je ne suis pas Bisco Hatori, rien ne m'appartient donc dans cette histoire.
Cette fic, je pense, ne peut se comprendre et s'apprécier que pour ceux ou celles qui ont lu mon autre fic, "HC Inc".
Voici le premier chapitre de ce qui sera je pense un petit recueil de "one-shot" comme on dit. Je me suis attachée à mon autre fic, à l'évolution des personnages, à ce qui est arrivé ou arrivera dans leur vie. Je pense donc explorer ici des petits moments de leurs existences que je n'ai pas évoqués dans HC Inc. J'ai déjà quelques idées de scènes que j'ai envie d'écrire, mais si par hasard certains d'entre vous ont des suggestions de scènes, je serais ravis qu'ils m'en fassent part ! Je ne promets pas de les faire, hein, il faut que cela m'inspire. Mais surtout n'hésitez pas !
Voici, sans plus de bavardage inutile, le premier one-shot, écrit depuis fort longtemps et corrigé par ma bêta de choc, comme toujours.
Avec le recul, je suis certaine que son père l'aurait prévenu. Mais sur le moment, j'ai juste pris mon téléphone et appelé Tamaki Suoh.
Six ans. Voilà six ans que j'avais quitté le Japon en me promettant de ne jamais y revenir.
La voix de Tamaki, par delà les mers, était restée la même, chantante, délicieuse. Jusqu'à ce silence quand j'ai décliné mon identité. Cette subtile nuance d'incertitude lorsqu'il a répété :
- Éclair Tonnerre ?
Nous faisions tous les deux parties d'un passé que nous souhaitions oublier, que j'aurais voulu ne jamais voir ressurgir, surtout dans de telles conditions.
- Tamaki... Ta mère est malade. Très malade. Elle réside chez nous. Je pense que tu devrais venir. Vite.
Ce silence terrible. Puis sa voix à nouveau, si fragile soudain, comme celle d'un enfant sur le point d'éclater en sanglots. Il n'a pas demandé pourquoi sa mère était chez moi, il n'a pas demandé ce qu'elle avait, il n'a rien demandé. Il a seulement murmuré qu'il prenait ses dispositions et qu'il arrivait. Puis, comme il y a si longtemps, avec une sincérité désarmante, il m'a remerciée.
Tamaki m'a rappelée le lendemain et m'a dit qu'il prenait l'avion le soir même, avec Kyoya Ootori. Cela m'a surprise et contrariée. Non que je le veuille pour moi toute seule ; j'avais tiré un trait sur tout cela en le regardant plonger dans la rivière, six ans plus tôt. Il avait soudain été tellement évident qu'il ne serait qu'à elle, à tout jamais.
C'est plutôt... que je pensais qu'il viendrait avec elle, justement. Avec Haruhi Fujioka. Je ne pensais pas qu'il viendrait avec un de ses amis et une présence autre me semblait parfaitement déplacée dans des moments que je pressentais terribles.
Il m'a expliqué rapidement ce que je savais déjà, par l'intermédiaire d'Anne. Qu'il ne pouvait pas mettre sa grand-mère au courant, qu'elle ferait certainement en sorte dans ce cas qu'il ne puisse pas venir. C'était pourquoi il venait avec Kyoya, qui pourrait le couvrir en prétextant un voyage de fin d'études. Personne ne remettrait en cause la parole de Kyoya Ootori.
Tamaki m'a juste demandé de garder le secret, tout en précisant que je n'y étais pas obligée. Je me souviens avoir fermé les yeux et avoir avoué au téléphone, dans la pénombre de mon boudoir, ce que je n'avais jamais dit à personne d'autre. Que j'aimais Anne également, et que je tairais la venue de Tamaki parce que je voulais par-dessus tout qu'elle puisse le voir.
Je me suis arrêtée avant d'ajouter « une dernière fois » mais lui et moi avions déjà compris.
Il m'a remerciée à nouveau et m'a indiqué l'heure de leur arrivée. Ils atterriraient au Bourget, avec le jet privé de la famille Ootori.
