« Bonjour, vous avez la carte fidélité ? »

Cette phrase, combien de fois avait-il du la répéter dans cette seule journée ?
Au cours de ces huit heures interminables, rythmées par les bips incessants des codes-barres, les cliquetis des touches, les roulements crispés des caddies et le murmure sourd de Chérie FM.
Qui d'ailleurs en avait quelque chose à faire de cette foutue carte ?
On était samedi soir et 95% des clients ne venaient ici que parce que, manque de bol, ils avaient oublié d'acheter du Sopalin au Auchan voisin. Les autres étaient des vieux inconscients de se faire racketter ou des étudiants venus chercher de la tequila et des chips en catastrophe.

Thomas avait son travail en horreur. Sa répétitivité, ses collègues insipides, les taches ingrates, le manque de reconnaissance… L'injustice de sa situation lui pesait de plus en plus : pourquoi devait-il faire ça, alors que ses amis ne faisaient pour la plupart rien?
Il repensait à ses parents lui annonçant qu'ils lui coupaient les vivres parce que « Il est temps de prendre ses responsabilités ».
Même si ils maintenaient un minimum syndical, le jeune homme s'était vite rendu compte d'une chose cruelle mais hélas bien concrète : l'argent ne demandait qu'à couler entre les doigts.
C'est ainsi qu'il s'était retrouvé là : deux jours par semaine et la moitié des vacances scolaires. Ranger des boites de Panzani, préparer des commandes, trier des paniers de course... Tout ça pour entendre une cliente dire à son môme de huit ans : Tu vois, tu dois bien travailler à l'école sinon tu finiras comme le Monsieur.
Sans compter l'insupportable sobriquet que ses amis lui infligeaient : la Caissière.

Il était 20 heures, le supplice touchait à sa fin. Avec un large soupir de soulagement, il commença à sortir ses clés, trop heureux que sa caisse soit déserte.
Alors qu'il triait l'argent, il perçut un très distinct raclement de gorge.
Un type se tenait là, visiblement très agacé. Mais pourquoi donc y avait-il toujours un gogole pour ne pas lire le panonceau « Caisse Fermée » ?
Sans même se donner la peine de le regarder, Thomas répondit machinalement

« Excusez-moi, monsieur mais je ferme…

-Qu'est-ce que ça peut me foutre ? T'es bien là, il me semble ? A moins que tu serves de déco ?»

Mais qui était ce **** qui se permettait de lui parler comme ça ?

Le type devait avoir à peu près son âge. D'origine ibérique ou une contrée exotique, à en juger par son teint halé et ses cheveux de jais. Il était grand, pas aussi grand que lui certes, mais assez grand pour avoir une belle prestance. Sa silhouette était élégante, svelte tandis qu'une chemise fine, négligemment déboutonnée, dévoilait de façon avantageuse son torse athlétique. Mais plus que sa mise, c'était son regard qui achevait de vous corrompre. Des yeux sombres, charbonneux, distillant aussi bien du mystère que un je-ne–sais-quoi de … sadisme froid.
L'ensemble dégageait un irrésistible aura de réussite, de charisme et… de sex-appeal (Thomas se demanda si il avait sérieusement pensé ces mots.)

« Tu es sourd ou tu le fais exprès ? Je te parle !

Le jeune homme sortit de sa rêverie pour affronter le regard d'obsidienne de son client

Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes, mais vous n'êtes certainement pas au-dessus des règles de cet établissement. Je ne suis pas responsable des horaires mais je suis tenu de les respecter. S'il vous plait, partez avant que ça dégénère…

Avant que Thomas n'ait pu exécuter le moindre mouvement, l'inconnu s'était avancé vers lui avec une célérité extraordinaire et lui avait saisi le poignet.
Ce regard…

« Abruti… Ce n'est certainement pas toi, pauvre sous-fifre, qui pourra quelque chose contre moi. Je suis bien mieux placé que tu ne le crois, pauvre idiot… »

Au bout de quelques secondes, qui semblèrent à Thomas une éternité, l'inconnu relâcha son étreinte et partit calmement, en esquissant un très net sourire de satisfaction.
Mais, parvenu au bout de la caisse, il se stoppa, avisa l'étal de chewing-gums, bonbons et autres et lança d'une voix douce :

Puisque tu es si pressé de partir…

Sans que Thomas ait pu réagir, une constellation de sucreries tomba dans un grand fracas, inondant le linoleum sur l'ensemble de sa caisse.
Il se releva d'un bond, prêt à arracher la tête à cette espèce de ******
Mais force est de constater que le supermarché était désert, le « playboy » s'était volatilisé.

« Thomas, y a un blème ? »

Abdel, le vigile, attiré par le vacarme, le considérait d'un air inquisiteur.

« Non, non, rien de spécial, j'ai trébuché…grommela-t-il »

Il ne savait même pas pourquoi il n'avait pas avoué son altercation.
Il se sentait affreusement honteux et mal à l'aise.
Pas tant parce qu'il s'était laissé bêtement dominer et humilier.
Mais avait-il rêvé ? Ou ces deux yeux noirs, sans fond, qui semblaient sucer toute son âme, l'avaient-ils…désiré ?