Soit E l'ensemble des personnes sur Terre. E = {1, 2, ..., 7 583 029 927}
Considérant que 1 aime 2 forme le couple (1,2) et 2 aime 1 forme le couple (2,1). Soit Ω l'univers répertoriant tous les couples possibles.
On a donc Ω = {(1,2) ; (1,3) ; … ; ( 7 583 029 927, 7 583 029 926)}.
Quelles sont les chances que je t'aime ?
« Tu te fous de moi ?
- Pas du tout, petit génie. C'est toi qui voulais plus de challenge dans les cours de probas, n'est-ce pas ? »
Kidō regarda à nouveau l'énoncé que lui avait passé son camarade. Il n'y avait clairement aucune difficulté dedans. Il savait qu'il lui faudrait moins d'une demie minute pour trouver la bonne réponse à la question.
Tous ses amis étaient occupés à réviser à la BU, tandis qu'il affichait un ennui mortel devant toutes ces questions triviales. Qu'avait-il à y perdre ? Encore une question triviale. Il attrapa un brouillon.
L'énoncé était posé de façon déroutante, mais n'était pas si compliqué. En effet, il revenait à trouver la probabilité exacte de tomber sur un couple particulier, auquel cas eux deux. Pour sa rédaction, il choisit le couple (8,14). Ces nombres semblaient sympas.
Pour commencer, il lui fallait trouver le cardinal de Ω, c'est à dire le nombre d'éléments constituant Ω. Le nombre de couples, donc.
Selon l'énoncé, l'ordre des nombres importait. De plus, il n'y avait pas de remise, puisqu'on ne pouvait pas avoir deux nombres identiques dans un même couple.
Cela revenait à calculer le nombre de 2-liste d'éléments distincts de E. Il connaissait la formule par cœur. card(Ω) = n! ÷ (n-p)!. Ici, une petite simplification lui permit d'écrire l'application numérique suivante : card(Ω) = 7 583 029 927 x 7 583 029 926. Jamais sa calculatrice ne pourrait lui donner la valeur exacte de ce calcul. Pourtant, pas besoin d'être un génie pour comprendre que la chance de tomber sur le couple (8,14) était quasi-nulle. Autrement dit, P(8,14) = 0.
Il présenta son résultat à son camarade, parfaitement sûr de lui.
« Zéro, et pourtant, on tombe tous amoureux un jour. Incroyable n'est-ce pas ?, lui répondit-il.
- C'est ce qui rend l'amour si spécial et précieux, je suppose. » répliqua Kidō flegmatiquement.
Pour tout dire, il n'était pas d'humeur à philosopher sur l'amour. Pour le moment, il voulait faire des maths, et c'était très bien ainsi.
« Peut-être. En tout cas, ton résultat est faux, avoua finalement son ami.
- Te fous pas de moi, Fudō, on sait tous les deux que mon résultat est parfaitement sensé.
- Sensé mais faux. Relis la question, et continue de chercher. »
Ledit Fudō n'ajouta rien, et se replongea dans la lecture de son cours d'électromagnétisme. Ce cours ne l'intéressait pas particulièrement, mais il voulait avoir la meilleure note possible pour pouvoir accéder à la spécialisation qui lui plaisait.
« Quelles sont les chances que je t'aime ? »
Kidō venait pourtant de calculer les chances de tomber sur le couple (8,14) parmi tous les couples possibles. N'était-ce pas la question ?
Non, bien sûr que non ! Il s'était beaucoup trop précipité ! La question n'était pas de savoir quelle était la probabilité de trouver le couple (8,14) parmi tous, mais qu'un couple (8,x) soit (8,14). En bref, partant du principe de Fudō aimât quelqu'un, quelles étaient les chances que ce fût lui ? Il n'existait plus que 7 583 029 926 couples possibles. La probabilité était tout de suite plus simple à calculer !
Kidō inscrivit P(8,14) = 1, 38 x 10^(-10), encore plus confiant que la première fois, et plaqua son brouillon sur le polycopié de son camarade. Sans même relever la tête vers lui, ce dernier répondit :
« Bien essayé, mais c'est toujours faux. »
Un sourire narquois se peignit sur son visage. Se moquait-il de lui ? Bien sûr que oui. Fudō Akio qui pose une colle à Kidō Yuuto, ça a bien de quoi faire rire. Le garçon aux dreadlocks reprit son brouillon, perplexe. Sur quoi avait-il merdé ?
