Chapitre 1 :
Les diables de St Crepin
Une aube toujours brumeuse se levait sur le petit village de St Crepin les Joncs. Les fumées blanches des cheminées augmentaient le brouillard et, s'ajoutant à l'odeur putride ambiante, rendaient l'air presqu'irrespirable. « Il faut être un diable pour vivre en ces lieux » disent à mi-voix les habitants des villages environnants. « Les miasmes ne les tuent point et ils savent éviter les sables du démon, ces sables qui vous engloutissent tout entier, et dont nul ne ressort vivant ». Il est vrai qu'à force de vivre au cœur du marais poitevin, les villageois en avaient appris les dangers. Ces mêmes dangers devinrent des avantages lors de la guerre de Cent Ans et de la guerre civile entre protestants et catholiques qui ravagea la région. Si tous les villages environnants furent pillés et incendiés, St Crepin fut épargné, les cavaliers des grands seigneurs et les hordes de mercenaires lancées à travers la France avaient peur de ce lieu maudit. Qui sait quel démon se cache derrière ces joncs?
Voilà pourquoi à St Crepin il n'y avait ni barrière d'enceinte, ni aucune épée ni aucune arme d'ailleurs. Ça et là, quelques faux et serpettes étaient pendues au mur pour la récolte du jonc, que l'on faisait sécher au soleil de juillet. Le jonc et les poissons du marais étaient la seule richesse des villageois: frais, fumé ou en gelée le poisson était vendu aux marchés de la région. Gras et goûteux, ils faisaient le délice des clients qui oubliaient, pour un repas, leur peur du diable. St Crepin s'enorgueillait d'être la capitale du jonc. Dissimulées derrière ces hautes haies vertes, les petites maisons se tassaient autour d'une sorte de grande grange à jonc, où une fois séché, on le tressait, on le coupait et on en faisait des fauteuils, des paniers, de petites boîtes, des choses de toutes sortes en osier. Les années passaient les unes après les autres, sans que rien ne vint les troubler. Si en hiver on tressait l'osier et on fumait le poisson, au printemps et en automne l'on pêchait beaucoup et tout l'été était occupé par la récolte du jonc. Il y avait toujours du travail pour tout le monde et personne ne restait bras ballants à ne rien faire, car dès trois ans tous les enfants participaient déjà à la tâche, en préparant les filets ou écaillant le poisson, en chantant et riant de ces « gens du dehors », comme les Crepinois les appelaient, tous ces gens qui les prenaient pour des diables du marais. Il arrivait que le dehors vienne à eux cependant. Parfois, quelque voyageur égaré dans le marais était recueilli, et, tout perdu d'avoir échappé aux sables mouvants et à cette boue traîtresse qui vous emprisonne jusqu'à la taille, se perdait en remerciements émus. Parfois certains commerçants de Luçon, Nantes ou de Bordeaux venait à dos de mulet pour acheter de la marchandise. Ils restaient quelques jours et racontaient la vie en ville, apportant l'air frais du dehors et du voyage à tous les habitants rassemblés pour les écouter. Les enfants, les yeux grands ouverts d'émerveillement, rêvaient tout éveillés d'aventures et de découverte, tandis que les vieux du village continuaient de deviser sur le monde et le « dehors » bien longtemps après que le voyageur ne soit parti. Cependant, une seule personne du dehors avait l'antipathie de tous les villageois : le percepteur du roi. Chose étrange, bien que beaucoup d'hommes se soient succédés à ce poste de par les ans, tous avaient le même comportement. Fiers et hautains, ils venaient accompagnés d'une petite troupe de soldat à l'air renfrogné, épée au côté et armés de hallebardes, rudes et brutaux, bousculant les villageois et fouillant les maisons pour trouver de l'argent et des denrées. Mais les Crepinois, plus malins qu'eux, cachaient le poisson dans des tonneaux lestés et ne les sortaient de l'eau croupie du marais que lorsque le percepteur s'en soit allé, non sans pester sur la pauvreté du village et les avoir abreuvé d'insultes si terribles que les mères en bouchaient les oreilles des enfants de leurs deux mains. Le village de St Crespin n'était pas libre. En effet, il n'y avait pas de maire et le marais n'appartenait pas aux habitants. Serpentant à travers les eaux immobiles, les iris et la boue, un petit chemin menait à un prieuré modeste, où quelques moines, eux aussi oubliés du monde depuis bien longtemps, persistaient à vivre et à éloigner le diable et les feux follets de leurs prières. C'est là que tout le village se rendait le dimanche pour écouter la messe et pour échanger le poisson contre quelques œufs du poulailler des moines. Ensuite tous mangeaient dans la bonne humeur, les clercs se mêlant aux ouailles, et discutant avec eux des problèmes du village, soignant les uns, priant pour les autres, négociant la hauteur de la taille ou craignant qu'il gèle trop au prochain hiver. Les Crepinois vivaient finalement assez heureux, pauvres mais joyeux, dispensés des famines et de la guerre, loin des cris et du canon. Conscients de leur bonheur, ils remerciaient le Ciel à toute heure et demandaient dans leurs prières que cette paix dure encore bien longtemps.