Je suis sortie sur le perron lorsque la limousine que j'avais envoyée les chercher est entrée de la cour. Le temps était étonnamment clair pour la fin du mois de septembre et Paris commençait à peine à se parer des couleurs de l'automne. J'avais gardé le souvenir d'adolescents fantasques et trop sûr d'eux, et ce sont deux hommes qui sont descendus simultanément de la voiture, le reflet et l'opposé l'un de l'autre. Je fus frappée immédiatement par la réalisation que Tamaki avait à la fois perdu et gagné quelque chose. Il était physiquement resté le même, aussi éblouissant que dans mon souvenir, mais son regard était plus sombre, ses traits emprunts d'une gravité qui n'était manifestement pas due qu'aux circonstances. Il avait mûri en six ans, trop mûri. Ses yeux ne brillaient plus de cette étincelle d'innocence qui n'appartenait qu'à lui et qui m'avait subjuguée, adolescente.
J'ai à peine regardé Kyoya Ootori. Il m'a semblé conforme à mon souvenir, grand, svelte, élégant et silencieux.
Tamaki m'a rejointe en deux pas et, avant que je puisse dire quoi que ce fût, il m'a prise dans ses bras et a murmuré :
- Merci Éclair. Merci de m'avoir appelé.
J'ai été incapable de répondre, je n'ai pu qu'acquiescer en détournant les yeux. Kyoya nous avait rejoints et s'est poliment incliné devant moi, je lui ai répondu d'un hochement de tête. Puis, parfaitement conscient de l'impatience de Tamaki, il a seulement précisé :
- Je vous laisse. J'ai une suite au Renaissance de l'avenue de Wagram et je serai joignable sur mon portable.
- Pardon ?
Kyoya et moi avons écarquillé les yeux sous l'effet de la surprise. Tamaki avait pâli et fixait son ami d'un regard paniqué. Il balbutia :
- Je... Tu ne peux pas rester ? Juste ce soir... Quelques heures... Le temps que...
Il se tordit les mains, bouleversé, ses immenses yeux bleus encore agrandis par une détresse non feinte. Kyoya serra un instant la mâchoire, gêné et agacé :
- Tamaki, ceci ne me concerne pas, ma place n'est pas...
- Si ! Kyoya, oh Kyoya, s'il te plaît, ne me laisse pas !
Là, j'étais contrariée. Je ne m'étais pas attendue à devoir accueillir également le jeune Ootori, lui non plus manifestement. Mais, évidemment, aucun de nous ne trouva le courage de dire non à Tamaki Suoh.
- Ta chambre est prête Tamaki. Je peux parfaitement faire préparer dans la minute celle de Monsieur Ootori, s'il veut nous faire le plaisir de demeurer chez nous le temps qu'il lui siéra.
Ce fut, je pense, la première fois que Kyoya et moi nous sommes réellement regardés. Nous nous sommes jaugés du regard, avec le même déplaisir dissimulé sous un parfait sourire de circonstance. Il a incliné la tête poliment :
- Je vous remercie, Mademoiselle Tonnerre, mais je ne voudrais en aucun cas imposer ma présence, qui plus est en de pénibles circonstances.
- Oh, merci Éclair ! s'écria Tamaki sans avoir la moindre conscience de nos réticences, à Kyoya et à moi. Kyoya, c'est merveilleux, tu vas pouvoir rester près de moi ! Quelle chance !
L'intéressé ne bougea pas, ne soupira pas. Il se contenta de remonter ses fines lunettes mais une nuance de lassitude passa dans le gris de ses yeux. Je pinçai les lèvres et répondis, tout sourire :
- Très bien, donc c'est réglé, je vais faire préparer la chambre contigüe à la tienne, Tamaki, pour Monsieur Ootori. Maintenant, je propose que nous allions rendre visite à ta mère.
La joie s'éteignit sur les traits de Tamaki et il acquiesça gravement. Je les précédai dans le hall.
