Chapitre 1 : Le Châtiment

Tegan descend l'allée centrale de la cabine vers le poste de pilotage. Elle porte avec adresse un plateau, chargé d'une demi-douzaine de verres. Elle le dépose dans la cuisine et s'apprête à mettre la vaisselle dans le petit évier.

Tout à coup, elle ressent un vertige. Cela ressemble à un trou d'air, sauf que rien ne bouge autour d'elle. Elle ferme les yeux quelques secondes en s'accrochant au mur. Mais celui-ci se dérobe sous ses doigts, et elle titube. Elle rouvre les paupières, et se redresse. Le malaise est passé.

« Mais qu'est-ce que… » balbutie-t-elle.

Elle n'est plus dans l'avion. Elle se trouve… ailleurs. Dans un lieu immense dont elle ne perçoit pas les limites. Pas de murs, ni de plafond visible. Pas de paysage naturel non plus. Elle n'y est pas seule. Une foule circule autour d'elle. Une foule étrange, composée en partie d'Humains ou du moins d'humanoïdes, et en partie de créatures non terrestres. Des êtres à demi transparent circulent au milieu d'eux. Inquiète, elle vérifie en regardant ses mains à quelle catégorie elle appartient. Mais celles-ci sont tout à fait opaques.

« Tegan ! » s'exclame une voix qu'elle reconnaît.

Elle reçoit dans les bras une jeune fille aux longs cheveux bouclés.

« Nyssa ? » répond-elle, surprise et ravie.

Son amie la serre contre elle.

« Que je suis contente de te voir ! J'avais vraiment besoin d'un visage amical, au milieu de tous ces inconnus.

– Mais où sommes-nous ? demande Tegan.

– Je ne sais pas. J'étais sur Terminus, en train de…

– Nyssa ! »

Les deux jeunes femmes se tournent vers celui qui les interpelle ainsi.

« Papa ? »

Tremas s'avance vers elles. Il est translucide. Sa fille se précipite vers lui, mais il la retient d'un geste.

« Non ma chérie, tu ne peux plus me toucher, hélas.

– Mais père…

– Je suis de l'autre côté, maintenant », murmure-t-il tristement.

Il ajoute, en montrant la foule autour d'eux :

« Comme tous ceux-là.

– Justement, interroge Tegan. Il y a deux sortes de personnes. Les gens comme vous, des sortes de spectres, et ceux comme nous, apparemment bien vivants. Savez-vous pourquoi ? Et où nous sommes ?

– Nous sommes là pour appliquer le jugement…

– Tegan ! »

L'hôtesse de l'air sursaute. Elle n'a plus entendu cette voix depuis des années.

« Tatie ? bredouille-t-elle. Tatie Vanessa ? »

Se faufilant au milieu de la bousculade, la petite femme se plante devant elle. Elle est habillée exactement comme elle l'a vu la dernière fois, son bonnet de fourrure crânement penché sur un œil.

« Eh bien, s'exclame-t-elle. Qu'est-ce que tu dis de ça ?

– Mais… je ne sais pas, tatie. Je ne sais même pas ce que nous faisons ici. Tremas, le père de Nyssa, allait nous l'expliquer. »

La tante de Tegan regarde l'homme qui se tient près d'elles.

« Dis-nous papa, insiste Nyssa. Tu as parlé de jugement.

– Celui qui nous a enlevé la vie, à madame et à moi-même, a été jugé et condamné.

– Le Maître ? souffle Tegan.

– Le Maître oui, confirme Tremas.

– Mais jugé par qui ? questionne Nyssa.

– Des entités qui dominent le cosmos. C'est tout ce que je peux dire, je n'en sais pas plus.

– Elles n'auraient pas pu le faire avant ! proteste Tegan. Avant la mort de nos parents !

– Calme-toi, soupire Nyssa. Cela ne sert à rien de regretter ce qui aurait pu être. L'essentiel n'est-il pas qu'il ait été stoppé, maintenant ?

