En retard.
Elle était en retard. Elle, Bella Swan, qui en 19 ans d'existence n'avait connu une seule minute de retard, malgré tout ce que le destin avait à sa portée, et lui mettait en travers de sa route, et pas seulement figurativement parlant. Cette après midi, il s'agissait du ballon de ses voisins. Qui aurait cru qu'un gros ballon multicolore de plage, perdu au milieu d'une allée large et plus que dégagée, en cette journée ensoleillée de mai, puisse être à l'origine d'une telle révolution? Bella n'eut aucun mal s'en douter, en tout cas. Car c'était bien la présence du soleil au milieu d'un ciel dont le bleu ne s'était, contre toute attente, pas délavé malgré la quasi permanence d'une couche grise de nuages, qui avait distraite la jeune fille. Elle se promit par ailleurs de ne plus jamais tenter de chercher l'aveuglette ses clés dans son sac tout en plissant les yeux, qu'elle avait dirigé vers la source lumineuse.
Dans de telles conditions, elle n'avait évidemment pas vu le ballon, qu'elle n'avait pu éviter. Elle n'avait pas pu non plus éviter la chute, une de plus, qui s'ensuivit, ses pieds trahissant une nouvelle fois son équilibre si timide.
On aurait pu croire qu'un nez cassé, un poignet foulé, ou une égratignure sur le front l'aurait de nouveau emmené aux urgences, lui faisant ainsi perdre ses si précieuses heures. Non, cela aurait été trop simple, et le destin n'aimait définitivement pas la simplicité. Non. Il se trouvait juste que par les plus basiques lois de la physique, de la sciences, mais surtout de la nature, quelques faibles heures de soleil d'une seule matinée n'avaient pas suffi à sécher le sol, encore moins à évaporer la seule flaque de l'allée, trace d'une pluie typique de la petite ville de Forks, de la veille. C'était donc au ralenti, pour en revenir au principal, que la jeune fille avait vu ses feuilles d'exercices, qu'elle avait si consciencieusement faites durant le repas du midi même, voler hors de son sac, toujours grand ouvert, et se jeter à fibres perdues dans la petite étendue d'eau. Autant dire que le nombre de minutes qu'elle allait perdre fut proportionnel la quantité d'encre qui se dissolvait sous ses yeux impuissants, incapable de stopper le carnage.
Cela faisait donc deux heures, quarante et une minute et cinq secondes, quinze secondes quand elle eut fini de glisser son stylo dans sa trousse et de la refermer, qu'elle refaisait tout aussi consciencieusement, mais bien plus rapidement, tout son travail pour le surlendemain.
"Argh, Alice va me tuer..."marmonna-t-elle tandis qu'elle s'accordait quelques secondes, lachant sa tête dans le creux de son coude, sur son bureau. Elle inspira profondément, avant de se relever d'un coup, repoussant bruyamment la chaise, et se précipita dans la salle de bain. Elle se félicita brièvement de s'être douchée et épilée en un temps si court, jusqu'à ce qu'elle se fige à l'entrée de sa chambre. Assise, droite comme un i, sur le bord de son lit, se trouvait une Alice particulièrement sur les nerfs. Du moins, elle l'imaginait assise, car la seconde suivante, elle était déjà face à elle, son visage à quelques centimètres du sien, baissant le regard pour croiser le sien. Après un combat acharné, les yeux dans les yeux, de quelques très longues secondes, la dite Alice soupira exagérément, et se précipita vers le seul placard de la chambre. Bella n'eut pas le temps de réagir, qu'elle se fit agresser par un tas de vêtements, que son amie lui avait impatiemment jeté.
"Pas de discussion! Tu enfiles ça, et on y va! On n'a pas le temps!"
Face au ton sec et aux yeux noirs de son amie, Bella retourna dans la salle de bain, et ressortit cinq minutes plus tard, habillée, coiffée et maquillée, à savoir un coup de brosse dans les cheveux et un trait de crayon sous les yeux.
"Toi. Moi. Voiture. Maintenant" siffla Alice quand la jeune fille pénétra de nouveau dans la chambre.
"Tu me retires les mots de la bouche.."marmonna cette dernière, tout en suivant son amie dans l'escalier. Attrapant au passage son sac, elle ferma à clé la porte d'entrée avant de s'engouffrer dans la voiture qui attentait, moteur chaud, dans la rue. Bella ne chercha même pas interroger son amie quand à la raisonnabilité de prendre la porsche jaune pour aller jusqu'à Seattle, et de la laisser plusieurs heures durant sur un parking, car elle savait que c'était peine perdue. On ne pouvait empêcher Alice de sortir sa voiture, peu importe l'occasion. La portière était à peine refermée que les roues crissaient déjà sur le macadame, étouffant le bruyant claquement du au trop de force que Bella avait utilisé pour fermer la portière. Celle-ci inspira profondément, et une fois la ceinture de sécurité attachée, se tourna vers son amie.