Les jours suivants, Tamaki ne quitta quasiment pas le chevet de Anne. Je dois bien avouer que, sans jamais en avoir conscience, il força l'admiration de tous ceux qui se trouvèrent chez nous à ce moment-là. Près d'elle, il n'était que charme, prévenance et perfection. Il faisait de chacun de leurs instants ensemble un enchantement pour sa mère, lui racontant avec verve et passion sa vie au Japon, lui jouant du piano des heures entières. Le moindre de ses gestes rayonnait de grâce, de joie, d'enthousiasme et jamais il ne se départait de son magnifique sourire.
En la présence de Anne, jamais. Mais Kyoya et moi-même comprîmes vite pourquoi Tamaki avait tant tenu à ce que son meilleur ami restât non loin de lui.
Les deux premiers jours, Kyoya s'absenta quasiment toute la journée ; il avait manifestement profité de ce voyage impromptu pour planifier un grand nombre de rendez-vous avec les associés et clients parisiens de l'entreprise de son père, qu'il représentait à la perfection.
Dès le troisième jour, il annula la plupart de ses rendez-vous et ne travailla plus que sur son portable, dans le bureau de sa chambre.
Tamaki ne mangeait pas, dormait à peine. S'il donnait le change à la perfection en présence de sa mère, il s'effondrait dès la porte passée et je le trouvai, plus d'une fois, agenouillé en sanglots dans le couloir.
Cette attitude, de la part de n'importe quel autre jeune homme de son âge, m'aurait semblé pathétique et digne de mon plus profond mépris.
Mais j'avais appris à connaître Anne qui, a bien des égards, était devenue bien plus proche de moi que ne l'a jamais été ma propre mère. Et, à travers Anne, j'avais appris à connaître Tamaki. Sa force, son enthousiasme, et la désarmante sincérité de ses sentiments ne pouvaient que forcer l'admiration, et non inciter à la pitié.
Kyoya Ootori semblait en cela rejoindre mes convictions. Je l'aurais, en effet, cru homme à fuir au Renaissance pour ne plus réapparaître avant le voyage de retour. Je ne le voyais pas comme quelqu'un capable d'écouter, pendant des heures, pleurer Tamaki Suoh. Il feignait la désinvolture, l'agacement même ; il gardait ce même visage froid et hautain, insensible. Pourtant il annula tous ses rendez-vous et resta à l'hôtel particulier, afin que Tamaki puisse, à n'importe quel moment du jour ou de la nuit, venir pleurer, parler, ou juste regarder Kyoya taper en silence sur le clavier de son portable.
Le troisième jour, Kyoya entra dans le petit salon du deuxième étage, certainement dans l'espoir d'y trouver un peu de calme et de chaleur, étant donné que j'y avais fait allumer un feu dans la cheminée ; les premiers frimas de l'automne s'étaient en effet abattus sur la capitale parisienne. Je ne m'attendais pas à ce qu'il entre, et il ne s'attendait pas à m'y trouver. La surprise fut pour nous deux désagréable, mais nous sommes des gens trop bien élevés pour laisser paraître notre contrariété.
Je levai la tête, il était encore à l'entrée, la main sur la poignée de la porte, son portable sous le bras. Nous nous saluâmes d'un hochement de tête, puis Kyoya demanda :
- Jouez-vous aux échecs, Mademoiselle Tonnerre ?
Je baissai les yeux et réalisai que, depuis Dieu sait combien de temps, je manipulai machinalement les pièces en jade d'un jeu d'échecs. Je répondis en haussant les épaules :
- Un peu, oui, à l'occasion. Mon père y joue fort bien, il nous l'a enseigné.
Il sembla hésiter un instant, puis s'avança et prit place face à moi, de l'autre côté de la table de jeu.
- Accepteriez-vous de disputer une partie avec moi ?
Nous nous regardâmes en silence quelques secondes. Je savais, au fond de moi, pourquoi il proposait cela. Il m'était redevable, ma famille l'hébergeait. Et, sans aller aussi mal que Tamaki, l'agonie de Anne me meurtrissait chaque jour un peu plus. J'errais dans ma propre demeure, je passais mes journées à réviser mes partiels et à visiter la mourante. Mais je devais bien m'avouer que je ne possédais pas la force de Tamaki, et que j'écourtais bien souvent les moments passés à ses côtés, de peur de briser par ma tristesse la joyeuse harmonie que son fils faisait régner dans la chambre.
