SKY


Première partie –


Des étincelles crépitèrent un bref instant, jaillissant sans prévenir d'un câble électrique sectionné pendant du plafond. Une lueur maladive éclaira l'obscur corridor métallique. Au loin, un néon de sortie de secours clignotait irrégulièrement. Le sol était humide, mélange d'eau stagnante et d'huile d'entretien gouttant des lourds tuyaux courant le long des murs. L'atmosphère était pesante ; rendue d'autant plus électrique par les étincelles imprévisibles.

L'adolescente recula dans l'ombre en jurant entre ses dents serrées. Sa mission ne l'effrayait pas, mais elle se sentait tendue, désormais. Elle avait horreur de la foudre et de l'électricité ; même lui le savait. D'ailleurs, il ne lui avait jamais demandé de manipuler ce genre d'engins – bombes, détonateurs, ou autres. Quand il en avait besoin, c'était toujours lui qui s'en chargeait. Elle fuyait le moindre courant émanant de tout objet électronique.

Et voilà qu'à présent, elle devait traverser ce couloir où pendait un fil électrique défaillant. En frôlant des murs et des tuyaux métalliques, et en marchant dans de l'eau. Et ces maudites étincelles qui pouvaient jaillir à n'importe quel moment…

La jeune fille murmura une rapide prière à la Déesse, par réflexe. Cela faisait longtemps qu'elle ne croyait plus à sa clémence, depuis que tout s'était produit et qu'il avait fait son apparition dans sa vie, quatre ans plus tôt. Puis elle s'aplatit au sol, baignant dans le repoussant mélange d'huile rance et d'eau croupie, et s'avança lentement en rampant, le souffle court et tout son corps tendu à l'extrême. Elle entendit un nouveau crépitement et se figea, plongeant sa tête au creux de ses bras. La bouche plongée dans le liquide stagnant, elle pinça les lèvres et retint sa respiration, attendant que le danger passe. Des gouttes de sueur glissèrent le long de son front et de ses tempes moites.

Le bruit s'arrêta. Elle attendit encore quelques secondes avant de se redresser, s'essuya la bouche sur la manche de son épaule, et continua sa progression au sol en maugréant dans sa barbe. Elle lui avait assuré qu'il n'y aurait pas de problème. Mais s'il lui avait précisé qu'il y aurait un maudit fil électrique sur son chemin, elle aurait sans doute un peu plus rechigné à l'aider pour cette fois.

Lorsqu'elle s'estima suffisamment éloignée du danger, elle se releva prudemment, essora d'une torsion son T-shirt gris sale trop large pour elle et s'élança à nouveau dans la pénombre. Cette connerie l'avait bien retardée. Il l'attendait peut-être déjà.

Pataugeant dans le liquide qui gouttait à présent également de son menton, ses bras et ses vêtements, l'adolescente atteignit le bout du couloir et leva les yeux, serrant contre sa poitrine le petit sac de toile imperméable. Là-haut, la lumière du jour. Enfin, si on pouvait appeler ça comme ça. Pas trop tôt. Avec ses dents, elle resserra le cordon noir autour de son poignet frêle. Puis elle lâcha le sachet, empoigna fermement les barreaux glissants et gras, et entama sa montée à l'air libre.

À mi-chemin, elle desserra sa prise autour d'une barre de fer. Aussitôt, elle se colla aux barreaux, refermant le plus fort possible son autre main sur le métal qui paraissait vouloir échapper à son emprise. Elle vérifia d'un coup d'œil que le sachet jaunâtre était toujours bien suspendu à son poignet puis poursuivit sa progression. Si elle tombait, rien ne pourrait arrêter ni amortir sa chute et son corps inerte giserait là-bas, sur le sol humide et visqueux, tel un pantin désarticulé.

La jeune fille parvint en haut de l'échelle. S'accrochant avec fermeté aux barreaux de fer, qui au fil de sa progression étaient devenus plus solides et moins graisseux, elle leva un bras et repoussa au-dessus d'elle la lourde grille métallique qui obstruait encore son passage. Puis elle sortit.

Elle émergea dans une ruelle sombre, un cul de sac morbide des Taudis où des amas de déchets s'agglutinaient tous les trois pas. C'était à se demander ce que cet accès glauque fichait au beau milieu de ce chemin d'ordures. Elle referma la grille d'un coup de pied et quitta l'endroit. Quand il lui avait indiqué d'emprunter ce passage, elle s'était durant un instant demandé comment il en avait eu connaissance. Puis la question était sortie de son esprit, aussi rapidement qu'elle s'y était imposée. Cela faisait bien longtemps qu'elle avait compris qu'il ne servait à rien de s'interroger à son sujet – près de trois ans.

