David Bowie — Space Oddity


Prologue

Les hommes rentrent dans la salle. La jeune femme se tient entre eux.

Une seconde.

Jeune ? Vieille ? Son visage ridé, ses cheveux gris, ses yeux rougis, ses lèvres tordues en une moue aigrie, et puis son corps impeccablement droit, ses mains lisses, ses muscles finement dessinés, ses seins fermes, ses longues jambes… Qui est-elle ? Qu'est-elle ?

Cela ne semble pas perturber ceux qui l'accompagnent. Les armes à la main, ils lui font signe de se placer devant eux. Elle obtempère, les yeux vides. Il y a longtemps qu'elle a cessé de résister.

Un dispositif s'enclenche, et tous les regards se posent sur elle. Quand sa voix résonne, elle est tout aussi jeune que son corps, tout aussi improbable si on se fie à son visage.

C'est sa seule chance. Et elle le sait.

Expliquer. Il faut qu'elle explique.


Salut.

Je suis Alisa. Vous avez peut-être déjà entendu mon nom, ces dernières années, ou peut-être pas, mais je vois mal comment vous auriez pu arriver ici sans le savoir, ou sans savoir ce qui vous attendait.

Sans avoir, un minimum, entendu parler de moi.

Vous vous posez peut-être des questions. Ces archives ne s'obtiennent pas au hasard, je présume. Vous vous demandez peut-être qui je suis, si ce qu'on a dit de moi était vrai, si j'étais vraiment cette dingue qui... Oh, chaque chose en son temps.

Désolée, mais l'immense majorité des on-dit est fausse. Je n'ai pas eu une vie incroyable, et je n'ai certainement rien fait qui mérite qu'on se souvienne de moi plus que d'autres ou qu'on me cite comme on le fait.

On m'a prétendue rebelle, leader de génie, femme d'action. On m'a dite folle à lier, terroriste, danger public.

Rien de tout ça n'est vrai. Je ne suis pas, je n'ai jamais été, une héroïne. Je ne me bats pas. Je ne lutte pas. En général, je me tais, une vieille habitude que j'ai hérité de mes parents.

Il faut que vous compreniez que les documents que vous allez bientôt découvrir sont issus directement de mon cerveau, numérisation oblige. J'ai du mal à prendre du recul dessus, encore aujourd'hui. Je n'en ai pas vraiment envie non plus, même s'ils commencent à être anciens, élimés, et que leurs couleurs sont un peu passées.

Pour les comprendre, toutefois, permettez-moi de vous rappeler ceux qui ont sans doute été très largement oubliés depuis : ceux qu'on appelait les Défis.

Je doute qu'on apprenne leur histoire à l'école. Je suis peut-être la dernière restante, et c'est amusant parce que j'ai aussi été l'une des toutes premières.

Enfin, amusant…

Le massacre dont ils ont été victimes — dont nous avons été victimes — n'est pas amusant. Mais je vais trop vite, et c'est une histoire un peu compliquée. Pas que tout y soit important, mais vous savez ce que c'est, quand une histoire devient l'Histoire, ça prend une ampleur ridicule. Commençons donc par le commencement.

Les Défis. Le nom qu'on a donné aux tous premiers Cyborgs. À l'époque, ils représentaient une avancée colossale dans le monde des sciences. On faisait déjà beaucoup de choses, mais eux — nous —, eux étaient encore quelque chose de différent. De plus. Plus complexe, plus fort, plus impressionnant.

Soudain, la mort n'était plus la mort. Soudain, ce qui aurait dû être une vie de douleur se transformait en opportunité.

Pourquoi ?

Parce qu'un jour, une petite fille d'une famille richissime a eu un très, très grave accident. Cassandre Baumbach. Elle avait cinq ans. Je pense que tous ceux qui savaient lire à l'époque se souviennent des gros titres et des millions dépensés pour sauver la petite fille. On a plaint les parents, on s'est ému de son sort.

Et un beau jour, triomphants, tous ont appris que la petite fille, une adorable gamine blonde, avait été sauvée.

Elle avait été robotisée.

On l'a appelée une cyborg.

À l'époque, il y a quelques cinquante ans maintenant, on ne parlait bien sûr pas de Défi. On pensait juste que c'était une avancée formidable. De toute façon, une gamine ne pouvait pas faire de mal.

Pendant quelques mois, elle a été la seule cyborg au monde. Un peu hésitants, mais grisés par leur puissance, les chercheurs ont encore tâtonné, de ci de là.

Ça doit vous étonner. Quoi, ce geste n'a pas provoqué l'horreur et le dégoût ? Pas de réaction violente ? Pas de vague de haine ?

Non. Pas à l'époque.

C'est l'incident qu'on a depuis appelé « l'incident Asimov », parce qu'on aime les références ici, qui a provoqué ça. Vous ne vous souvenez pas ? Ah, ce n'est pas une jolie histoire. Un adolescent, un Défi comme moi, a plus ou moins disjoncté. Un dysfonctionnement dans son cerveau majoritairement robotisé.