J'étais las, trop las pour me montrer orgueilleuse, et j'acceptai cette main tendue.
- Pourquoi pas, soupirai-je.
Nous disputâmes ce soir-là notre première partie d'échecs, jeu de stratégie s'il en est. Je gagnai. Je n'ai jamais su s'il m'avait laissé la victoire. S'il l'a fait, ce fut avec toute la subtilité dont il est capable. D'ailleurs, si je considère toutes les parties d'échec que nous avons disputées par la suite, nos niveaux sont assez équilibrés.
C'est ainsi, je crois, que tout a commencé. Par une partie d'échecs, sur le jeu de mon père, près de la cheminée du petit salon.
Haruhi, paradoxalement, fut le sujet de notre première conversation. A brûle pourpoint, sans vraiment avoir prémédité ma question, je lui demandai un jour pourquoi ce n'était pas elle qui avait accompagné Tamaki. Kyoya resta silencieux quelques secondes et me regarda derrière le verre de ses fines lunettes, certainement pour estimer le degré d'ironie, ou de malice, de ma question. Il n'y en avait aucun, et c'est ce qu'il a du conclure, puisqu'il a finalement répondu. Il m'a dit qu'Haruhi était partie. Que la grand-mère de Tamaki ne s'était pas avouée vaincue, qu'elle avait fait à Haruhi une proposition financière qu'une personne dans sa condition ne pouvait pas refuser. Mais si Haruhi n'avait pas refusé, c'était uniquement, en fait, pour préserver Tamaki. Elle était depuis aux Etats-Unis. Elle n'avait plus jamais donné de nouvelles.
Puis Kyoya s'est tu et, avec sa reine, a mangé mon dernier cavalier, rendant évidente l'issue de cette partie. J'ai doucement fait basculer mon roi, l'inclinant sur la pierre de l'échiquier, avouant mon infériorité dans une partie qui, soudain, ne m'intéressait plus. J'ai murmuré ce qui m'apparaissait tout à coup comme une évidence :
- C'est donc la cause de cette mélancolie dans son regard. J'avais remarqué dès votre arrivée qu'il avait changé.
Kyoya acquiesça simplement, puis prit congé, me laissant seule à mes réflexions.
Dix journées. Dix petites journées, qui passèrent à la fois atrocement lentement et bien trop vite. L'ambiance était étouffante. Dans la chambre d'Anne, Tamaki faisait régner un microcosme de vie, de joie, de musique et de beauté. A l'extérieur, c'est comme si nous étions déjà morts.
Les parties d'échec se sont rapidement révélées indispensables, comme une bouffée d'air dans cette ambiance macabre. Je rêvais de sortir, Kyoya aussi je suppose, mais aucun de nous n'aurait osé quitter l'hôtel particulier quand le pire pouvait, nous en étions hélas trop conscients, survenir à n'importe quel instant. Anne arrivait à peine à parler, secouée par des quintes de toux terribles qui aspiraient le peu d'énergie qui lui restait. Elle passait le plus clair de son temps à écouter Tamaki jouer du piano, et les récits de toutes ces dernières années passés si loin l'un de l'autre. Kyoya allait peu la voir, ce n'était pas sa place. Il allait quotidiennement lui présenter ses respects mais ne restait jamais. Un matin, pourtant, elle sollicita sa présence plus longuement. Je ne sus jamais ce qu'elle lui dit, mais ensuite Kyoya ne quitta pas sa chambre, ce matin-là. Et l'après-midi, c'est lui qui m'attendait dans le petit salon pour notre partie d'échecs.
Même si nous aurions préféré mourir plutôt que de nous l'avouer, lui et moi avions désormais besoin de ce bref moment de quiétude.