Elle parcourut les Taudis d'un pas vif et alerte. En habituée des lieux, elle ne sursauta pas lorsqu'un énorme rat aux yeux rouges détala d'une poubelle sans crier garde, ni lorsqu'un ivrogne au regard trouble l'injuria de loin. Elle ne craignait plus ce genre d'ennuis, désormais. Depuis qu'un homme avait essayé de la posséder, quatre ans plus tôt, et qu'il était subitement apparu pour l'en débarrasser. En agissant ainsi, il avait clairement annoncé la couleur. Elle était sous sa protection. Nul n'osait plus s'en prendre à elle depuis lors.

Bientôt, elle arriva au bas de l'échelle de service menant à la Plaque – mieux entretenue que celle sur laquelle elle avait joué les équilibristes un quart d'heure plus tôt. Il était déjà là. Adossé à un mur bétonné et les mains fourrées au fond des poches de son éternelle veste noire, il l'attendait, ses yeux méfiants et observateurs scrutant les alentours. Peu de voyous des bas-fonds auraient été capables de lui résister, mais on n'était jamais trop prudent. Surtout en plein cœur du concentré de misère et de délinquance qu'était ce secteur des Taudis.

« Hey. » lâcha-t-elle en s'approchant.

Elle frappa du pied dans une cannette métallique écrasée. Dans un bruit de ferraille qui parut assourdissant, le déchet s'envola, alla cogner contre un barreau de l'échelle de la Plaque et termina sa course aux pieds de l'homme en costume qui l'attendait. Il darda sur elle ses iris bleutés sans entrer dans son jeu.

« T'as ce que je t'ai demandé ? »

Elle dénoua le sachet à son poignet.

« Et en un seul morceau. » confirma-t-elle en le lui lançant.

« Ça vaudrait mieux pour toi. »

Alors que l'homme ouvrait habilement le petit sac et jetait un bref coup d'œil à son contenu, l'adolescente ne put retenir un discret froncement de sourcils. Il ne lui avait quasiment jamais parlé ainsi, encore, avec cette nuance – légère, mais bien présente – de menace, dans la voix. Cela sonna douloureusement faux aux oreilles de la jeune fille. Comme le signe que quelque chose allait se modifier. Être fracturé, pour toujours… et elle sentait qu'elle n'allait pas aimer ça. Mais elle ne laissa rien paraître. Elle avait appris à passer outre ses émotions.

Face à elle, l'agent empocha finalement son bien et lui accorda un signe de tête, sec et bref.

« Bien joué, Sky. »

« T'aurais pu dire que y'avait des fils électriques. »

« J'en savais rien. » rétorqua-t-il sèchement.

Cette fois, il perçut le regard déstabilisé qu'elle posa sur lui durant une fraction de seconde. Il l'ignora. Sortant une bourse de sa poche, il la lui lança et elle l'attrapa au vol. En la soupesant, elle lui fit remarquer d'un ton qu'elle voulait aussi détaché que le sien :

« C'est plus léger que d'habitude. »

« Je sais. » répondit-il sombrement.

« C'est voulu ? »

« Pas eu le choix. Tu sais que notre association est mal perçue. »

« À ce point, quand même… » marmonna l'adolescente en empochant son dû malgré tout. « Ça fait à peine la moitié de d'habitude. »

« J'y peux rien. » répliqua-t-il.

Elle hocha la tête, la gorge trop serrée pour rajouter quoi que ce soit. Elle ignorait pourquoi il se montrait soudainement aussi taciturne à son contact, et craignait de le découvrir. Elle se recula dans l'ombre, sans quitter des yeux le visage de l'homme qui l'avait sauvée, des années plus tôt. La lueur blafarde des réverbères mal entretenus donnait à sa peau une pâleur cadavérique, accentuant d'autant plus les cernes sombres qui ornaient les contours de ses yeux scintillants. Les tatouages sur ses pommettes paraissaient semblables à deux traces de sang. Jamais encore il ne lui avait paru si impressionnant… si menaçant, réalisa-t-elle en reculant doucement.

Sauf cette fois, où il s'était dressé dans le dos de son oncle. Cette fois où du véritable sang avait éclaboussé sa chemise blanche. Cette fois où il avait tué un homme, froidement, méthodiquement, devant les yeux impuissants et terrifiés d'une enfant de neuf ans… pour la sauver. Cette scène avait marqué sa mémoire à tout jamais. Il ne lui faisait pas peur. Il pouvait paraître effrayant à d'autres yeux. Pas aux siens. Bien sûr qu'il était dangereux. Comme tous ceux de son métier. Mais pas pour elle.

« Sky, attends. »

Visiblement, ces deux mots lui avaient été arrachés à contrecœur. Il poursuivit néanmoins en constatant que la jeune fille s'était aussitôt figée au son de sa voix :

« Reviens. On doit parler. »

Sky se réavança vers lui. À chacun de ses pas sur le bitume noir, le sachet de gils qu'elle avait en poche lui paraissait plus pesant. Elle s'arrêta en face de l'homme, plongeant son regard noir dans le sien.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

« T'es plus une gamine. À compter de maintenant… apprends à te débrouiller sans moi. »

Elle ne dit rien durant quelques instants, le temps que l'information parvienne jusqu'à son cerveau. Pour la première fois depuis quatre ans, elle resta sans voix et afficha clairement son incompréhension.