– Oui… tu as raison. Enfin, tout de même… Mais tout cela ne m'explique toujours pas pourquoi nous sommes là.

– Pour appliquer la sentence, reprend Tremas.

– C'est-à-dire ? s'inquiète l'hôtesse de l'air.

– Nous sommes les victimes et vous, nos parents, ou nos amis selon les cas, allez être les instruments de la condamnation.

– Vous voulez dire que… nous… Vous ne voulez pas dire que nous allons nous transformer en bourreaux ? »

La jeune femme frissonne. Elle regarde Nyssa, sa tante, Tremas, et au-delà, les autres personnes qui sont en train de se rassembler en petits groupe. Pour chacun, il y a un fantôme et des vivants.

« Nyssa, chuchote-t-elle. Ne me dit pas que tu souhaites faire ça, même à un meurtrier ?

– Il a tué tous les miens, et fait disparaître ma planète, répond celle qui fut sa compagne de voyage.

– Je sais, mais… »

Elle se tait. En plongeant au fond de son cœur, elle se rend compte que sa rancune et sa douleur avaient finies par s'apaiser, avec le temps. Mais l'ectoplasme de sa tante leur redonne des forces.

« Qu'allons-nous lui faire exactement ? interroge-t-elle en redressant la tête.

– Ça va commencer, l'interrompt Tremas. Regardez ! »

En effet, tout le monde se dirige du même côté. Peut-être parce qu'elle s'est habituée au lieu, ou peut-être parce que celui-ci s'est précisé entre-temps, elle aperçoit maintenant les limites de la pièce. Elles sont très éloignées et peu visibles, mais il y a des murs et un plafond. La foule va vers un des plus petits côtés.

Un cri d'agonie retentit loin devant eux. Elle entend aussi des gémissements, et ce qui lui semble être des supplications. Puis un cri à nouveau.

« Qu'est-ce que… qu'est-ce que c'est ? balbutie-t-elle, craignant de comprendre.

– Son châtiment. »

Tatie Vanessa chemine à côté d'elle. Elle vient de lui répondre.

« Pour chaque meurtre, il subit la même mort, infligée par le parent ou l'ami de la victime. »

La foule reste remarquablement silencieuse. Ou plutôt, leurs conversations ne font pas de bruit. Car les gens discutent, comme eux-mêmes le font. Tegan observe leurs congénères et voit des visages contractés par la haine, d'autre empreints de colère ou de chagrin, d'autres enfin exprimant un certain embarras.

Elle ne sait plus ce qu'elle ressent. D'un côté, ce criminel n'a que ce qu'il mérite. Il y a tant de gens ici ! Tant de personnes qu'il a tuées ou à qui il a fait du mal. D'un autre côté, devenir tortionnaire à son tour… en est-elle capable ?

Les hurlements continuent. Encore et encore. L'attroupement est si dense que bientôt, ils ne peuvent plus avancer. Cela dure… très longtemps.

De plus en plus, Tegan a du mal à supporter ces cris. Ils se sont suffisamment rapprochés pour qu'elle reconnaisse la voix haïe. Instinctivement, elle a agrippé la main de Nyssa et celle-ci s'accroche à la sienne. Aucun des quatre ne parle plus, désormais. Que trouveraient-ils à se dire, en un instant pareil ?

« Tatie Vanessa, demande enfin la jeune femme. Est-ce que tu souhaites vraiment que je… que je le fasse ? »

Elle scrute la silhouette semi-transparente de sa tante. Le regard de celle-ci est indéchiffrable. Elle ne lui répond pas. Tegan baisse la tête. Elle a cru comprendre :

« Fais comme tu veux. Tu es libre. Mais je suis morte… de sa main. Douloureusement. Et pour quelle raison ? Aucune. »

Elle sent le bras de Nyssa qui entoure sa taille, et la jeune fille se blottit contre elle.