Nos parties n'étaient plus silencieuses, désormais. Kyoya et moi discutions, de tout et de rien, réalisant d'après des détails que nos vies n'étaient, en fait, pas si différentes. Je trouvais un étrange apaisement à regarder ses mains manier les pièces de jade. Ses doigts sont longs, minces, avec une grâce et une élégance toute aristocratiques, alliées à une précision chirurgicale. Sa voix, que je trouvais jadis froide et distante, me semblait en fait à présent douce et posée. Je ne savais si c'était la réalité, ou une illusion que créait mon besoin d'apaisement. J'appréciais son calme, sa discrétion, et le sentiment de sécurité que me procurait sa présence.
C'est lors d'une de nos parties d'échec que c'est arrivé.
La porte s'est ouverte brutalement et nous avons levé les yeux vers une domestique qui balbutia :
- Mademoiselle... Il faut que vous veniez.
Kyoya et moi nous sommes levés immédiatement. Dans le couloir qui menait à la chambre, j'ai soudain manqué d'air, à la pensée de ce qui m'attendait, et je me suis immobilisée un instant, terrifiée. Une main s'est alors posée sur mon épaule et j'ai levé les yeux pour croiser ceux, étrangement limpides, de Kyoya. Il a juste hoché la tête et a murmuré :
- Il faut y aller. Tamaki nous attend.
J'ai acquiescé et nous avons pénétré dans la pièce. Anne semblait dormir et, sans le signe de tête négatif du médecin navré, je me serais raccrochée à cette pensée. Tamaki était assis sur le lit près d'elle et tenait encore dans les siennes la main de sa mère. Il fixait le corps d'Anne de ses grands yeux écarquillés, incrédules. J'ai regardé une dernière fois le visage de celle qui, ces sept dernières années, avait illuminé ma vie de sa présence bienveillante et maternelle.
Et Anne souriait. C'est là tout le génie de Tamaki Suoh. Faire en sorte qu'elle nous quitte avec un sourire aux lèvres.
C'est lorsque la main de Kyoya s'est détachée de mon épaule que j'ai réalisé qu'elle y était encore. Il s'est approché de Tamaki, a mis un genou à terre et, avec une douceur rare, a ôté la main d'Anne de celles de son fils. Tamaki a laissé faire, trop abasourdi pour réagir. Alors Kyoya lui a murmuré quelques mots, si doucement que personne n'a entendu, et le blond jeune homme a baissé la tête, son corps mince et gracieux s'effondrant sur celui de son meilleur ami.
Kyoya n'a pas eu le moindre geste de gêne, de recul. Il est resté à genoux, a resserré ses bras autour des épaules de son meilleur ami et l'a laissé pleurer.
Les trois jours suivants furent consacrés à l'organisation des obsèques. Kyoya et moi nous sommes chargés de tout, Tamaki n'étant plus en état de le faire. Il passait ses journées muré dans le silence, assis face au clavier du piano désormais muet. Paradoxalement, il ne voulut pas s'occuper de l'organisation de la cérémonie, le choix des fleurs, les invités... Il s'en moquait éperdument. Il n'a exigé de faire qu'une seule chose, que Kyoya et moi désirions justement lui éviter : appeler son père pour lui annoncer la nouvelle.
Tamaki s'est enfermé pour passer ce coup de téléphone terrible qui a duré plus d'une heure. Yuzuru Suoh, nous l'avons appris après, était parfaitement au courant de la détérioration de la santé d'Anne et de l'imminence de son décès. Mais, apprenant le départ de Tamaki, il s'était douté de la réelle destination de son fils, et avait fait un choix. S'il partait également pour la France au même moment, cela éveillerait l'attention de sa propre mère. S'il restait sagement au Japon, à gérer le quotidien du groupe, la matriarche croirait plus facilement à ce voyage de fin d'études que faisait prétendument Tamaki.
Le père de Tamaki avait sacrifié ses derniers moments avec Anne pour que leur fils puisse y aller à sa place.
Kyoya et moi, sans vraiment le réaliser, ne nous quittions plus. Nous avons fait ensemble toutes les démarches, préparé la cérémonie. La famille d'Anne fut mise au courant, et aucun membre ne voulut se déplacer ; ce fut la première fois, je crois, que je vis une telle rage dans les yeux de Kyoya. Nous nous relayions auprès de Tamaki qui, petit à petit, sortait de son abattement et passait désormais son temps à nous remercier de ce que nous faisions pour lui. Les quatre anciens autres membres de leur club voulurent venir, mais Kyoya le leur déconseilla, pour ne pas attirer là encore l'attention de la grand-mère de Tamaki. Ce dernier passa de longs moments au téléphone avec ses amis restés au Japon.