Un robot qui a fait du mal à un humain, si vous voulez. Infraction à la première loi de la robotique.

Si vous ne voyez pas ce qui s'est passé, sachez que certaines substances ont un effet sur les neurones et provoquent des hallucinations.

Ce que son cerveau n'a pas bien compris.

C'est con, hein, mais les types qui l'avaient conçu n'avaient pas pensé à le programmer pour ça.

Il a explosé, ou implosé plutôt, mais on n'était pas hyper intéressés par les détails à ce moment-là, emportant avec lui pas mal de monde. Évidemment, ce n'était pas sa faute, ni la faute de personne, ou alors celle de la saloperie qu'il avait prise ce soir-là, mais ce n'est pas ce que les gens ont vu.

Ils ont vu un cyborg qui avait tué des gens. Et encore, je ne vous parle pas des théories du complot qui ont fleuri absolument partout dans les trois jours qui ont suivi…

En quelques années, la situation a changé. On n'a bientôt plus eu le droit de faire des Défis, ou tout simplement des gens robotisés au-dessus d'un certain pourcentage, pourcentage qui baissait d'année en année. Les Dorsaux, ceux chez qui on remplaçait la colonne vertébrale et la moelle épinière, ont rapidement représenté la majorité des cyborgs. Il y en avait d'autres, avec des petits noms tous bien sympas, bien sûr, mais c'est à tous qu'on a commencé à refuser le statut d'être humain.

On pouvait désormais être déchu de son humanité.

Dans un contexte un peu tendu a éclaté la crise de l'or bleu. Oui, la crise économique lié au sang de synthèse. Ce sang dans lequel tout le monde avait investi parce que « c'était l'avenir », jusqu'à ce qu'on découvre qu'il menait lentement mais sûrement celui qui le laissait couler dans ses veines à sa perte.

La crise a fait trembler la planète et s'effondrer des empires.

Moi, dans tout ça ? J'ai été une Défi dont on a assez peu parlé, une enfant qui avait d'intéressant que son cerveau était intact, et qu'il faudrait refaire la majeure partie de son corps sans toucher à celui-ci.

Fascinant, non ?

J'ai représenté une avancée technologique assez conséquente. Si vous avez suivi, vous devinerez que c'est ce qui a été découvert chez moi qui a permis la création de Dorsaux. Ce n'est pas si compliqué, ceci dit, puisque les impulsions nerveuses sont électriques. Mais bon, je suis incapable de vous expliquer cela en détail.

Quoi qu'il en soit, ceux qui se sont occupés de moi ont mis un point d'honneur à mettre en place chez moi des capteurs sensoriels qui font que je ressens très nettement tout contact.

Un peu trop nettement, si vous voulez mon avis, m'enfin.

N'empêche que l'adolescence a été un enfer pour moi, et un vrai plaisir pour les chercheurs. Ils ont déterminé, en utilisant mon ADN, ce à quoi j'aurais vraisemblablement dû ressembler. Résultat, pendant des années j'ai été une poupée gigantesque, qu'on démontait et qu'on remontait régulièrement pour donner l'illusion d'une croissance. Une croissance par à-coups, je vous l'accorde, mais une croissance tout de même.

Après, le laboratoire a fermé, et je me suis retrouvée à la porte dans le corps d'une gamine de quinze ans.

J'en ai bien plus maintenant, mais je peux vous dire que changer les pièces a été un enfer. Fondamentalement, ce n'était pas grave d'avoir l'air d'une adolescente, mais quand vous voulez convaincre quelqu'un de vous filer du boulot avec idéalement des responsabilités à la clé histoire d'avoir une paie décente, vous ne pouvez décemment pas ressembler à une môme.

C'est ça qui fait que, au lieu de la peau impeccablement lisse que j'ai eu pendant des années (je crois qu'ils auraient aimé faire joujou avec des hormones et me coller de l'acné, mais ils se sont contenus), j'ai des plaques de métal à divers endroits sur le corps. Mes pieds ne sont pas entièrement protégés, ni mon tibia gauche, plus quelques endroits ici et là — au niveau de mes côtes, une zone sur le biceps droit,…

Bon.

Mon histoire pourrait commencer lors de l'accident qui m'a valu d'être transformée en cyborg, mais ce ne serait pas en rapport avec le vrai sujet. Elle pourrait commencer quand je me suis retrouvée sans laboratoire et sans connaissances dans la mécanique. Elle pourrait commencer quand j'ai perdu mon travail, à vingt ans. Elle pourrait commencer quand je me suis mise à regarder les petites annonces, et qu'on a refusé de me prendre systématiquement.

Mais si vous voulez mon avis, elle ne commence véritablement que le jour de mon 500è entretien d'embauche.

Qu'est-ce qu'ils disent, déjà ? « Les images qui vont suivre sont entièrement issues de souvenirs et ne sauraient être mises en doute. »

Amusez-vous bien.


"Vieille" fiction un peu retapée et que j'aimerais reprendre, aussi postée sur le forum d'AS. Tout retour est le bienvenu !