Clarke referma le petit bunker d'un geste brusque. La porte rouillée crissa et céda brusquement, avant d'aller s'écraser brutalement contre l'ouverture. Elle s'éloigna en entendant le mécanisme de fermeture se replier d'un coup sec et métallique, un paquet informe de linge blanc sali entre les bras. Elle avait un air satisfait sur le visage : ça avait été une bonne journée, et elle avait pu ajouter quelques vivres à leur réserve commune. De plus, aucune tempête n'avait été annoncée pour ce soir. Elle se sentit gagnée par ce qui ressemblait à de la joie. Elle regarda à droite et à gauche avant de s'engager dans la foule bruyante et hétéroclite qui martelait le sol de terre sèche et y fit quelques pas avant de serpenter vers la droite entre les marchands ambulants et les passants affairés enveloppés dans leurs pans de tissus épais. Une fois sortie de ce courant continu qui occupait tout l'espace de la route centrale, elle se dirigea vers une petite construction faite d'un bizarre assemblage de morceaux de tôle, de briques et de mur en pierre, et toqua à la porte tordue, son paquet fermement serré sous son bras gauche. Après quelques instants, elle entendit distinctement quelqu'un déverrouiller les divers loquets de l'entrée et la porte s'entrouvrit.

« Salut, Octavia ! »

Ayant été identifiée, elle fut autorisée à entrer et s'engouffra rapidement dans la petite maison qu' Octavia s'empressa machinalement de refermer. Elle posa sans plus de cérémonie son paquet de linge sur la petite table rafistolée qui se trouvait au centre de la pièce centrale, et engagea la conversation sans se retourner.

« Bonne journée ? Ils n'ont pas prévu de tempête pour ce soir, on pourrait sortir un peu, qu'est-ce que tu en dis ?

- Plutôt. J'imagine que toi aussi, vu ta bonne humeur. Ça faisait longtemps qu'on ne t'avait pas vu comme ça. Ce soir ? Si tu veux, dès que Raven sera rentrée. Elle m'a dit qu'elle resterait un peu plus longtemps pour fixer quelques améliorations à son bolide. »

Elle entendit Clarke, qui enlevait avec peine ses bottines pleines de sable, maugréer à cette dernière nouvelle. Mais lorsqu'elle se retourna, elle lança d'un ton enjoué :

« Tu sais quoi ? C'est pas grave, on l'attendra. On aura le temps de compter notre butin de la semaine, hein ? »

Elle s'était approchée de la table et tapotait le linge d'un air satisfait. Octavia lui sourit : ça faisait vraiment un bail qu'elle ne l'avait pas vue d'aussi bonne humeur. Elle supposa que la recette avait été bonne. Clarke faisait divers petits boulots instables dans le coin, et pouvait ainsi passer plusieurs jours sans rien faire, si elle n'avait pas été sollicitée. Dans ces périodes d'inactivité, qu'elle abhorrait, son moral redescendait très vite et elle se sentait inutile. Raven et Octavia étaient bien conscientes que, même si elles la rassuraient régulièrement sur le fait qu'elle n'était nullement un fardeau, une trop grande période de creux qui la laissait à elle-même ne lui faisait pas du bien. Mais cela faisait plusieurs semaines que Clarke enchaînait les petits travaux à s'en épuiser, effectuant des tâches aussi diverses que du tri de fournitures, du marchandage pour de petits commerçants, ou même de courtes expéditions dans le désert qui entourait la petite ville pour collecter les éventuels matériaux charriés par le vent et ramenés par les tempêtes. Elle passait donc tous les soirs au petit bunker qui leur servait de réserve pour déposer un peu de son salaire de la journée, composé de vivres ou de pièces d'argent, qui était les principales monnaies du coin. Et cette semaine, elle sentait que la poche de piécettes était particulièrement lourde dans ses doigts. Elle comptait bien pouvoir enfin payer avec les deux autres les matériaux dont elles avaient besoin pour renforcer leur petite maison et ainsi participer de nouveau à égalité aux frais.