Le jour de l'enterrement au cimetière du Père Lachaise marqua, étrangement, le véritable début de l'automne parisien. Les températures étaient brutalement tombées et nous étions tous serrés sous nos parapluies sombres, transpercés par une bruine glaciale. Yuzuru est arrivé juste avant le début de la cérémonie ; il avait pris discrètement un vol commercial, seul. Tamaki et lui suivirent le cercueil côte à côte, en silence. Kyoya m'offrit son bras. Mon père n'avait pu se joindre à nous, mes frères étaient à l'étranger. Le gros du cortège était composé des membres du personnel de ma famille, qui adoraient Anne depuis toujours, comme tout le monde. Comme presque tout le monde. L'ombre de la grand-mère de Tamaki planait sur la cérémonie, et je pense que c'est ce jour-là que celui-ci a cessé de l'aimer.
Yuzuru Suoh est reparti le jour-même. Tamaki et Kyoya ont planifié leur vol pour le surlendemain, quinze jours après leur arrivée. Une durée normale pour une escapade de fins d'études. Mes propres partiels approchaient et j'avais beaucoup de travail en retard, mais en cet instant peu importait.
Nous avons pu, enfin, quitter notre hôtel particulier qui me semblait dorénavant étouffant. Cette immense bâtisse parisienne porterait à jamais, pour moi, l'emprunte de la présence bienveillante d'Anne.
Nous avons flâné tous les trois, suivant Tamaki qui, guidé par ses souvenirs, arpentait la capitale avec un sourire mélancolique. Il retrouvait peu à peu son enthousiasme légendaire, s'émerveillant devant une devanture de magasin, suppliant d'aller faire un tour dans la grand roue des Tuileries, déclamant des poèmes romantiques à chaque fois que nous croisions la Seine. Kyoya et moi jouions le jeu de l'agacement, mais chacun de nous trois était cruellement conscient que plus rien ne serait comme avant. Tamaki portait à jamais les stigmates d'une nouvelle blessure.
Le jour de leur départ est arrivé et je me suis soudain trouvée terrifiée à cette idée. Rester dans cette maison, seule le plus souvent, m'apparaissait comme quelque chose de monstrueux. Je n'en laissai évidemment rien paraître et passai une grande partie de la matinée à travailler dans mon bureau. Vers dix heures, Kyoya demanda à me voir. Il m'apprit qu'il avait sollicité une entrevue avec mon père et qu'il souhaitait ma présence, si je n'y voyais pas d'inconvénient. J'ai haussé les sourcils, surprise qu'il ait besoin de moi pour traiter affaire, mais acceptai néanmoins. Il quitta mon bureau en acquiesçant simplement.
Nous déjeunâmes tous les trois, dans un relatif silence. On nous servit le café au salon, ils devaient quitter Paris moins de deux heures plus tard.
Mon père revint à l'heure prévue et Kyoya et moi le rejoignîmes dans son bureau, au premier étage. Nous prîmes place dans les fauteuils, côte à côte. Je revois encore les pieds de la Tour Eiffel au travers de la baie vitrée, derrière mon père, se découpant sur le ciel gris de Paris. J'ai fixé mon attention sur la silhouette métallique et ai attendu assise, les mains croisées sur les genoux, qu'ils disent ce qu'ils avaient à dire. Mon père était manifestement intrigué et, après avoir offert à Kyoya un cigare qu'il déclina poliment, entama la conversation :
- Monsieur Ootori, vous avez sollicité ma présence, je vous écoute.
- Je tiens tout d'abord à vous remercier personnellement de nous avoir reçus, Monsieur Suoh et moi-même, surtout dans des circonstances si douloureuses. Je vous suis également extrêmement reconnaissant des soins que vous avez prodigués à la mère de Tamaki, qui grâce à vous a pu nous quitter dans les meilleures conditions possibles.
