Ava referma un peu plus son châle autour de ses épaules. Les français étaient aux portes de la ville et les gens autour d'elle se pressaient pour fuir Moscou, pour fuir le « monstre » Bonaparte. Ava quant à elle savait qu'elle n'aurait pas le choix, qu'elle serait contrainte de rester jusqu'à l'arrivée des troupes françaises. Sa maîtresse la Grande Duchesse Marie Svov était née Marie de Mousset-Rémillon et Ava était certaine qu'elle attendait l'arrivée de Bonaparte avec impatience même si ce dernier symbolisait la Révolution et la fin prématurée de l'ensemble des Mousset-Rémillon qui n'avaient pas eu la chance de se voir marié à un membre de la haute aristocratie étrangère. La Grande-Duchesse était un personnage dur et antipathique mais Ava lui devait la vie. Fille illégitime de la dame de compagnie française de la Grande Duchesse et d'un officier russe dont elle ne connaissait pas l'identité, c'est Marie Svov qui l'avait élevée et gardée à son service.

Le Palais Svov se trouvait face au Kremlin, Ava pénétra à l'intérieur de l'immense bâtisse de style baroque par une petite porte située à côté des cuisines. Ava posa son châle sur une table en bois et se hâta de traverser le corridor qui menait au grand escalier de marbre avant de gravir les marches et d'atteindre les appartements de la Grande Duchesse. La jeune femme frappa doucement à la porte avant de pousser les battants et d'entrer dans ce qui fut autrefois le grand salon de musique. Malgré son grand âge, Marie Svov n'avait pas perdu de sa prestance. Droite et altière, son regard perçant scrutait la grande place.

« Moscou se vide on dirait », murmura la Grande Duchesse sans même prendre la peine de jeter un regard à Ava qui se tenait désormais à ses côtés.

« Les gens fuient l'envahisseur votre excellence, ils ont peur », la frêle orpheline aussi avait peur, elle craignait le sort réservé aux femmes qui se trouvent sur le chemin de soldats.

« Ce sont des lâches, ils ne méritent pas la clémence de Bonaparte », la Grande Duchesse pivota sur ses talons et scruta le visage d'Ava de son regard glacial, « toi aussi tu crains Bonaparte ? Ne crains rien petite sotte, je t'ai élevée comme une française et tu seras traitée comme telle ! » Ava connaissait suffisamment bien sa maitresse pour savoir qu'il était inutile de chercher à la contredire.

La Grande Duchesse frappa le parquet de sa canne tout en se dirigeant vers la petite porte qui conduisait à l'aile ouest du palais sans un regard pour Ava.

La jeune fille observa cette vieille dame que les années n'avaient pas adoucie s'éloigner puis disparaitre dans l'immensité du Palais Svov.

Une fois seule, Ava essuya une larme qui coulait le long de sa joue droite d'une main tremblante, « il n'y a plus qu'à espérer que les français ne violent pas leurs compatriotes » murmura-t-elle.

Ce soir-là, lors du diner, ni Ava ni la Grande-Duchesse ne prononcèrent un mot. Dehors, un silence de plomb pesait sur la ville, la plupart des habitants avaient fui et les malheureux qui étaient contraints de rester s'étaient calfeutrés dans leurs maisons. Il ne restait que quelques domestiques, les plus âgés, ceux qui avaient tout sacrifié pour être au service de la prestigieuse famille Svov. Beaucoup disaient qu'Ava avait une situation privilégiée pourtant ce n'est pas ainsi qu'elle le voyait. Elle se sentait captive de la Grande-Duchesse, malheureuse et mal-aimée, elle n'avait d'autre choix que de faire preuve de patience et de résilience.

Lorsque Marie termina enfin son repas, elle se leva et fit signe à la jeune Ava de l'accompagner dans ses appartements qui s'exécuta et donna son bras à la vieille dame afin que cette dernière puisse prendre appui sur elle. D'un pas lent, le duo traversa les grandes salles d'apparats du Palais dont on devinait sans peine la magnificence malgré l'obscurité.

L'antichambre de la Grande Duchesse était tapissée de miroirs venus tout droit de Venise. Marie Svov s'arrêta un instant et observa leur reflet.

« Les années ne m'ont pas épargnées mais elles t'ont conférées des armes dont tu devrais rapidement apprendre à te servir », Ava acquiesça sans ajouter un mot soucieuse de ne encourager la Grande Duchesse à partir à nouveau dans d'interminables tirades sur son passé, sa beauté fanée et le nombre de soupirants qu'elle avait éconduit durant sa jeunesse.

« Ta beauté est ta plus grande arme Ava, tu n'as ni titre ni fortune et à ma mort, il te faudra survivre sans la protection que te confère mon nom. Il faut que tu en sois consciente et que tu t'en serves », c'était la première fois que Marie Svov faisait un compliment sur le physique de la jeune fille et elle avait le sentiment que c'était la dernière.

« Comment la beauté peut-elle être une arme ? », demanda Ava d'une voix hésitante tout en détaillant son reflet.

« Parce qu'elle ouvre le cœur des hommes, tu dois avoir confiance en tes charmes, faire en sorte que ta présence soit telle qu'elle rende ton absence insupportable pour quiconque te désir », Marie Svov passa la main sur le visage pâle d'Ava.