Les diables de St Crepin
Une aube toujours brumeuse se levait sur le petit village de St Crepin les Joncs. Les fumées blanches des cheminées augmentaient le brouillard et, s'ajoutant à l'odeur putride ambiante, rendaient l'air presqu'irrespirable. « Il faut être un diable pour vivre en ces lieux » disent à mi-voix les habitants des villages environnants. « Les miasmes ne les tuent point et ils savent éviter les sables du démon, ces sables qui vous engloutissent tout entier, et dont nul ne ressort vivant ». Il est vrai qu'à force de vivre au cœur du marais poitevin, les villageois en avaient appris les dangers. Ces mêmes dangers devinrent des avantages lors de la guerre de Cent Ans et de la guerre civile entre protestants et catholiques qui ravagea la région. Si tous les villages environnants furent pillés et incendiés, St Crepin fut épargné, les cavaliers des grands seigneurs et les hordes de mercenaires lancées à travers la France avaient peur de ce lieu maudit. Qui sait quel démon se cache derrière ces joncs?
Voilà pourquoi à St Crepin il n'y avait ni barrière d'enceinte, ni aucune épée ni aucune arme d'ailleurs. Ça et là, quelques faux et serpettes étaient pendues au mur pour la récolte du jonc, que l'on faisait sécher au soleil de juillet. Le jonc et les poissons du marais étaient la seule richesse des villageois: frais, fumé ou en gelée le poisson était vendu aux marchés de la région. Gras et goûteux, ils faisaient le délice des clients qui oubliaient, pour un repas, leur peur du diable. St Crepin s'enorgueillait d'être la capitale du jonc. Dissimulées derrière ces hautes haies vertes, les petites maisons se tassaient autour d'une sorte de grande grange à jonc, où une fois séché, on le tressait, on le coupait et on en faisait des fauteuils, des paniers, de petites boîtes, des choses de toutes sortes en osier. Les années passaient les unes après les autres, sans que rien ne vint les troubler. Si en hiver on tressait l'osier et on fumait le poisson, au printemps et en automne l'on pêchait beaucoup et tout l'été était occupé par la récolte du jonc. Il y avait toujours du travail pour tout le monde et personne ne restait bras ballants à ne rien faire, car dès trois ans tous les enfants participaient déjà à la tâche, en préparant les filets ou écaillant le poisson, en chantant et riant de ces « gens du dehors », comme les Crepinois les appelaient, tous ces gens qui les prenaient pour des diables du marais. Il arrivait que le dehors vienne à eux cependant. Parfois, quelque voyageur égaré dans le marais était recueilli, et, tout perdu d'avoir échappé aux sables mouvants et à cette boue traîtresse qui vous emprisonne jusqu'à la taille, se perdait en remerciements émus. Parfois certains commerçants de Luçon, Nantes ou de Bordeaux venait à dos de mulet pour acheter de la marchandise. Ils restaient quelques jours et racontaient la vie en ville, apportant l'air frais du dehors et du voyage à tous les habitants rassemblés pour les écouter. Les enfants, les yeux grands ouverts d'émerveillement, rêvaient tout éveillés d'aventures et de découverte, tandis que les vieux du village continuaient de deviser sur le monde et le « dehors » bien longtemps après que le voyageur ne soit parti. Cependant, une seule personne du dehors avait l'antipathie de tous les villageois : le percepteur du roi. Chose étrange, bien que beaucoup d'hommes se soient succédés à ce poste de par les ans, tous avaient le même comportement. Fiers et hautains, ils venaient accompagnés d'une petite troupe de soldat à l'air renfrogné, épée au côté et armés de hallebardes, rudes et brutaux, bousculant les villageois et fouillant les maisons pour trouver de l'argent et des denrées. Mais les Crepinois, plus malins qu'eux, cachaient le poisson dans des tonneaux lestés et ne les sortaient de l'eau croupie du marais que lorsque le percepteur s'en soit allé, non sans pester sur la pauvreté du village et les avoir abreuvé d'insultes si terribles que les mères en bouchaient les oreilles des enfants de leurs deux mains. Le village de St Crespin n'était pas libre. En effet, il n'y avait pas de maire et le marais n'appartenait pas aux habitants. Serpentant à travers les eaux immobiles, les iris et la boue, un petit chemin menait à un prieuré modeste, où quelques moines, eux aussi oubliés du monde depuis bien longtemps, persistaient à vivre et à éloigner le diable et les feux follets de leurs prières. C'est là que tout le village se rendait le dimanche pour écouter la messe et pour échanger le poisson contre quelques œufs du poulailler des moines. Ensuite tous mangeaient dans la bonne humeur, les clercs se mêlant aux ouailles, et discutant avec eux des problèmes du village, soignant les uns, priant pour les autres, négociant la hauteur de la taille ou craignant qu'il gèle trop au prochain hiver. Les Crepinois vivaient finalement assez heureux, pauvres mais joyeux, dispensés des famines et de la guerre, loin des cris et du canon. Conscients de leur bonheur, ils remerciaient le Ciel à toute heure et demandaient dans leurs prières que cette paix dure encore bien longtemps.