- Nous étions très attachés à Anne, répondit mon père, elle fut très proche de ma fille toutes ces années.
J'acquiesçai sans les regarder, déjà agacée de toutes ces politesses inutiles. Kyoya garda un instant le silence, puis continua :
- Je suis parfaitement conscient de vous être déjà hautement redevable, et pourtant j'ai une dernière requête à formuler.
- Allez-y, répondit mon père en fronçant légèrement les sourcils.
- Je souhaiterais vous demander la main de votre fille Éclair, ici présente.
Je me souviens de la Tour Eiffel. La teinte exacte de son ossature, à travers la vitre de la fenêtre, à cet instant précis de ma vie.
Je n'ai pas bougé, j'ai concentré toute mon énergie à ne pas ciller, à ne rien laisser paraître de ma totale stupéfaction et de mon affolement. Après un temps, mon père a demandé, avec dans la voix un mélange de stupeur et d'amusement :
- La main de ma fille ? Rien que ça ?
- Je suis parfaitement conscient de l'audace de ma proposition. J'ai un nom prestigieux à lui offrir, bien qu'elle n'en ait nul besoin, et que je ne sois pas l'héritier de ce que ce nom représente.
- Vous n'êtes que le troisième fils, rappela mon père.
- Tout à fait, convint Kyoya.
Je haïssais le calme de sa voix. Mon père enchaîna :
- Mais, si mes sources sont exactes, vous êtes celui qui, au lycée, a empêché mon OPA sur le groupe Ootori.
Pour le coup, j'ai tourné la tête vers mon père, sidérée. Il m'avait alors envoyée au Japon, entre autres, pour boucler cette histoire de rachat avec Monsieur Ootori père. J'avais appris que cela n'avait finalement pas abouti, qu'un autre investisseur avait surenchéri, mais on n'avait pas jugé bon de m'informer plus avant de cette affaire. Jamais je n'aurais suspecté que cet étudiant silencieux, que j'avais à peine croisé, avait à lui seul pu contrecarrer les plans de mon père.
- Vos sources sont exactes, répondit Kyoya. Vous êtes vous-même à la tête d'une multinationale, vous comprendrez et pardonnerez mon attachement à notre entreprise familiale, et mon désir de la voir perdurer.
- Je le comprends, et j'ai admiré la méthode, Monsieur Ootori.
La sincérité dans la voix de mon père me stupéfia. Mon père n'admirait personne, à part lui-même.
- Il est bien évident que, dans le cas où vous me feriez l'immense honneur de m'accorder la main de Mademoiselle Éclair, je suis parfaitement conscient que nous sommes tous deux encore dans le cours de nos études et que cette union ne pourrait avoir lieu avant un délai dont je vous laisse juge. Mais je serais prêt à concrétiser cet engagement par des fiançailles officielles dès que bon vous semblerait.
- Votre père est-il informé de votre proposition ?
- Je l'en ai informé ce matin même, au téléphone. Il n'y a vu aucune objection et serait enchanté du rapprochement de nos deux familles.
- Évidemment, murmura mon père avec un sourire.
J'avais reporté mon regard sur la Tour Eiffel et ne bougeais toujours pas, attendant que ces deux hommes décident de mon destin. Kyoya se racla la gorge et dit :
- Il est bien évident que la condition première à cette union est que Mademoiselle votre fille l'agrée. Elle et vous pouvez bien sûr prendre tout le temps nécessaire à la réflexion.
Je les sentis se tourner vers moi, l'un et l'autre, attendant que je m'exprime. Je fixais mon regard sur mon père, prenant bien soin de ne pas tourner la tête vers Kyoya. Je n'avais même pas besoin de réfléchir à ma réponse, tant elle m'apparaissait tout à coup avec la transparence du cristal. Je me concentrai sur la nécessité de garder une voix calme et posée et répondis :
- Je suis tout à fait disposée à épouser Monsieur Ootori, mais je me rangerai bien sûr à votre avis, père.