Il se posait toujours la question lorsque ses camarades se levèrent. Il avait cours. Ah oui, l'électromagnétisme...
Toujours perturbé par son problème mathématique, Kidō ne prêta pas grande attention à ce cours de physique. Rien de bien grave, il pourrait toujours rattraper sur Fudō. Ce dernier occupait en effet toute sa volonté à rester concentré. Pour ne pas paraître isolent, le garçon releva tout de même quelques fois la tête, pour laisser croire qu'il était toujours attentif. Il entendit seulement :
« Maintenant, vous cherchez la densité volumique de charges dans votre sphère. Faites attention, toutes les charges ne sont pas réparties uniformément ! ».
Dès la fin du cours, il s'empressa de rentrer chez lui. Il n'avait toujours pas trouvé la moindre piste pour avancer. Il allait finir par détester Fudō ce n'était qu'une question de temps pour que P(14,8) = 0.
Puisqu'il était un garçon raisonnable, il préféra d'abord travailler les matières qu'il avait le lendemain avant de continuer ses recherches. Mais il n'y avait rien à faire, ce problème trottait dans sa tête. Il partit se coucher frustré, et persuadé que cette histoire allait le poursuivre jusque dans ses rêves. Et puis, comme on dit, la nuit porte conseil. Avec un peu de chance...
Il n'en fût rien. Au réveil, Kidō se souvenait seulement de s'être revu pendant son cours d'électromagnétisme. Et le prof lui répétait cette phrase encore : « Faites attention, toutes les charges ne sont pas réparties uniformément ! » Pourquoi donc rêver de ça ?
L'étudiant se leva, se fit couler un café et mangea une banane pour unique petit déjeuner. Il enfila un t-shirt noir uni, qui rendait étrangement élégant sur lui et compléta sa tenue par un blue jean. Enfin, il alla se brosser les dents...
Et l'éclair vint. Bien sûr, il aurait dû y penser plus tôt ! Fudō ne voulait pas qu'il réfléchisse à la question comme un problème mathématique, mais comme un problème concret, humain. Un vrai problème ! Et cela signifiait que le poids de chaque personne n'était pas le même dans la probabilité, tout comme chaque charge n'avait pas la même importance dans son exercice de physique ! Pour résumer, Kidō devait éliminer de toutes les possibilités les personnes que son camarade ne connaissait pas, ce qui risquait d'augmenter considérablement la probabilité. Ensuite peut-être devrait-il réfléchir au poids des personnes restantes. On n'aime généralement pas de la même façon une personne que nous voyons tous les jours et une personne que nous n'avons croisé qu'une fois dans notre vie.
Fudō avait raison, c'était un challenge. Cela représentait un véritable travail de fourmi, un réel investissement s'il voulait réaliser un modèle convaincant. Devait-il aussi éliminer les membres de la famille ?
Kidō n'avait jamais aussi bien commencé une journée.
Toute la journée, il s'interrogea sur la meilleure façon de récolter des informations. Devait-il demander à Fudō ? Après tout, s'il lui avait posé cette question, c'est bien qu'il avait la réponse. Sinon, comment savoir s'il a tort ou non ? Il devait donc savoir combien de personnes il devait compter dans son calcul. Et maintenant qu'il y pensait, Kidō n'avait aucune idée de l'orientation sexuelle de son ami. Il était prêt à parier qu'il aimait les femmes, mais il lui avait fait comprendre que la probabilité cherchée dans le problème n'était pas 0, autrement dit, il devait aimer les hommes aussi. Après quelques minutes de réflexion, Kidō s'était persuadé que son camarade était pansexuel, et que cette piste ne menait nulle part.
Et puis poser la moindre question à Fudō, n'était-ce pas de la triche ? Après tout, c'était à lui seul de trouver la solution.
Kidō jeta un œil à ce garçon aux yeux de saphir qui s'était installé au fond de la salle de cours. À quoi pensait-il vraiment ? Il avait de moins en moins l'impression de le connaître. Ils jouaient au football depuis cinq ans – parfois ensembles, parfois contre. Ils avaient tous les deux croisé Kageyama dans leur vie. Et c'est à ça que se réduisait ce qu'il savait de son ami. Ah, et aussi qu'il voulait prendre la spécialité Mathématiques en troisième année, comme lui. Pas grand chose, finalement.