"Alice, c'est quoi cette tenue?"
"Quoi?" répondit innocement la concernée, le sourire malin aux lèvres. "C'est la première chose que j'ai trouvé dans ton placard, comme on n'avait pas le temps...Et puis ça te va bien tu sais? Tout à fait ton genre, d'ailleurs, et tu pourrais le remarquer...Tu vas encore briser des coeurs, Isabella Swan!" Plaisanta-t-elle. "Et ne tente pas de changer de sujet" Rajouta-t-elle sur un ton plus sévère.
"Humpf" fut la seule réponse qu'elle put obtenir de Bella. Il faut dire que depuis le début, c'est à dire un peu moins d'une semaine, la jeune fille avait exprimé ses très nombreuses réserves quand cette idée. Elle ne rentrait qu'une semaine sur Forks, pour des vacances bien méritées, après des mois d'études sur Seattle, avant ses examens finaux, et pour revoir Charlie. Alors faire l'aller-retour sur Seattle pour une soirée et une nuit, pour quelque chose qu'elle ne connaissait pas, et dont les échos qu'elle avait pu obtenir n'étaient guère positifs, elle avouait que ce plan ne l'inspirait pas vraiment.
"Et sinon, comment va ta soeur?" Bella coupa le silence devenu pesant par une méthode sure: faire parler Alice.
Car elle savait qu'une fois lancée, on n'arretait plus Mary Alice Brandon. Un sujet sûr était celui de sa famille, qui vivait elle aussi Forks. Et aussi étonnamment soit-il, ce n'était pas dans cette petite ville tranquille du côté de l'état de Washington que les deux jeunes filles s'étaient rencontrées, mais à Seattle, à l'université. Bella n'ayant passé que deux années sur Forks, et malgré la petitesse de la ville, elle n'avait jamais eu l'occasion de croiser Alice, puisque cette dernière avait suivi des cours chez elle, et pas au lycée de la bourgade. C'était donc une Bella toujours aussi maladroite, ou plutôt son plateau, extraodinairement rempli d'autre chose qu'une pomme et une bouteille d'eau, qui s'était écrasé sur la jeune fille, au milieu de la cantine de l'université. De cette rencontre explosive était rapidement née une forte amitié entre les deux jeunes filles, et ce même si elles ne partageaient pas les mêmes cours. Elles passaient tous leurs midis et week ends ensemble, et se retrouvaient souvent sur Forks pour les vacances.
Quand elle fut certaine que la conversation était bien engagée, Bella sortit de son sac son cahier et sa trousse, et continua son travail, prenant soin de répondre, bien que sommairement, aux rares questions de son amie. Plus rapidement qu'elle ne le pensa, et la vitesse laquelle roulait Alice avait peut être un rôle dans ce fait, elle reconnut le paysage propre à Seattle.
"T'as vraiment tant de travail que ça? Ca fait près d'une heure et demi que tu es la dessus...Il n'y a que toi pour travailler pendant les vacances, surtout avant une soirée comme celle qui nous attend..." La voix d'Alice interrompit soudainement ses pensées.
"Faut bien que je le fasse, ou je vais être en retard sur mon programme" répondit distraitement la jeune fille, le capuchon de son stylo entre les dents. "Et comme j'ai perdu mon après midi recopier ce que j'avais déjà fait.." Trop distraitement.
La voiture pila nette au milieu de la rue, et Bella remercia du fond du coeur la force supérieure qui veillait sur cette Terre, peu importe son nom, quant au fait que cette rue en question soit vide, chose rare pour une telle ville, car elle n'osait pas imaginer le carnage que cela aurait été. Elle voyait déjà les titres des journaux du lendemain. '13 morts et 27 blessés graves dans un carambolage de quiproquos', puisqu'elle travaillait des exercices de style sur ces outils littéraires.
"Ne me dis pas que tu as failli nous faire rater le concert de notre vie pour...pour...pour du travail??" L'incrédulité d'Alice sortit la jeune fille de ses pensées, qui s'empressa de répondre.
"Je ne te le dis pas...?" Elle grimaça quand elle entendit les roues crisser de nouveau, indiquant qu'une Alice en colère avait repris sa conduite. "Je suis désolée, mais si ce soleil, ce ballon et cette flaque n'avaient pas comploté contre mes feuilles de cours, je n'aurais pas eu les refaire..." La fin de sa phrase ne fut que grommeler, puisque le rire de son amie énerva Bella. "Et puis tu sais très bien ce que je pense de tout ça!"
"Oh, arrête Bella, ne me dis pas que tu n'es pas excitée, impressionnée, impatiente, heureuse, pressée, incrédule, euphorique, et excitée de les voir! Ah non, je l'ai déjà dit, ça, excitée..."
