A la joie et à la folie.
A l'amusement et au rêve.
A la vie. A la mort.
A l'amitié.
A la jeunesse.
A tes vingt ans.
A Eléa Telmar.
Julie et Inès.
« Toi qui es la lune et le vent
Tu me donnes ta lumière
Tes yeux caressent mes yeux
Et sans toi le souffle me manque
Et je meurs...
Mais si je ferme mes bras
Tu glisses et fuis, tu n'es plus là
Je ne peux saisir ta lumière
Elle est sur moi et loin de moi
Tu me regardes et peu t'importe
Qui je suis... »
René Barjavel, Les Dames à la Licorne
Prologue.
1er Juillet 2011, Seattle,
Etat de Washington,
USA.
Je n'avais jamais aimé les aéroports. D'abord parce qu'on doit attendre des heures et que je détestais perdre mon temps. La vie est trop courte alors pourquoi ne pas toujours en profiter ? Ensuite, parce qu'il y avait toujours l'angoisse de rater l'avion. Et j'étais assez experte en la matière. Mais aujourd'hui, ça n'était vraiment pas « according to plan ». Ou sinon, je fais clignoter le portique détecteur de métaux. C'est un peu un jeu, parier si je fais sonner le tout suivi de la fouille ou pas. Maudite veste en cuir avec ses boutons métalliques. C'est pas de ma faute si j'aime cette veste et qu'elle a du fer non mais ?
On parie donc ? Sonnera, sonnera pas…
DRING DRING !
J'aurais dû parier en fait…
Là, il faut comme à chaque fois que le souci se produit enlever ses chaussures. Et moi, j'ai des converses montantes. Aujourd'hui ça n'est vraiment pas mon jour. A peine enlevées (au bout de 5 minutes à me débattre avec mes maudits lacets) il faut les remettre. Le gorille me dit qu'il n'y a rien. Evidemment qu'il n'y a rien, avec mon mètre soixante est ce que j'ai une tête de terroriste, franchement ? Je passe. Ca, c'est fait. Maintenant, le service d'émigration. Et toujours ses questions ô combien stupides :
« Avez-vous fait partie d'un mouvement terroriste ? »
Je regarde la femme et réprime l'envie de lui répondre « Oui. Je suis Ben Laden après une opération de chirurgie esthétique rare dans les grottes d'Afghanistan ». Franchement, quand je vous dis qu'ils nous prennent pour des imbéciles… Je fais la maligne, je me moque, je ris et j'ironise pour ne pas perdre la face. Ou plutôt pour me la voiler. Enfin pour ne pas souffrir quoi. Parce ce qui est nul avec les aéroports, c'est qu'ils sont le point de concours entre une vie et une autre. Il y a les gens qu'on va retrouver. Et ceux qu'on laisse. Et ça, c'est toujours le plus embêtant. Surtout quand c'est un adieu. Surtout quand c'est une page de votre vie, de votre jeunesse qui se tourne. Et là, c'est mon cas. Jamais je n'aurais cru que ça puisse faire si mal de quitter des gens. Mais je sais que je ne les reverrai jamais. Je ne peux pas. Je ne dois pas. Et jamais plus je ne serai complètement heureuse. J'ai trop dilapidé de cette denrée pendant cette année à l'étranger. Et pourtant, il y a un an à peine, j'étais loin de m'imaginer que je puisse ressentir cette angoisse, ce vide au moment de m'envoler pour rejoindre les miens, mes parents, mes frères, ma sœur…
Je regarde le panneau qui annonçait les vols. Le mien sera à l'heure. Mon cœur se brise. Dans une heure, je serai loin. Dans une heure, il ne serait plus qu'un superbe souvenir. Et je sortirais définitivement de sa vie. C'était comme ça. Injuste certes, mais comme ça. Je ne pouvais pas gagner à ce jeu là. Et je m'en foutais d'avoir perdu. J'avais pu avoir ce que je voulais finalement. Volé des instants de bonheurs qui combleraient le reste de ma vie. Et puis, je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même d'être là, toute seule dans cet aéroport. J'avais décidé à l'aube de mes vingt ans de partir loin de chez moi. Quitter la France. J'y étudiais les lettres. Je n'étais pas mauvaise élève, mais pas brillante non plus. Assez banale. Alors j'avais décidé pour avoir un « plus » dans mon CV d'aller une année à l'étranger, histoire de revenir bilingue. Le choix avait été vite fait. Je voulais maîtriser l'anglais. J'avais postulé partout, à Londres, Edimbourg, New York, Miami, Los Angeles, Toronto et… Seattle. Et c'est là que j'avais été prise. Mes parents semblaient ravis de me voir quitter le nid. Ils ne comprenaient pas ma déception.