« Tegan, chuchote la Trakénite. Je ne pourrais pas le faire. Même pour venger mon père. Est-ce qu'il va revenir ? Est-ce qu'il va revivre, si je torture son assassin ?

– Je ne sais pas. Le savez-vous ? s'enquiert-elle auprès de Tremas.

– Les morts restent morts, répond celui-ci. Ceci ne peut être changé. Cela fait longtemps que mon âme a été séparée de mon corps.

– Est-ce que cela aurait été possible, lorsque c'est arrivé ? insiste Nyssa, en songeant qu'elles avaient posées la question au Docteur.

– Non. À cet instant-là, il était trop fort. Les pouvoirs du Gardien bouillonnaient en lui. C'était un flux très puissant. Rien n'aurait pu me sauver.

– Il disait vrai, murmure Tegan. Il était réellement impuissant.

– Oui, soupire Nyssa. Alors, à quoi bon ? ajoute-t-elle. À quoi bon nous souiller avec une cruauté, si cela ne change rien ?

– Croyez-vous que certains refusent ? » questionne à nouveau Tegan.

Personne n'a de réponse.

ooo

Ils avancent assez rapidement, maintenant. Les gens deviennent moins nombreux. Le rassemblement s'éclaircit. Il n'y a plus que quelques rangs devant eux. Cela signifie que dans quelques minutes, elles vont se retrouver devant le dilemme. Ils peuvent voir désormais ce qui se passe, et non plus seulement l'entendre.

Le Maître est attaché au mur. Ses poignets sont liés par des bracelets métalliques et probablement ses chevilles aussi, bien qu'elles soient cachées par le bas de ses vêtements. Il est habillé de ce pantalon et de cette jaquette en velours noir qu'elle lui a toujours connus. Les gens défilent, choisissant sur une table étroite l'arme appropriée. Celle dont il s'est lui-même servi contre la personne qu'ils ont perdue.

Certains hésitent. Tegan espère en voir au moins un renoncer. Mais non. Tous finissent par prendre un des objets, et tirer sur l'homme enchaîné. Le résultat n'est pas toujours visible, mais toujours pénible. La jeune femme pousse un cri de frayeur et de dégoût lorsque, sous l'action d'une de ces armes, le torse du Maître explose, révélant ses côtes et son cœur qui palpite. Mais la seconde d'après, il est intact à nouveau, attendant le prochain coup. Sa tête dodeline et il gémit. Il ne supplie même plus.

Une fois sa tâche accomplie, la personne et son fantôme disparaissent, chacun retournant sans doute où il a été enlevé, l'une à sa vie quotidienne, l'autre… elle ne sait où…

Tout à coup, Tegan et Nyssa toujours enlacées, sont poussées face à celui qui leur a fait tant de mal. Il est tout près, beaucoup plus qu'elles ne l'avaient imaginé. À un ou deux mètres seulement. Si proche. N'est-ce pas encore plus difficile de tirer sur quelqu'un qu'on peut presque toucher ? Dont on peut voir le regard, et dont on entend la respiration ?

L'hôtesse de l'air se tourne vers sa compagne et celle-ci lui lance un regard suppliant.

« J'y vais », murmure-t-elle en réponse.

Son amie se détache d'elle et recule. Tegan se retrouve seule devant sa conscience.

Dans tous les objets qui lui sont proposés, elle repère immédiatement le TCE. Elle le saisit. Il est lourd, mais il a une forme, un poids et un équilibre parfait pour bien tenir dans une main. Le métal est froid, lisse, d'un contact presque sensuel. Sur la surface courbe, un discret bouton pour le mettre en marche. Le pouce de Tegan l'effleure.