Il la rejetait. Après tout ce temps. Pourquoi aussi soudainement, pourquoi maintenant ?

… Pourquoi, tout simplement ?

« Tu bluffes. » comprit-elle enfin, la voix pourtant mal assurée.

Mais il secoua la tête, dissipant ses derniers doutes et confirmant ses pires craintes. Des mèches rousses tombèrent sur son front.

« Je peux plus bosser avec toi, Sky. C'est comme ça. Trouve-toi un autre job… tu sais tout faire. »

« Qu'est-ce qu'il te prend ?! »

Reno haussa un sourcil interrogateur face au soudain mouvement de colère de la jeune fille. C'en était trop pour elle. Réalisait-il seulement qu'avec ces quelques mots, tout ce qui résumait sa piètre existence venait subitement d'être brisé... une seconde fois ? Tout volait en éclats. Les poings serrés, blême de rage et de douleur, elle cria :

« Pourquoi tu me fais ça ? J'ai fait tout ce que tu m'as demandé. Si c'est pour me lâcher comme ça, pourquoi tu t'efforces si bien de me protéger depuis que t'as tué mon oncle ? »

« T'aurais préféré que je lui foute la paix, peut-être ? » gronda-t-il, menaçant, assombri par la mention de cet événement.

« Pourquoi tu me protèges ?! » hurla Sky, tremblante de fureur. « Réponds-moi ! »

Ses yeux perdus n'avaient jamais été aussi expressifs. Sauf… sauf cette fois-là, où l'homme était parvenu à la plaquer contre le mur d'un vieux bâtiment délabré, pour forcer le barrage de ses lèvres. Cette fois-là, les yeux suppliants de la petite Sky hurlaient d'une terreur muette et d'un effroi sans nom.

Aujourd'hui… les yeux sombres de l'adolescente orpheline scintillaient toujours. Mais leur éclat était différent. Plus terne et plus incertain. Elle espérait vainement une réponse… qu'il ne lui donnerait jamais.

« Parce que tu m'étais utile, qu'est-ce que tu crois ? » siffla-t-il.

Sans lui laisser le temps de répliquer ni prendre garde à sa réaction, il tourna les talons et commença à gravir l'échelle menant à la Plaque. Il entendit son nom résonner dans la rue déserte. Un cri de douleur, de rage et de désespoir. Un ultime appel au secours.

Ignoré.

« Reno ! »

« Démerde-toi, Sky. »

Il s'arrêta un instant dans sa montée. Serrant compulsivement ses doigts fins autour des barreaux de fer froid, il lui lança un dernier conseil avant de disparaître à jamais de sa vision :

« Arrange-toi pour oublier qu'on s'est rencontrés. Ça vaudrait mieux pour toi. »

« Je pourrai jamais t'oublier. » répondit-elle à mi-voix sans qu'il ne l'entende.

Elle resta longtemps au pied de l'échelle, à fixer la plaque de métal qu'il avait lourdement refermé après son ascension vertigineuse. Il lui fallut du temps pour réaliser que l'humidité qu'elle sentait recouvrir ses joues était due à ses propres larmes. Sky se laissa tomber à genoux.

Reno lui avait tout donné. Une vie. Une sécurité. Un espoir… l'espoir de pouvoir un jour rejoindre les Turks, la Plaque, le monde d'en haut où l'existence serait meilleure. Ou, tout du moins, l'espoir de continuer à travailler pour lui. Il lui avait sauvé la vie, avait donné un sens à celle-ci. Sans lui, son existence insignifiante ne valait rien.

Mais… elle n'était rien à ses yeux. Il lui avait tout donné. Et il lui avait tout repris, ce soir, en quelques secondes, avec seulement quelques mots, avant de disparaître à jamais de sa vie. Il ne devait plus être qu'une ombre au tableau. Un spectre éphémère de sa vie. Si éphémère que bientôt, elle se demanderait même s'il n'avait pas été qu'imaginaire…

« Reno… » murmura-t-elle encore en baissant la tête.

Elle pensait qu'il croyait en elle. Elle pensait que grâce à lui, elle réussirait à faire quelque chose de sa vie. Qu'à ses côtés, elle allait pouvoir s'en tirer.

Ce n'était pas seulement la fin d'un temps heureux et d'une association aussi efficace que fructueuse.

C'était la fin des rêves de Sky. Ses espoirs s'étaient brisés en des milliers de fragments volatiles, provoqués par le départ subit et inattendu de Reno, et qui, désormais, s'envolaient en tourbillonnant avec le vent, loin d'elle, pour trouver une autre âme en peine à qui s'accrocher…