Seattle ? Franchement. Qu'est ce qu'il pouvait bien y avoir à Seattle ? Ah, je sais. De la pluie. Du froid. Du vent. De la neige. Tout ce que je déteste. CHOUETTE ! J'étais folle de rage. Mais je n'avais plus le choix, je ne pouvais plus reculer.
Le jour où il m'avait fallu quitter la France, mes parents, mes amis, mon amoureux, j'avais fondu en larmes, tellement j'étais dépitée… et angoissée. Ma vie, je le pressentais, allait changer du tout au tout. J'étais face à un immense précipice et j'allais me jeter dedans. Maintenant je suis certaine que ça n'était pas une coïncidence, cette crise de nerf.
J'avais senti les choses. Je ne savais juste pas à quel point je reviendrais changée de cette année à l'étranger. Jamais plus je ne serai celle que je fus.
J'avais donc débarqué, après 15 heures de voyage (et une correspondance ratée !) et 9 heures de décalage horaire dans la figure avec ma veste militaire, ma jupe courte et mes converses, cheveux auburn au vent retenus par un bonnet péruvien, yeux rougis par les larmes et bouffis par la fatigue, traînant des valises plus grosses que moi, sous une pluie diluvienne. Ça commençait bien. J'avais ronchonné, passé des plombes à trouver un taxis, autant pour qu'il comprenne ou j'avais réservé mon hôtel. Puis je m'étais écroulée sur mon lit et m'étais endormie, trop épuisée par les montagnes russes qu'avaient fait mes émotions en moins de 24 heures. Réveillée par le 4x4 d'un inconscient (oui je suis de mauvaise humeur au saut du lit) j'avais entamé ma recherche « d'appartement ou maison ». Sans succès. Les loyers étaient trop chers ou, lorsque ça entrait dans mes moyens, mal situés. N'ayant aucun penchant pour les gangs ni pour les meurtres, j'avais donc décidé de me « délocaliser ». Je choisis donc Port Angeles, à moins de 40 minutes de ma fac (oui j'allais rouler un peu vite, et alors ?). C'était loin dans un sens et près aussi et puis c'était calme et convivial. Les gens m'avaient bien accueillie et j'avais surtout craqué sur un petit appart' tout simple au dessus d'un vieux drugstore tenu par un jeune couple. Je payais 400 dollars le loyer au lieu de 600 puisque j'aidais mes propriétaires dans leur magasin. Bref, j'étais veinarde et finalement heureuse de cette nouvelle vie. Et puis, il y avait eu un rayon de soleil dans une journée pluvieuse, à l'instar de toutes les autres depuis mon arrivée.
Un sourire. Un éclat de rire. Des dents extraordinairement blanches. Des cheveux courts en bataille… Il avait passé le pas de la porte et j'avais dû détourner les yeux. Mon cœur s'était mis à battre à tout rompre. Je venais de rencontrer celui qui allait bouleverser ma vie à jamais…
Une quinte de toux m'arracha à mes souvenirs. Je reniflais puis me mouchai en désespoir de cause. C'était bien ma veine, la grippe avant l'heure. J'aurais l'air malin en arrivant à Paris avec mon nez de « petit renne au nez rouge ».
J'étais partie tôt de la « maison », avant que tout le monde rentre de la chasse. Ou ne soit levé. Je ne voulais pas leur infliger la vision de ma personne toute tristounette alors que je m'étais toujours montrée affable et gaie. C'était l'image de moi que je voulais qu'ils gardent. Et puis aussi, c'était égoiste mais j'assumais, ça m'évitait de les affronter. Et de devoir me contrôler. Je n'aime pas les adieux. Un peu comme tout le monde d'ailleurs. C'est dans ces cas là où je pleure. Et je déteste ça. Ça donne la goutte au nez. Alors avec le rhume par-dessus ça aurait été beau ! Je ne suis pas une fille comme ça. Pas une pleurnicharde. C'est vrai, j'ai mes failles, mes faiblesses mais je les masque sous l'ironie et le sarcasme. C'est un masque. Il me protège. Je mords avant d'être mordue. Je quitte avant de me faire quitter. Je prends les devants, de peur de souffrir vraiment.
Je m'apprête à passer sous un énième portique. Ensuite, au bout du couloir, ça sera la douane, le tampon sur le passeport et Sayonara USA !
Je pars, je m'efface et m'évanouis. C'est mieux ainsi. Pour eux. Pour moi. Pour lui.
