Trois marches de Cendres
(la triple apologie du feu)
Bonjour à tous ! Il semble que j'aie enfin trouvé le temps et l'énergie d'écrire quelque chose. Les Trois marches de Cendres se composent de trois one-shot relativement courts, qui abordent le feu de manière différente suivant le point de vue adopté : Zhao, Zuko ou Jeong (oui, j'ai recyclé Et bientôt le feu lui-même…ne me lynchez pas). Zuko est malgré tout le personnage central de l'histoire.
La première marche, « Bientôt la haine s'effondrera » (Zhao), je l'ai écrite il y a déjà un peu plus d'un an, mais j'ai ensuite oublié que je l'avais terminée et l'ai plus ou moins mise en quarantaine. C'est en la retrouvant que l'idée m'est venue de la relier à « Et bientôt le feu lui-même », via une marche intermédiaire bien sûr…
Bientôt la haine s'effondrera
C'est le froid qui aura raison de lui, décide Zhao. Davantage que le manque d'oxygène, arraché à ses poumons par la poigne bleuâtre de l'esprit, et bientôt par l'eau glacée miroitant sous ses jambes ; davantage que cette peur étouffante devant la créature surnaturelle, illuminée comme dans un cauchemar absurde par la lune qu'il n'a pas été capable de vaincre.
Le froid, l'échec, la mort solitaire dans un pays hostile. Il semble y avoir une sorte de logique, inexorable, dans l'irréalité même de sa situation. C'est peut-être ce sentiment de fatalité qui le paralyse, aspire toutes les protestations qu'il aurait pu proférer, le réduit au silence plus efficacement que la main glacée du monstre écrasant sa poitrine. Logique, oui. Broyé par l'esprit qu'il a été incapable de détruire. Cependant ses yeux, plutôt que de demeurer immobiles et dignes pour défier le destin, fouillent la ville nocturne. A la recherche d'une couleur plus familière que le blanc de la neige, ou le bleu désincarné de la mort qui l'entraîne. Autre chose que le givre cristallisé jusque dans la moelle de ses os.
Et son regard tombe sur la silhouette d'un très jeune homme, écorché et à bout de forces sur un énorme pont de glace, dont les yeux dorés le fixent avec consternation.
Zuko le prince banni. Le faire-valoir, l'ennemi, le rival, la cible.
L'échec perpétuel.
Peut-être est-ce également une machination du destin, la présence de cet être qui s'est fait nommer « l'Esprit bleu », l'être que Zhao s'est par trois fois efforcé de détruire, toujours en vain, debout sur le lieu de sa mort pour servir de témoin à sa chute.
Il ne porte pas le masque au rictus sinistre, pourtant. Sur son visage parsemé de brûlures et d'entailles, dans ses yeux asymétriques, on ne distingue que l'horreur et l'incompréhension. Surpris par le sort. Jamais à la hauteur, avait l'habitude de songer le général, incapable d'assumer dignement son rôle… Avec ces blessures, et ces habits blancs de mercenaire, il semble dépourvu de nation ou d'étendard. Anonyme. Pathétique. L'enfant se relève à peine. Zhao sait qu'il est épuisé : on sentait ses mains trembler, lors de leur duel, et à chacune de leurs attaques le choc paraissait secouer l'ensemble de son squelette.
Il l'a battu, pourtant. Encore. Dans la lumière fantastique, où toute chose se teint du même bleu translucide, seuls les yeux de son ennemi ont conservé cet éclat doré, intense, tandis qu'il l'observe sans comprendre.
« Ses yeux sont de l'or le plus pur, le plus intact : c'est le Soleil lui-même qui coule dans ses veines. Il sera un grand Maître. »
Zhao ne se souvient plus quel est le courtisan inepte qui adressa ces deux phrases à Dame Ursa, désignant le nourrisson vagissant qui devait des années plus tard le défier à un Agni Kai et le vaincre. Lui qui en dix ans de pratique n'avait su apprendre que les bases de la Maîtrise du feu… Une bouffée de haine lui donne une illusion de chaleur. Cependant la main glacée de l'esprit empêche toute expression d'apparaître sur son visage.
Il est incapable de se remémorer une période où il n'aurait pas haï Zuko, fils d'Ozai. Il n'avouera jamais que cette exécration a été antérieure à leur duel, antérieure même à la naissance du jeune prince. Malheureusement les contours du temps se sont dissouts devant l'imminence de la mort. Il ne sait plus au juste ce que « jamais » peut bien signifier.