Leur vie avait été plutôt difficile ces dernières années où, jeunes encore, elles avaient perdu leurs parents lors de la Grande Catastrophe. Depuis les ravages de cette énorme tempête, qui avait détruit la Ville Nouvelle qui était en cours et devait servir de point de départ à la reconstruction d'un monde stable, elles et les autres rescapés avaient dû errer jusqu'à trouver un autre point d'attache. C'est ainsi que Raven, Clarke et Octavia, qui étaient devenues amies et avaient décidé de s'en sortir ensemble, avaient échoué dans le petit bidonville qui était à présent quelque vingt fois plus grand qu'à leur arrivée, une fois petit à petit colonisé par les réfugiés et les voyageurs. Ray Jow, qui avait été baptisée ainsi lors de son ancrage définitif à un certain point au milieu du désert, était toujours traversée par de nombreux passants et servait de nœud stratégique pour différents commerces.

Placée non loin de la grande ville de Hon Buirgen, qui, elle, avait tenu après la Grande Catastrophe et était considérée comme une sorte de capitale de la contrée, elle était un relais pratique pour les grands voyageurs venus de bidonvilles voisins ou de régions éloignées et peu connues. Une foule variée remuait constamment la poussière des rues et ne disparaissait totalement que lors des tempêtes de sable qui ponctuaient la vie des habitants. Lors de celles-ci, toute trace de vie, si elle ne voulait pas être emportée dès les premières rafales de vent, disparaissait à l'intérieur des abris solidement fixés au sol que leurs propriétaires rafistolaient et renforçaient petit à petit. Ainsi se construisait le bidonville, issu de la récupération et du trafic de matériaux de construction, qui basait sa fourmillante économie sur le commerce. Conserves, acier, fruits rares, élixirs, bêtes de somme... tout cela faisait la fortune du marché noir, approvisionné régulièrement par les mystérieux voyageurs enveloppés dans les lourdes capes qui les protégeaient du vent ou les marchands ambulants à l'allure bonhomme mais armés jusqu'aux dents. Survivre ici était affaire d'astuce, de discrétion ou de talent pour les affaires. Bousculer par inadvertance la mauvaise personne dans la foule pouvait être fatal, et essayer de rouler son interlocuteur au marché, c'était prendre le risque de se retrouver avec un couteau sous la gorge. La seule loi était celle des affaires, et la seule entraide existante se trouvait au sein des familles ou d'une même habitation. C'était là la dernière manière de se maintenir un niveau satisfaisant d'existence : appartenir à un groupe uni et solidaire.

Tel était le cas de Clarke et Octavia qui, avec Raven, formaient un trio qui fonctionnait plutôt bien : elles se répartissaient les tâches et s'occupaient chacune de ramener de quoi subsister à la maison. Octavia avait un job régulier de berger de mammoüks, ces gros bestiaux issus des mutations de bœufs et d'hippopotames, et s'était arrangée à côté pour se faire entraîner au combat afin de pouvoir devenir garde du corps ou chasseur de primes, statuts respectables qui payaient très bien dans le désert. C'était son objectif final mais les deux autres étaient toujours très réticentes à cette idée dangereuse. En attendant, elle s'occupait en grappillant de-ci de-là quelques astuces de brigands et en traînant parfois dans des quartiers peu recommandables.

Clarke, elle, ne parvenait pas à obtenir de boulot sur le long terme mais sa vie instable lui convenait plutôt bien, tant qu'elle avait ses amies pour l'aider en cas de besoin. Elles alternaient ainsi missions pour ramener des provisions au bunker, petits travaux d'amélioration de leur foyer et furetages à l'extérieur à la recherche d'informations, d'astuces pour améliorer leur situation précaire. Raven et Clarke avaient déjà réussi à installer un petit réservoir d'eau sous terre pour pouvoir se dispenser d'aller en chercher continuellement à l'oasis, où elle se vendait à prix d'or à certaines heures de la journée. Leur bunker, qui leur servait de réserve blindée, était à présent quasi-inviolable grâce aux fermetures mécaniques qu'elles avaient reconstituées au bout de mois entiers de négociation des pièces sur le marché ambulant. Et elles avaient enfin fini de colmater les fissures qui laissaient entrer des monticules de sable à chaque tempête. Leur niveau de vie était presque confortable, à présent qu'elles avaient un toit solide et sûr, des revenus certains même si fluctuants, et surtout des amies aux liens indéfectibles. Elles avaient traversé tellement de choses ensemble qu'elles ne pouvaient imaginer leur vie l'une sans les autres.

Elles commençaient enfin à avoir un peu de stabilité dans cette vie difficile, et pouvaient espérer chercher comment mieux vivre et non plus simplement comment survivre.