Celui-là de portique il n'a pas clignoté. Quelques enjambées, je vais tendre ma pièce d'identité au douanier…
« Eléa, Eléa ! Attends ! ELEA ! »
J'en lâche mon passeport et me retourne, effarée par cette voix qui scande mon nom, désespérée. Il est là, je ne le vois pas mais je sais qu'il est là. Un mouvement de la foule. C'est lui qui court. Il avance vite. J'entends sa respiration, ses hoquets quand il me hurle de rester. Il veut me voir. Une dernière fois. Oui. Juste me voir. M'avoir. Mais je ne lui suis pas destinée. Je l'aime. A en mourir. Et plus encore si je le pouvais. Si ce sacrifice pouvait changer l'histoire. Mais ça ne marche pas comme ça.
Il est un autre moi-même. Une partie de moi. Oui, je l'aime tout simplement. C'est banal dit comme ça, alors qu'entre nous c'était tout sauf ça. Je l'aime et il m'aime aussi. A sa façon. Du mieux qu'il le peut.
Mais il ne m'est pas destiné.
On a toujours su comment ça se terminerait. Mais maintenant qu'on y est, que le jour tant redouté est arrivé, on se voile la face. Alors je me répète à l'infini les propos de sa meilleure amie : Il ne t'est pas destiné.
Je ne peux pas lui obéir. Même si j'en ai envie. Je ne peux pas.
Il ne m'est pas destiné.
Je ne veux que son bonheur. Je l'aime assez pour lui souhaiter ça, même si ça n'est pas avec moi qu'il le trouvera. Une larme, stupide larme roule sur ma joue. Allons bon, pas de sentimentalisme ! Je me suis toujours préférée distante et irrévérencieuse. Et je pense que lui aussi. Je ricane contre moi-même.
Imbécile !
Il pousse les gens. Certains s'étalent par terre. Il approche. Je vois ses cheveux avec des épis rebelles, noirs comme l'ébène. Bientôt il sera là, devant moi. Il me prendra par le bras, le retournera et m'embrassera et…
Je me pince, mettant fin au rêve, à ce scénario digne du plus grand des navets hollywoodien. Mon cœur se serre. Ca y est, c'est le moment. Je dois y aller. Ca sera dur. Mais j'ai promis. Et je ne reviens jamais sur ma parole. Pour me faire bouger, je psalmodie ces mots qui me hantent depuis des semaines déjà.
Il ne t'est pas destiné.
* Dernier appel pour les passagers du vol A832650 en destination de Chicago… *
Je sèche mes larmes et souris à l'ironie du sort. Nous n'étions pas fait pour être ensemble. Si proches et pourtant jamais réunis. Je termine donc le mouvement que j'avais entamé. Je passe la ligne. Je passe la douane. C'est fini. Je suis de nouveau une étrangère. Je suis de nouveau dans mon monde et quitte le sien. Je me retourne. Il se débat. Je lui offre un pauvre sourire. J'avance. Il se colle à la vitre et y dépose sa paume, à plat. Je mords mes lèvres pour ne pas faillir. Il s'est calmé. Il me voit, ses craintes le quittent. Il s'apaise.
« Eléa… Eléa… Reste… Reste avec moi… Pour moi… »
Mais c'est pour lui que je pars. Pour qu'il n'ai pas à choisir. Pour qu'il ne souffre jamais. Je le regarde, le contemple. Ses prunelles, si joyeuses d'ordinaire sont nimbées de larmes. Je ne les mérite pas ses pleurs. Je dépose du ma main un baiser et appose ma paume contre la vitre, reflet de son geste. Je sens à travers le verre la chaleur incroyable de sa peau. Je souris. Je profite de mes dernières secondes avec lui. J'ai choisi. Je pose ma tête contre le verre et souffle, bouleversée :
« Je t'aime. Et je t'aimerai toujours. »
Il va me répondre. Sa bouche s'ouvre, se referme. Il cherche ses mots. Je ne veux pas en entendre plus, ça me ferait faillir. Je m'oblige à m'éloigner de lui. Sa présence m'intoxique, j'oublie mon devoir. Je tourne les talons, m'éloigne de lui et m'oblige à faire abstraction de ses hurlements désespérés pour me retenir. Ainsi que les coups d'œil curieux et consternés des passants. Ils se demandent ce que j'ai bien pu faire à ce garçon.
Il ne m'est pas destiné.
Ils pensent sans doute que je suis sans cœur de l'abandonner dans cet état. Mais eux, ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas.
Je mords mon poing, jusqu'au sang pour ne pas m'effondrer. Je grogne. Au moins maintenant j'ai une raison de pleurer.
Il ne m'est pas destiné.
Si le monde avait été normal, nous aurions été ensemble. J'aurais été l'alternative logique. Ca aurait été aussi simple que de respirer. Mais, je l'avais appris à mes dépends, le monde ne tournait pas rond.
Il ne m'est pas destiné...