Son rival s'est élancé dans sa direction ; l'or de son regard scintille dans le noir sans que l'on puisse encore en identifier l'expression. De la vapeur s'échappe d'entre ses lèvres comme si, en dépit de toute sa fatigue, il restait encore du feu entre ses côtes. Alors Zhao se souvient, avoue. Remonte le fil de son histoire, pour la première et la dernière fois.
Il faut remonter très loin, plus de vingt ans en arrière, alors qu'il n'y avait pas de prince Zuko ni de général Zhao, seulement Zhao le novice, le prodige, et pas de Zuko du tout. Il y avait un maître, aussi : un homme sérieux dont les yeux semblent toujours le fixer avec mépris, dont le nom est Jeong Jeong.
Là commence la haine, alimentée par une insoutenable impuissance.
« Tu n'as aucun contrôle, Zhao ; tu ne fais que détruire. Tu ne seras jamais un véritable Maître. »
Pendant des mois et des mois, il avait essayé sans relâche cet exercice absurde, toujours en vain, lui qui d'ordinaire ne mettait jamais plus d'une journée à maîtriser un mouvement. Rage acide, bile jaune. N'aurait jamais dû perdre son temps de la sorte, s'évertuer comme un imbécile à maintenir une minuscule flammèche à même le sol sans brûler l'herbe. L'échec perpétuel.
Tu ne seras jamais un véritable Maître.
C'était de là que venait sa haine, la haine rentrée envers son rival dont le feu léchait l'herbe, les arbres, les tapisseries, des étagères remplies d'ouvrages, et tous ces objets détestables, perpétuellement, demeuraient intacts.
La première fois que Zhao avait assisté au prodige, lors d'une crise de colère du jeune prince dans l'un des jardins royaux, Jeong Jeong n'était plus un maître mais un déserteur, et son exercice, l'échec perpétuel, avait été depuis longtemps relégué au rang d'anecdote absurde qu'il méritait. Zuko devait avoir onze ou douze ans.
Il lui aurait brisé la nuque.
Il lui aurait détruit le visage, comme l'a fait le seigneur Ozai il y a près de trois ans aujourd'hui, la même haine ? Mais c'était impossible…
Il aurait brûlé ces yeux d'un or trop clair, ces yeux qui ne se sont jamais arrêtés sur l'herbe et les tapisseries intactes, désintéressé, comme si la résolution impossible de cet exercice de cauchemar ne lui avait jamais posé le moindre problème, comme s'il a toujours su ce que Zhao a toujours ignoré.
Tu ne seras jamais un véritable Maître.
Haine de se demander si Jeong Jeong le maître aurait admiré Zuko le rival. Haine, surtout, de savoir que Zuko ne le détestera jamais comme lui le hait (l'envie) de toutes les fibres de son corps, peu importe combien de fois il l'attaquera par derrière ou le fera traquer comme une bête sauvage.
Cependant le froid commence à ronger son esprit, ses émotions s'émoussent. Bientôt il ne restera que le trou noir de la mer et le bleu translucide du monstre.
Il a toujours haï Zuko, et ne l'a jamais compris. C'est peut-être pour cela qu'il ne s'est pas demandé par quel miracle ou maléfice cet enfant s'est débrouillé pour survivre à l'explosion de son navire. C'est peut-être pour cela qu'il ne s'étonne qu'à moitié de la main pâle, couverte d'engelures, qu'il tend maintenant vers lui.
Sa voix est faible lorsqu'il lui offre désespéramment son aide. Dans ses yeux cernés de brûlures, dont la couleur limpide a toujours fait contraste avec la folie du général, on ne lit que l'incompréhension et la peur.
Il est très jeune, cet être qu'il s'est efforcé de détruire.
Zhao le hait. Cependant ce fait même paraît lointain, à présent, de plus en plus lointain à mesure que l'eau noire se rapproche et que le froid aspire son souffle.
Alors, plutôt que de demeurer digne et rigide pour faire face au destin comme son rang l'aurait exigé, stupidement en somme, il grave dans son esprit glacé l'image de deux yeux d'or fondu, dépourvus de haine, et l'emporte avec lui au fond des mers.