Le regard de mon père allait de Kyoya à moi, avec un mélange certain de curiosité et d'amusement. Nous étions, je crois, aussi impassibles l'un que l'autre. Puis il se leva et nous l'imitâmes immédiatement.
- Vous avez l'accord de ma fille, ce qui est déjà un atout certain, Monsieur Ootori. Laissez-moi y réfléchir encore quelques jours et en discuter entre nous avant de vous faire parvenir une réponse définitive. Mais, a priori, je ne vois pas d'obstacle majeur à cette union.
Je vis du coin de l'œil Kyoya s'incliner brièvement :
- Je vous remercie d'étudier ma proposition avec bienveillance. Je me tiens à votre disposition.
Ils se serrèrent la main, et Kyoya et moi tournâmes les talons, laissant mon père dans son bureau. C'est lorsque Kyoya me tint la porte que nos regards se croisèrent pour la première fois de cet entretien. Son regard était aussi distant et calme que toujours. Le mien aussi, je crois.
Nous traversâmes le grand couloir pour retourner vers le salon où, en toute logique, Tamaki nous attendait. Nous parcourûmes quelques mètres en silence, côte à côte, sans nous regarder et, un instant, je doutais que cet entretien ait réellement eu lieu.
C'est à ce moment précis que le bras de Kyoya s'enroula autour de ma taille alors que, de l'autre main, il ouvrait la porte d'un salon contigu et m'entrainait à l'intérieur. L'endroit était désert, assombri par le manque de luminosité en cette journée pluvieuse. Une seconde plus tard, j'étais adossée au battant de la porte refermée et les lèvres de Kyoya étaient sur les miennes et son corps était contre le mien et je cédai enfin à ce que j'avais tant désiré sans même le soupçonner.
Nous nous embrassâmes longuement, passionnément tout d'abord puis plus doucement, avec une tendresse que lui et moi ignorions posséder. Il ôta ses lunettes qui nous gênaient tous les deux et, quand nous séparâmes enfin nos souffles anarchiques, je découvrais pour la première fois la réelle intensité de ses yeux gris. Il glissa ses mains de chaque côté de mon visage et dit gravement :
- Je ne veux pas que tu te méprennes sur mes intentions. Ton nom et ta fortune ne sont pas les raisons qui m'ont poussé à demander ta main, même si je dois avouer que ce sont des avantages non négligeables.
Un sourire passa sur nos lèvres mais il redevint sérieux et continua :
- Cette décision va à l'encontre de nombre de mes principes, le premier étant de ne pas précipiter un tel engagement. Mais les circonstances ont quelque peu bouleversé mon organisation et il serait ridicule de ma part de prétendre avoir soudain besoin de me rendre régulièrement à Paris, alors que je ne peux disposer du temps pour le faire.
Il se tut un instant, puis murmura :
- Je n'ai pas la verve de Tamaki, ce n'était pas mon rôle dans le club. Mais ces quelques jours m'ont rendu évident à moi-même que ta présence à mes côtés m'apporte un apaisement que je ne pensais pas connaître, et dont je ne veux plus me passer.
Son regard semblait vouloir sonder mon âme avec une inquiétude dont je pensais Kyoya Ootori incapable. Je le rassurai d'un sourire et murmurai à mon tour :
- Je connais mon père, il est déjà d'accord. J'ai des examens à passer, beaucoup de choses à organiser, mais dès que je le peux je te rejoins au Japon. Définitivement.
Il acquiesça. L'instant suivant, nous nous embrassions à nouveau, et je luttais contre les larmes de joie qui me montaient aux yeux.
C'est le cœur gonflé d'allégresse que je regardais la limousine partir pour l'aéroport. Nous attendrions que nos parents soient définitivement d'accord pour annoncer la nouvelle, mais Kyoya et moi possédions désormais la sérénité de ceux qui se sont enfin trouvés.
Je suis remontée dans ma chambre, m'y suis enfermée, et alors, seulement, j'ai laissé mes larmes couler, larmes de tristesse pour le décès d'Anne, larmes d'empathie pour Tamaki, larmes de joie d'avoir trouvé celui que je ne quitterais plus, jamais.