Bella n'aurait pas su dire si son amie parlait pour elle même ou pas, et se retenait de s'accrocher à son siège devant les bonds et les gestes d'Alice uniquement parce qu'elle en connaissait la grande habilité à conduire en toute circonstance.
"Je ne te le dis pas!"
"Comment peux-tu dire des choses pareils, Isabella? N'as-tu donc pas vu des photos du groupe, ou écouter leurs chansons? Surtout le bassiste, le grand blond, tu sais, Jasper..."
Une nouvelle fois, Bella eut la désagréable impression d'interrompre la réflexion à voix haute de son amie.
"Non". Je n'en ai pas eu le temps, pensa-t-elle, mais ne put pas l'exprimer.
Elle aurait certainement félicité la conductrice de ne pas avoir piler une nouvelle fois, si elle ne se savait pas dans une position délicate.
"Quoi?" Elle songea à faire une minute de deuil en l'hommage ses tympans, mais la meurtrière reprit. "Mais enfin Bella, on parle des Knights of Night, l ! Pas de n'importe quelle starlette sans cervelle ni talent!" Malheureusement pour Bella, ses oreilles n'étaient visiblement pas assez mortes pour être insensibles à un énième speech sur ce fameux groupe. "C'est le groupe de la décennie, que dis-je, du siècle! Tu veras, ils vont devenir de vraies stars. Tu vas adorer, ce sont des génies! Leur présence, leurs textes, leur musique..."
"Ce n'est que du bruit..."marmonna Bella. Pas suffisamment bas.
"Ah non, pas de ça avec moi, Isabella! Je te connais bien plus ouverte d'esprit et curieuse que ça..." Alice se reconcentra alors sur la route, prenant la première rue sur sa droite. "'Ce n'est que du bruit'...pfff..." répéta-t-elle "Tu verras si ce n'est que du bruit...Des génies, je te dis!" Et sur cette dernière affirmation, elle coupa le contact, indiquant qu'elles étaient arrivées à destination. "Laisse tes affaires là, on passera à l'appartement après, on n'a pas le temps maintenant."
Elle était déjà sur le trottoir, attendant que Bella sorte pour verrouiller la voiture. Cette dernière se traina donc hors du véhicule, et tenta de suivre son amie, devant presque courir pour ne pas se faire distancer par une petite Alice, certes, mais une Alice surexcitée. Car avec sa petite taille, il était presque comique de la voir sautiller ainsi. Si l'on n'était pas au milieu d'une rue très densément peuplée. Bella jongla donc avec une Alice marmonnant et une Alice bondissante pendant tout le temps qu'elles passèrent dans la file, avant de pouvoir présenter leur ticket, au bout d'une bonne demi heure, et pénétrer dans la salle de concert. Elle entendit son amie jurer quand elles s'aperçurent qu'elles étaient au fond d'une salle fort remplie, bien loin de la scène, derrière la foule. Elle ne comprit pas ce que la jeune fille marmonna, avant de ne plus rien comprendre du tout, car une soudaine pression tira sur bras vers l'avant, son corps suivant le mouvement, la déséquilibrant presque au point de la faire tomber.
"Pardon...excusez nous...nos amis nous attendent devant...Pardon..." Bella crut presque son amie tandis qu'elles se frayaient un chemin dans la foule, tellement son ton était confiant et sûr, avant qu'elle ne se rappelle qu'elles n'étaient venues qu'à deux.
"Mais qu'est-ce que tu fabriques? Ca ne va pas de faire a? Et puis, je suis la limite de la chute!" Finit-elle par demander au bout de quelques minutes de traversée.
"Je te signale que c'est de ta faute si on est en retard" lui souffla Alice "alors je rattrape les dégâts." Et elle reprit sa marche, trainant une nouvelle fois Bella derrière elle. "On n'allait quand même pas suivre le concert depuis le fond de la salle!"
Bella ne tenta même pas de répondre, préférant se concentrer sur suivre le rythme sans perdre l'équilibre, même si elle dut reconnaitre qu'avec la densité de la foule, elle aurait pu avoir les pieds à vingt centimètres du sol qu'elle tiendrait toujours debout. Après un moment qui lui parut interminable, son amie s'arrêta, non pas stopper par un mur de chair et de cheveux, mais une barrière de métal. Elles étaient au premier rang, légèrement excentrées vers la gauche. Bella dut reconnaitre qu'elle avait une bonne vue de la scène, qu'elle examina quelques instants, pendant qu'Alice préparait son appareil photo qu'elle avait glissé dans une de ses nombreuses poches camouflées. Une batterie, des micros, beaucoup de fils, un piano, à l'autre extrémité, et un drap noir portant le nom du groupe, en fond. Relativement sobre.
Elle comprit que le concert allait commencer quand la foule se rapprocha davantage, si c'était encore possible, mais surtout quand les lumières s'éteignirent.
"C'est parti" ne put s'empêcher de couiner Alice.