« Ton physique est une carte de visite mais c'est ta vivacité d'esprit qui te fera durer, souviens-toi, l'art de la conversation est aussi important qu'une poitrine bien ferme ou un regard de biche comme le tien et lorsque les officiers français entreront dans Moscou, c'est peut-être ce qui te sauvera », le cœur d'Ava se mit à battre la chamade, elle comprenait la gravité de la situation et elle avait le sentiment que la Grande-Duchesse était en train de lui donner ses dernières recommandations avant de la jeter au lion.

Cette nuit-là, les paroles de la Grande Duchesse ne cessèrent de la hanter, La petite orpheline était consciente de l'effet qu'elle faisait aux hommes, elle voyait leur regard lorsqu'elle traversait la rue ou lorsque des visiteurs venaient au Palais, mais elle n'imaginait pas que cela puisse lui sauver la vie un jour. Ces pensées furent dérangées par un brouhaha incessant qui se rapprochaient dangereusement. Elle se redressa en sursaut en réalisant que les troupes françaises étaient désormais dans Moscou. Sans hésiter, la jeune femme sortit de son lit et se dirigea vers son petit cabinet de toilette. Elle passa son visage sous l'eau avant de retirer sa chemise de nuit et de passer une robe de soie bleue et de se couvrir les épaules d'un châle blanc. Elle ne prit pas la peine d'attacher ses longs cheveux noirs qu'elle portait toujours détachés durant la nuit. Elle enfila une paire de petites chaussures et se hâta en direction des appartements de la grande duchesse.

C'est en traversant les grandes salles dont les rideaux n'étaient pas fermés qu'elle constata que le soleil était en train de se lever. Instinctivement, la jeune fille pressa le pas et arriva presque essoufflée devant la chambre de sa maîtresse.

La Grande Duchesse était déjà prête, elle portait une longue robe de soie verte brodée et ses cheveux étaient impeccablement attachés. Deux domestiques se tenaient en retrait, le visage tiré par la peur.

« Votre Excellence ? », la voix d'Ava était calme mais au fond d'elle l'envie de partir en courant de ce maudit palais était bien présente.

La Grande Duchesse se tourna vers Ava et la scruta de son regard critique puis, elle leva le doigt en direction des domestiques, « veuillez arranger sa coiffure ». Svetlana, la plus âgée des deux, saisit une brosse en argent qui se trouva sur la coiffeuse de sa maitresse et s'approcha d'Ava.

Ava fixait l'horloge posée sur une imposante commode qui se trouvait face à elle. Dans la rue, les cris se faisaient plus proches et bientôt le palais fut encerclé par l'armée française. La jeune femme s'approcha de la fenêtre, tremblante, plusieurs cavaliers aux uniformes richement décorés et montés sur de magnifiques chevaux firent leur entrée dans la cour.

Pavel, le plus ancien majordome de la maison vient à leur rencontre. La scène semblait proprement irréelle et Ava ne cessait de se demander si elle était en train de rêver.

« Il est temps d'aller à la rencontre de nos hôtes », La Grande Duchesse n'attendit aucune réaction et marcha d'un pas rapide mais serein en direction du Grand Escalier.

Dans l'imposant hall de marbre, une dizaine d'officiers français attendaient la Grande Duchesse. Tous firent une révérence en voyant l'altière aristocrate d'une autre époque. Ava les dévisagea un par un. Elle pouvait voir leurs regards lubriques se poser sur elle. Dehors, une puissante clameur semblait avoir remplacé les bruits des tambours. Il s'agissait de l'arrivée de l'empereur. Une escouade de chevaux entra dans la cour au galop et c'est sans difficulté qu'Ava repéra qui était l'empereur.

Un officier se hâta d'aller le saluer. Contrairement aux descriptions qu'elle avait entendu de Bonaparte, il n'était pas laid ou bossu. Certes, il était plutôt petit mais il avait pour lui un visage charismatique et un corps bien proportionné. A ses talons, plusieurs officiers le suivaient de prêt, dont un qui se démarquait particulièrement des autres, grand et doté d'un visage magnifique, ce sont ses yeux qui captivèrent le plus la jeune fille. Instinctivement, elle reporta toute son attention sur sa Maîtresse qui marchait vers l'empereur. Elle le salua en français et d'un signe l'invita à entrer dans sa modeste demeure. Ava ne bougea pas, elle resta là, figée sur les marches, se demandant si elle devait être impressionnée ou dégoûtée par le comportement de la Grande Duchesse.

L'Empereur offrit son bras à la Grande Duchesse et le duo gravit lentement les marches. En arrivant à sa hauteur, Bonaparte dévisagea la jeune Ava.

« Qui est cette charmante créature ? », demanda-t-il.

« Ava, ma dame de compagnie et protégée », répondit l'aristocrate d'un ton morne. La jeune femme effectua une révérence sans lever les yeux vers le duo qui passa devant elle, lorsqu'elle se redressa, elle fut nez à nez avec le mystérieux officier. Ce dernier plongea son regard envoutant dans celui d'Ava et elle sentit son estomac se nouer. Elle éprouvait un sentiment mêlant à la fois excitation et honte.

L'homme saisit sa main dans la sienne et y déposa un baiser, « c'est un plaisir chère Ava », sa voix à la fois douce et autoritaire allait parfaitement avec son physique. La jeune femme ne répondit rien, elle se contenta de le fixer avant de le voir s'éloigner. Au fond d'elle, Ava savait qu'elle était en train de vivre un tournant majeur dans sa vie et cela était aussi terrifiant qu'exaltant.