rêvé tout cela. Ou alors ils se sont cogné la tête. Ou les deux.
-Tous les sept?
Jun haussa les épaules.
-Ça te fera une activité de plus à faire pendant mon absence, dit-il avec un faux enthousiasme, Écouter Pokomon!
-Super! Fit San de son ton le plus sarcastique, quatre semaines à m'ennuyer et à m'abrutir. On peut difficilement imaginer mieux!
- J'ai comme l'impression que tu n'as pas tout à fait saisit le concept de penser positif…
San retourna sous ses couvertures. Elle était positivement sûre que cet été allait être le plus pénible de toute sa vie.
Mais elle ignorait encore jusqu'à quel point.
-Vite Artz! Utilise ton Pokomon!
-Pipichu! Je te choisis!
-Piii!
-Pipichu! Attaque tarte au citron!
-Piii!
-Bravo Pipichu! On a réussi à sauver la princesse pokomon qui détenait la clef magique qui ouvre le coffre au trésor légendaire où se trouve le rouleau impérial détenant le secret mystique de la sauce secrète du colonel! Le monde est sauvé!
-Pii!
-Je t'aime Pika- euh, Pipichu! Tu es mon meilleur ami!
-Pii!
San éteignit la télévision. Si elle écoutait ne serait-ce qu'une seconde de plus de cette émission, elle n'aurait plus assez de neurones pour se brosser les dents le soir venu, elle le sentait. Assise en indien sur son fauteuil en cuir préféré dans le salon, elle jeta un coup d'œil à sa montre : 18h48. Jun était en retard. En tant normal il aurait la contacter depuis longtemps déjà.
Les pensées de San furent interrompues par la sonnerie du téléphone. Un sourire illumina aussitôt son visage et elle sauta de son fauteuil.
-J'y vais! Cria-t-elle en courant vers le téléphone.
Cela faisait maintenant trois semaines que Jun était parti et chaque jour il lui manquait autant que la veille. Heureusement, il était toujours assidu et ponctuel dans ses contacts quotidiens avec elle, que ce soit par courriel ou téléphone. Enfin, aujourd'hui étant l'exception.
-Allô? Fit San après avoir placé le combiné à son oreille, Jun, t'es en retard! Ça fait presque vingt minutes que j'me ramolli le cerveau à t'attendre. Je suis presque sûr d'avoir causé des dommages irréparables à mon cortex en regardant Pokomon et maintenant je meurs d'envie d'une tarte au citron!
-…
-Jun?
-… Bonsoir, fit une voix que San ne reconnaissait pas, Pourrais-je parler à monsieur ou madame Gray s'il vous plaît?
Le ton était grave et communiqua un vague malaise à San.
-Qui est-ce? Demanda-t-elle.
-Je suis Jonathan Prouls, un animateur au camp de jour Escale idéale.
C'était bien le camp où Jun se trouvait. San ne comprenait cependant pas pourquoi ce monsieur Prouls téléphonait alors qu'elle attendait un appel de Jun. Ce dernier avait-il était puni? Selon San c'était peu probable. Jun était peut-être loin d'être un ange mais elle était bien la seule à le savoir. De plus, il savait mieux que quiconque se défaire de n'importe qu'elle situation désagréable. San ne se rappelait pas la dernière fois où son frère s'était fait punir.
Tout en raisonnant de la sorte, elle apporta le téléphone à sa mère qui travaillait à son bureau.
Elle se retira quelque peu et se tint derrière la porte entrouverte afin d'épier la conversation.
Ce fut la conversation la plus pénible dont San ait jamais été témoin. Elle contenait peu de mots, mais San pouvait lire chaque émotion dans le regard et les gestes de sa mère.
Au début, encore quelque peu absorbée par son travail, Eri murmura distraitement ses salutations dans le combiné mais en quelques secondes seulement, tout bascula.
San vit le front de sa mère plisser et ses yeux s'écarquiller et se remplir de larme. Elle se leva de sa chaise et ses mains se mirent à trembler légèrement puis de manière de plus en plus intense jusqu'à que finalement, elle échappa le téléphone qui tomba sourdement sur le tapis.
San ne pouvait plus se contenir. Elle courut ramasser le combiné et le ramena à son oreille pour la deuxième fois.
-… tout laisse croire que Jun nous a quitté… définitivement. Je suis désolé.
La main qui tenait le téléphone retomba mollement le long de son corps. San sentit les larmes couler le long des ses joues et le souffle lui manquer. Ses yeux survolaient la pièce d'un ai paniqué avant de se poser sur un miroir accroché au mur près d'elle. San observa son reflet d'un air absent. Ces grands yeux sombres, ce front trop grand, ce petit nez rond, ces lèvres qui tremblaient…
-Jun…
