Cela faisait déjà un moment qu'il se trouvait au milieu de tout ce monde bruyant, grouillant. Il pouvait déjà voir cet homme aux lunettes noires classiques et simples tripotant la cuillère de son service sans même toucher à son café. Son regard perdu au loin. Une femme peut être ? Le travail ? Et cette jeune fille au près de la porte, le regard aux aguets, attendait peut être un rencard ?
Tant de gens, tant de vies qui se croisaient sans se regarder. Mais une seule vie avait attiré son attention. Celle qui était là, la constante même de ce café. Une lueur vive et à la fois fantomatique qui flottait dans ce bar, livrant tantôt un thé réconfortant, tantôt un cocktail explosant dans l'estomac du client. Toujours un sourire aux lèvres et un mot gentil. Sauf peut être avec lui. Il faut dire qu'il ne faisait rien pour améliorer son traitement. Pas que l'envie lui manquât d'être plus courtois mais devant tant de monde, la fierté prenait le pas. Mais chaque vendredi, il venait et prenait place à l'une des nombreuses tables de l'Impérial. Et chaque vendredi il s'adonnait à son passe-temps favori : celui de regarder et d'inventer la vie de chaque regard qu'il pouvait croiser. Mais jamais il n'avait pu placer le moindre événement avec ces yeux verts. Aussi décida-t-il de demander à l'intéressé de quoi sa vie était constituée.

Ainsi commença un échange épistolaire des plus incongrus.

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Lettre I :

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« Quand l'intrigue appelle... »
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Bonjour Bonsoir.

Vous devriez changer de serviettes en papier pour votre service : il est incroyablement dur d'écrire dessus sans se faire prendre ni déchirer la matière. En somme, je suis Maître de vos Serviettes. Il me semble avoir vu un sourire à l'autre bout de ces lettres, ais-je tort ? Je viens de provoquer un rayon de soleil dans ce bar. Je suis formidable n'est-ce pas ?

Ah, un froncement de sourcils et un nez qui se pince. Savez vous à quel point vous êtes adorable avec cette expression ? Il ne manquerait plus que les joues gonflées. Sans vouloir offenser votre virilité soyez en (presque!) sûr.

Je vous écris, donc, pour parler sans aucun préjugé. Que ce soit de ma part ou de la votre. Parce que votre regard m'intrigue tout comme le mystère qui règne autour de vous. Je trouve cela perturbant et je n'apprécie pas cela. Je trouve cela très étrange.

Car je peux voir à travers vos yeux si verts. Mais pas autant que je ne le voudrais. Je vois une brume derrière ces lunettes. Je vois une ombre derrière ce sourire pourtant si radieux. Je ne peux pertinemment pas vous approchez sous peine que vous n'en soyez blessé. Ce qui est loin d'être mon but.

Ne vous inquiétez pas, je n'en veux point à votre vertu, contrairement à cette jeune fille que j'ai pu voir aujourd'hui. Une amie à vous peut être ? Votre ami, le patron, Rémus me semble-t-il ? Est quelqu'un qui m'a l'air charmant. Dans le sens où il arrive à faire briller de mille feux votre regard et nous faire entendre, à nous pauvres clients désœuvrés, votre rire cristallin. Un vrai bonheur avec ce temps et ce froid au dehors. (Désolé, j'ai fais un trou dans cette serviette en papier. Vous devriez changer de marque...)

J'adore observer votre « danse » si je puis l'appeler ainsi : chaque pas que vous faites en servant ces cocktails, café, thé et sirop me subjugue. Loin de moi l'idée de vous trouver attirant pour tenter quoi que ce fut avec vous -sans vous offenser vous êtes beau mais je ne tente qu'avec des hommes de mon bord que je connais déjà- mais je vous trouve très élégant malgré ce tablier au rouge criard. Ce rouge vous va étrangement bien. Malgré qu'il m'irrite les yeux à chaque fois qu'il entre dans mon champ de vision, ne vous en déplaise.

Avez vous déjà remarqué que la table près de la porte était bancale ? Cette pauvre dame tente désespérément de ne pas vous embêter et de ne pas faire tomber sa petite tasse de chocolat chaud suisse. Je l'aurai bien aidée (je suis une âme presque charitable) mais je préférais largement vous écrire.

Promis, je tenterai d'aider les bonnes gens. Un jour, quand j'aurai du temps. Déjà que j'en ai peu pour pouvoir venir consommer ici, mon seul loisir. Ah ! Désespoir ! Que la vie d'un homme actif peut être dure, n'est il pas ?

Je dois peut être vous effrayer à tout observer tandis que vous vous efforcez de travailler, non ? J'adorerai voir votre expression intriguée, peut être dégoûtée, ou juste curieuse vis à vis de cette petite lettre. (Cette pauvre maman qui n'arrête pas de vous demander des serviettes... Je vous prie de l'excuser : je n'arrêtes pas de les lui voler sous le regard malicieux de son gamin. Brave petit.)

Votre chocolat est délicieux même si j'ai ma petite préférence avec le Thé Ispahan (au lotus ou au nénuphar ? Je ne suis jamais certain.) ou encore ce sublime Bellini*. Vous manquez à chaque fois de le renverser en passant près du comptoir : le sol y est il étrange pour vouloir vous attirer à lui à chaque fois ? Bien que je le comprennes : votre physique est tout ce qu'il y a de plus agréable bien que votre coiffure est des plus... sauvage. Mais vos yeux sont sûrement votre plus belle arme.

Deux puits émeraudes où l'on aimerait plonger. Deux pierres précieuses qu'on aimerait vous dérober à la moindre occasion. Nombreuses doivent être les femmes qui vous courent après, n'est ce pas ?

Si vous me répondez que non, si vous me répondez bien entendu, je ne vous croirai pas. Je sais la gent féminine fort amatrice de ce qui est Beau. Et vos yeux en sont sûrement une des meilleures preuves ici bas. De plus, je suis certain qu'avec votre sourire lorsque vous prenez les commandes, elles fondent toutes. Ah ! Les joies de la séduction simple et hétéro. Don Juan n'avait aucun mérite... Quoi que ! Ce pauvre gars était, selon Éric Emmanuel Schmitt, un gay refoulé. Dire qu'il a couché avec toutes ces femmes... De la plus laide à la plus belle ! « Rien n'était trop chaud ou trop froid pour lui ».

Je ne saisirai certainement jamais le pourquoi de cette lettre. Toujours est il que je vous l'écris. Et ce, sincèrement. Sans arrière pensée pour votre magnifique fessier, je le jure ! (Encore un trou... Fichue serviette!)

J'espère sincèrement une réponse. Même un origami ferait l'affaire je pense. Mais j'aimerai vous connaître. Et surtout apprendre ce qu'est la brume derrière ce vert si incroyable. Et ne me dites pas la fatigue ou je fais un scandale !

Le jeune homme mit ces trois serviettes couvertes d'encre dans une bien belle enveloppe sans se faire remarquer par le monde l'entourant. Doucement, il la glissa entre le sucrier et la bougie sur sa petite table. D'un geste leste il se leva , paya et partit sans se retourner. Le carillon de la porte résonna en écho à ses pas. Peut être allait il recevoir une réponse à sa missive étrange. Un sourire était collé à ses lèvres alors qu'il descendait la rue balayée par le vent froid de Janvier, tandis qu'un jeune serveur découvrait l'enveloppe entreposée là.

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Bellini : Cocktail Italien à base de vin blanc ou de champagne et de crème à la pèche. Un délice.