« Allons ! se dit-elle. C'est facile ! Il n'y a qu'à appuyer. Cela va durer quelques secondes. Il ne sera pas réduit et ne mourra pas, mais il ressentira la douleur et l'horrible impression qu'ont éprouvé ses victimes. Ce qu'a vécu tatie Vanessa. Qui, elle, était totalement innocente. »

Le Maître redresse la tête. Il la regarde. L'a-t-il reconnue ? Impossible de le dire.

« Eh bien, qu'attends-tu ? se demande-t-elle. D'autres s'impatientent peut-être. »

Un coup d'œil alentour, lui fait comprendre que personne ne semble pressé d'être à sa place.

« Tu peux choisir, Tegan », lui souffle la voix de Nyssa.

« Oui bien sûr, pense-t-elle. J'ai le choix. Je ne suis pas obligée de le faire. »

« Désolée tatie », ajoute-t-elle dans un murmure.

Elle repose l'arme et balbutie :

« Je ne peux pas… Pas comme ça. Pas de sang froid, alors qu'il est impuissant. »

ooo

Un souffle balaye la grande pièce. Le meuble qui supportait les armes disparaît. Elle a la sensation d'un grand vide derrière elle. Ce n'est pas une illusion. La foule a disparue, y compris Nyssa, Tremas et Vanessa. Elle prend alors seulement la vraie mesure du lieu. Il s'étend si loin qu'elle n'en voit pas l'autre bout.

« Mais, bredouille-t-elle. Pourquoi suis-je encore ici ?

– Parce que votre tâche n'est pas terminée, Mlle Jovanka. »

Elle se tourne à nouveau. Le Maître est toujours là, toujours lié au mur. Il vient de lui adresser ces quelques mots. Il l'a appelée par son nom. Il l'a donc bien reconnue.

« Que dois-je faire ?

– Me détacher. Finir ce que vous avez commencé, en refusant de me faire souffrir. »

Elle recule.

« Si je vous libère, que va-t-il se passer ? Vous aller rester prisonnier quelque part, ou vous pourrez aller où bon vous semble ?

– Je serais totalement libre.

– Alors non. Ne pas me venger, d'accord. Mais vous permettre de reprendre vos activités et tuer d'autres personnes, je ne peux pas.

– Vous ne comprenez pas, Tegan. Si vous ne me libérez pas, je vais mourir. »

À cet instant, une voix synthétique retentit :

« Liberté totale ou mort par inanition. Choisissez. »

« Vous avez saisi ? reprend le Maître. Si je reste ici, je vais mourir de faim. »

Tegan hoche la tête :

« Je ne peux pas. Je ne peux pas vous laisser continuer à tuer.

– Libérez-moi ! » supplie-t-il.

Soudain, il hurle :

« Obéissez ! Ou je m'en prends à toute votre famille ! À vos amis ! À tout ce à quoi vous tenez ! »

Elle ricane :

« Et comment allez-vous faire ? Vos menaces sont aussi ridicules qu'inutiles. Vous êtes coincé ici.

– Je vous en prie, Mlle Jovanka. Vous ne pouvez pas me laisser ainsi. Je vous donnerais tout que vous voulez. Je vous ferais riche, puissante.

– Vous me rendrez tante Vanessa ? » rétorque-t-elle avec une ironie amère.

Elle se retourne et commence à partir. Elle voudrait courir, mais ses jambes sont sans forces. Elle s'éloigne quand même de cet homme maléfique, mais plus lentement qu'elle ne le souhaiterait.

« Tegan ! l'appelle-t-il à nouveau. Je vous… je vous promets que je ne ferai plus de mal. Je ne tuerai plus. »

Elle s'arrête. Sans se retourner, elle prononce :

« Vous ne tiendrez jamais une telle promesse. Vous en êtes incapable.

– Tegan ! Vous comprenez l'affreuse mort à laquelle vous me condamnez ?