Sur une nouvelle feuille, Kidō additionna le nombre de personnes dans leur établissement actuel, puis le nombre approximatif d'élèves de la Teikoku Gakuen, celui du lycée qu'ils avaient fréquenté et ensuite les personnes qu'ils avaient rencontré grâce au sport. Il se laissa une marge d'environ 150 hommes et femmes qui auraient pu venir d'ailleurs. Il lui semblait que Fudō n'avait pas beaucoup de moyens, et n'avait certainement pas beaucoup voyagé dans sa vie.
Total = 2500 personnes. Était-ce beaucoup ? Il n'avait jamais lu d'étude à ce sujet.
Tout de suite, la probabilité tombait à P(8,14) = 0.004. Il y avait alors 0.4% de chances qu'il l'aime. Et ce, sans compter qu'ils se voyaient tous les jours.
Comment modéliser ça ? Et devait-il affiner le nombre de personnes avant de se lancer dans des calcul plus compliqués ?
Au fond de la classe, Fudō semblait sourire.
Pendant plusieurs jours, Kidō chercha des moyens de s'approcher de la vérité. Il essayait de voir qui Fudō croisait le plus dans la journée, faisait des statistiques à tout va.
Puis vint la semaine d'examens de fin de semestre. Comme toujours, Kidō s'était entraîné des heures durant et était incollable sur chaque chapitre. Cela demandait qu'il fasse passer les cours avant tout. Et il en oublia totalement le problème de Fudō.
Les mois passèrent sans qu'il n'y pense jamais. C'était pourtant le seul mystère qu'il n'avait jamais résolu. Il était comme une tactique imparable au football, que lui, en aussi fin stratège qu'il était, n'arrivait pas à neutraliser. Une tactique créée par Fudō Akio, tout aussi doué que lui à ce petit jeu.
Cela étant, un mystère ne reste pas un mystère éternellement pour Kidō. Cela faisait quelques jours que l'année scolaire s'était terminée, et tous les deux avaient été accepté dans la spécialité qu'ils visaient. Kidō allait quitter son appartement pour les vacances, et rangeait avec fierté les cours de physique auxquels il ne toucherait plus. Les notes qu'il avait prises en électromagnétisme n'y faisait pas exception. Il le feuilleta avec une pointe de nostalgie. Finalement, un paragraphe au crayon attira son attention.
« Soit E l'ensemble des personnes sur Terre. E = {1, 2, ..., 7 583 029 927}
Considérant que 1 aime 2 forme le couple (1,2) et 2 aime 1 forme le couple (2,1). Soit Ω l'univers répertoriant tous les couples possibles.
On a donc Ω = {(1,2) ; (1,3) ; … ; ( 7 583 029 927, 7 583 029 926)}.
Quelles sont les chances que je t'aime ? »
Avait-il été assez bête à l'époque pour ne pas trouver la réponse évidente ?
Il sortit précipitamment de chez lui, et courut à travers la ville rejoindre l'appartement de l'étudiant, priant pour qu'il ne fût pas déjà parti. Heureusement, il lui répondit rapidement lorsqu'il sonna à l'interphone, et descendit le chercher.
Sans même prendre le temps de dire bonjour, Kidō lui annonça directement son résultat : « C'est 1, n'est-ce pas ? »
Les joues de son interlocuteur rosirent légèrement, et il leva les yeux au ciel.
« Je ne vois pas de quoi tu parles. », mentit-il.
Alors Kidō lui exposa toute sa théorie, dont les différentes pièces du puzzle s'étaient assemblées sur le chemin.
« Ton énigme, sur les probas. Quelles sont les chances que je t'aime ? C'était 100%. En effet, ça aurait été impossible pour toi de compter quelles étaient réellement ces chances. Il aurait fallu étudier toutes les personnes que tu connaissais, trouver un moyen de compter l'amour, ce que j'avais bien tenté et abandonné. Et toi, tu m'as sorti cet énoncé de nulle part, d'un coup. La seule façon de raisonner, c'est de se dire que tu ne peux connaître la réponse que si elle est 0 ou 1. Et tu m'avais déjà dit que 0 était faux. De plus, la question n'était pas « Quelles sont les chances que je puisse t'aimer ? » Mais bien : « Quelles sont les chances que je t'aime ? ». Comme si tu l'avais déjà admis. »
Devant la justesse de cette démonstration, Fudō ne pût qu'acquiescer.
Parce que ce jour-là plus qu'aucun autre, il l'aima à 100%.
