Comme chaque jour de chaque semaine, depuis des mois, j'avançais dans la brume épaisse qui caractérisait désormais mon existence.

Les journées passaient, vides de sens, cadencées par les actes quotidiens visant essentiellement à ne pas rester inactive, inoccupée. Pour ne pas avoir le temps de penser à…

Pour ne pas avoir de temps pour penser.

L'autre objectif était de faire « semblant ». Semblant pour Charly. Semblant pour faire croire que j'allais bien. Faire croire que tout était «normal» : J'allais au lycée. J'allais à mon travail. Je continuais de cuisiner chaque soir…

Je fonctionnais comme un automate, une coquille vide, un pantin – Sans même m'en rendre compte. – Mon corps agissait de façon mécanique, machinale, en réponse aux sollicitations de mon cerveau.

Mon esprit s'occupait de l'aspect « pratique » organisant mes journées pour que, à aucun moment, je ne sois à rien faire. Pour que je ne puisse avoir l'occasion de penser. C'était un peu comme des mantras qui s'égrenaient tout au long du jour, en tâche de fond, rythmant chaque temps, me maintenant debout.

Se lever. – respirer - ne pas penser -

Se doucher. - s'habiller - ne pas penser -

Manger. - ne pas penser -

Aller en cours…

Le lycée était encore le moment de la journée le moins difficile. Celui que je préférais. Enfin… je crois. C'était surtout la certitude d'être toujours occupée, chaque temps pleinement et sûrement remplis par les cours, les sonneries et les traversés de couloirs.

Ne pas penser – copier - sourire –

Changer de cours – Aller au casier – Changer de livres –

S'asseoir – Noter – Ne pas penser -

Rassembler mes affaires - Quitter le bâtiment –

Traverser le parking – Ne pas penser –

Démarrer le camion – Ne pas penser –

Retourner à la maison…

Parfois je n'avais même pas conscience d'avoir fait le chemin. Je me retrouvai garée devant la maison, ne me souvenant pas avoir quitté le parking du lycée. C'était… effrayant.

Mais pas autant que les cauchemars.

Ne pas penser - Préparer le dîner – Ne pas penser –

Manger - ne pas penser…

Et enfin, enfin ! Je pourrai rejoindre ma chambre.

Mon point d'encrage dans le désert de mon existence.

MON monde.

MON Univers.

Le seul endroit où je pourrai laisser libre cours au malstrom de la douleur qui invariablement m'envahirait…

Ne pas penser.

Chaque soir, une fois la cuisine rangée, je disais machinalement bonsoir à Charly et je montais lentement les escaliers, commençant mentalement à me préparer à la puissance de la souffrance qui serait bientôt la mienne. A la fois impatiente et terrorisée...

Je posais mon sac à l'entrée de ma chambre et passais rapidement à la salle de bain pour « ma minute d'humanité » douleurs.

Puis, comme chaque soir, le rituel recommençait… :

Je rentrais dans ma chambre, fermais la porte, ignorais consciencieusement le rocking-chair qui trônait toujours là… – souvenirs –

Me dirigeais lentement vers la fenêtre pour l'entrebâiller… – espoirs – douleurs – Et, sans un regard pour quoi que ce soit d'autre, uniquement focalisée sur les puissants élancements qui commençaient à pulser dans mon estomac, je me dirigeais vers mon lit.

Je prenais une profonde respiration, et, lentement, je m'allongeais…

Je relâchais alors le contrôle que j'essayais de maintenir toute au long de la journée… Secondes de silence, de vide, focalisée sur ma respiration, calme, posée, profonde. Les yeux grands ouverts mais vides, aveugles, perdus dans le blanc du plafond…

Je prenais alors une dernière, profonde, interminable respiration, et laissais sa voix voilée et rauque venir, enfler, emplir ma tête.

La douleur submergeant mon corps et mon esprit.

Celle pulsant dans mon estomac se connectant à la plaie béante de ma poitrine.

« Bella, je ne veux pas que tu viennes avec moi. »

« Tu n'es pas bien pour moi Bella. »

Les phrases se mettaient à tourner en boucle. Le plaisir d'entendre ses chuchotements avivant la peine qui me consumait.

« Ne fais rien de stupide. »

« Au revoir Bella. »

« Je suis fatiguée de prétendre être ce que je ne suis pas. »

Les larmes inondaient mon visage crispé de douleur.

« Je ne veux pas que tu viennes. »

« Ça sera comme si je n'avais jamais existé. »

Le murmure de sa voix glissait sur ma peau comme une réminiscence de son souffle. Une sensation d'eau glacée qui ruisselait le long de ma colonne vertébrale, et me faisait frissonner.

« Tu n'es pas bien pour moi Bella »

Je me roulais alors en boule, les bras serrés autour de mes genoux, secouée de tremblements.

A nouveau à la limite de l'état de choc.

« Bella, je ne veux pas que tu viennes avec moi »…

Comme chaque soir, glacée, épuisée, terrassée par la puissance de mon désespoir, vaincue par immensité de cette interminable agonie, je finissais par m'endormir. Par sombrer dans l'oubli de cette misérable existence sans lui.

Sans lui.

Sans mon âme.

SEULE.

Seule et abandonnée.

Seule à jamais.