– Je ne vous ai condamné à rien. Ce sont d'autres personnes qui l'ont fait. Et vos propres actions. »

Elle reprend sa progression. Mais au bout de quelques pas, elle s'arrête à nouveau. Quelque chose l'empêche de quitter ce lieu. Cette difficulté à faire un pas de plus, ne vient pas de l'extérieur. C'est en elle. Elle se laisse tomber sur le sol et prend sa tête entre ses mains.

« C'est ma stupide foutue conscience, songe-t-elle furieuse. Il n'en a pas lui. Il n'a aucun scrupule. Il me ment en me disant qu'il ne tuera plus, je le sais. Qui dois-je sauver ? Tous ces innocents qu'il va rayer de l'existence ? Ou lui. Le pire des coupables. Ce gigantesque endroit était rempli de ses victimes. Des milliers de personnes. Ô Tegan ! Pourquoi ne peux-tu simplement partir ? Sans remords. Ou alors avec des remords, mais au moins, tu sauras que tu as fait le bon choix. »

Elle se relève. Il l'interpelle à nouveau.

« Je vous en supplie, sur ce que j'ai de plus cher, je vous jure que… »

Elle pivote pour lui faire face, et elle l'interrompt :

« À quoi est-ce que vous tenez ? À part vous-même ? Il n'y a que ça qui vous importe : votre propre personne. Vous êtes prêt à sacrifier des galaxies entières, juste pour survivre. Alors n'essayez pas de me faire croire que vous saurez tenir cette promesse. Je ne suis peut-être qu'une Humaine, c'est-à-dire quelqu'un d'inférieur pour vous, mais je ne suis pas idiote. Et pas bêtement crédule, non plus. Je ne le fais pas de gaieté de cœur, mais je ne vous lâcherai pas sur l'univers à nouveau. Il mérite mieux que ça.

– Vous pourrez vivre en sachant que chaque minute me coûtera une immense souffrance, jusqu'à la fin ? »

Elle grince des dents.

« La mort par inanition est une des plus pénibles et des plus longues, ajoute-t-il.

– Alors refusez de boire. Cela ira plus vite. En trois ou quatre jours ce sera fini. À peine plus, si vous êtes résistant.

– Vous pourriez refuser de l'eau, si vous mourriez de soif ?

– Je n'ai pas à me poser la question, réplique-t-elle. Je ne suis pas dans votre situation. Hé ! crie-t-elle à la cantonade. J'ai pris ma décision, ramenez-moi chez moi ! »

Mais rien ne se passe. Elle est toujours là. Pourquoi ? Que veut-on d'elle, maintenant ?

ooo

Tegan attend toujours, debout, les bras croisés. Le dos tourné, pour ne pas voir le Maître. Il n'a cessé tour à tour de la supplier et de la menacer. Elle ne lui répond plus.

Enfin il se tait, alors elle s'adresse à ceux qui la retiennent là.

« Quand allez-vous me laisser partir ? Je ne changerai pas d'avis, vous savez. »

Mais rien ne se passe.

« Votre décision ne doit pas être définitive, sinon vous ne seriez plus là. »

Le Maître a repris la parole. Pour lui prouver qu'elle reste bien ferme dans son choix, elle fait volte face et se rapproche en quelques pas secs. Elle lui crache au visage :

« Jamais ! Allez brûler en Enfer !

– Je vous ai promis…

– Je sais ce que valent vos engagements. C'est du vent.

– Cette fois-ci, je suis sérieux.

– Et vous pensez que je vais vous croire ?

– Vous avez vraiment le cœur à me laisser mourir ainsi ? »

Tegan réalise l'erreur qu'elle a faite en venant plus près. Elle peut voir son regard. Cela devient plus difficile de l'abandonner à son sort.

« Mais n'a-t-il pas raison en disant que ma décision n'était pas si définitive ? Pourquoi n'ai-je pas regagné ma planète et mon époque, sinon ? »

Le « tirer ou ne pas tirer » de tout à l'heure a l'air si facile, maintenant. Cette décision est tellement plus dure à prendre.

« Pourquoi moi ? rage-t-elle en serrant les poings. Pourquoi m'ont-ils choisie ? Qu'ai-je donc fait pour qu'on me torture ainsi ?

– Parce que vous avez été la première à refuser.

– C'est vrai ? s'étonne-t-elle. Il n'y en a pas eu d'autres ? Si j'avais su les conséquences, j'aurais tiré…

– Mais vous ne l'avez pas fait.

– Non, je pensais juste vous épargner quelques secondes de souffrance. Et je me retrouve à décider de la vie ou de la mort de milliers de gens.

– De la mienne seulement, Tegan. »

Elle a un rire sans joie.

« Votre… "promesse" ?

– Elle est authentique. Pourquoi ne me croyez-vous pas ?

– Parce que vous mentez pour que je vous sauve. Vous avez montré à maintes reprises que vous n'étiez pas digne de confiance.

– Il m'arrive de dire la vérité. Souvenez-vous. La Zone de la Mort, Gallifrey. Je disais vrai ce jour-là, lorsque j'affirmais être envoyé par le Haut Conseil. Personne ne m'a cru.

– En effet, reconnaît Tegan. Mais ça doit être la seule fois de votre vie.

– Que savez-vous de ma vie ? » grince-t-il.

Elle se détourne, gênée par ses yeux pleins… de douleur ? Malgré elle, cela la touche. Elle sait pourtant qu'il est capable de feindre des sentiments qu'il n'éprouve pas. Surtout avec un tel enjeu.

« Il faut en finir, songe-t-elle. Je ne vais pas rester ici pour toujours. Si je suis encore là, c'est que, dans le fond, je n'arrive pas à me décider à l'abandonner. »

« C'est cela, n'est-ce pas ? » demande-t-elle à haute voix.

« C'est cela », répond la voix mécanique.

« Alors, autant aller jusqu'au bout, que je puisse revenir chez moi », grommelle-t-elle.

Elle s'approche et veut défaire les liens qui entravent les poignets du Maître, mais elle n'est pas assez grande pour y arriver, car ils sont attachés trop hauts. Il lui fait remarquer :

« Il y a un tabouret derrière vous.

– Tiens, c'est vrai. Ils ont tout prévu, on dirait. »

Montée sur le meuble, elle délie les menottes. Elles sont difficiles à desserrer, et elle s'y casse plusieurs ongles. Elle ne s'en plaint pas. Elle ne prononce pas un mot. Ce qu'elle accomplit la dégoûte, mais elle n'a pas le choix si elle veut que tout cela finisse.

Une fois les mains du Maître libres, elle recule et énonce :

« Vous saurez vous débrouiller pour le reste, non ?

– Oui. »

Il se penche pour détacher ses chevilles, mais se redresse aussitôt et lui dit :

« Merci, Tegan. Je vous en suis très reconnais… »

Soudain, les mots s'évanouissent dans le lointain et les images se brouillent. Un vertige, et la revoilà dans l'avion, les verres encore à la main, au moment où elle les posait dans l'évier. Sa collègue se glisse derrière elle, en marmottant :

« Je te jure, il y en a… ils sont pénibles. Est-ce que ça va ? Tu es toute pâle.

– Ce n'est rien. Juste un éblouissement. Ça va passer.

– Assieds-toi une minute. De toute façon, nous arrivons, nous allons devoir mettre notre ceinture. Je m'occupe du reste.

– Merci », balbutie Tegan.

Elle doute de ce qu'elle vient de vivre. Cela lui paraît complètement absurde. Puis, en s'attachant pour l'atterrissage, elle remarque qu'elle a trois ongles cassés.

« C'est donc vrai, pense-t-elle. J'ai réellement relâché le Maître dans l'univers. Je dois être folle. Ou trop sentimentale… ce qui dans un certain sens est la même chose. »