Apocalypse Now

En temps normal, Sam ne fréquentait pas trop les centres commerciaux. En partie parce que Jessica avait adoré y aller. Mais Dean avait insisté pour aller vadrouiller à l'intérieur du bâtiment, certain qu'il y avait un fantôme chez leur Victoria's Secret… Ouais, c'était ultra crédible.

Ayant refusé tout net de suivre son blond de frère à l'intérieur du magasin, Sam était donc resté dehors à s'ennuyer ferme. Du moins, c'était le programme.

« Holly ? HOLLY ! »

La femme avait la trentaine, l'air vaguement bourgeois d'une mère de famille typiquement américaine et semblait absolument paniquée. Bonne pâte – hélas pour lui – le cadet Winchester s'avança vers elle.

« Madame, ça va ? »

Deux yeux noisette dilatés d'appréhension se braquèrent sur lui comme le faisceau d'un projecteur.

« Holly… Ma fille… Vous l'avez vue ? Elle – elle a cinq ans, des couettes et une salopette verte Daffy Duck, vous l'avez vue ? »

« Je ne crois pas, non – madame, calmez-vous ! »

La pauvre femme paraissait aussi terrifiée que si un Wendigo venait de surgir devant elle tous crocs dehors.

« Mon Dieu » gémit-elle. « Je me suis tournée juste une seconde… Où elle est passée ? »

« Où est-ce que vous vous trouviez ? »

Ravalant un hoquet, la femme tendit le bras pour indiquer la boutique voisine du Victoria's : un Hanna Andersson, ses vitrines éclairées exposant une collection de robes et de manteaux pour enfants.

« Bon, écoutez. On va retourner là-bas, peut-être qu'elle est simplement dans un autre rayon… »

La mère ne répondit pas. Intérieurement, Sam se sentit des plus mal à l'aise : il pouvait affronter les monstres. Mais les victimes ? Là, il avait nettement plus de mal. Surtout quand on voyait sur leur visage cette terreur pure, sans la moindre logique mais noyant toute pensée rationnelle qui essayait de s'imposer…

Et comment tu peux lui en vouloir, alors qu'elle a perdu sa fille qui n'a rien probablement pas la moindre égratignure, mais les humains sont juste tarés et qui te dit que ce n'est pas un de ces cas-là, qui te dit que la gamine est vraiment indemne…

« C'était là que vous étiez ? »

Un gémissement et un petit hochement de tête. Sam serra les dents. Une gamine de cinq ans, ça ne pouvait pas aller si loin que ça, tout de même…

Une petite tête surmontée de couettes brunes surgit de derrière une rangée de chemisiers.

« Coucou ! »

La mère se jeta pratiquement sur sa fille.

« Holly ! Vilaine, tu sais comme j'ai eu peur ? Je me suis retournée et je ne te voyais plus ! Pourquoi tu m'as fait ça, Holly ? »

Ne voulant pas rester pour entendre la môme babiller ses explications – une farce, juste une farce – le chasseur brun fit marche arrière et sortit du magasin pour tomber sur un Dean Winchester à l'air vaguement agacé.

« Je t'avais dit que c'était des craques, cette histoire de fantôme » déclara le cadet.

Le blond fit la grimace.

« Bon, on y va ? J'te rappelle qu'on a une Apocalypse à arrêter ! »

Je crois que c'est exactement ce que je viens de faire.

Bon, pas l'Apocalypse avec un grand A, mais une apocalypse, ça c'était certain.

C'était supposé être un grand malheur, après tout. Et l'espace de quelques minutes, une femme avait été confrontée à une réalité atroce, celle d'avoir perdu son enfant, et d'être obligée de se demander si elle arriverait à la retrouver.

Comment ça pouvait ne pas être la fin du monde ?

Heureusement, cette apocalypse-ci avait été réglée sans trop de mal. Comme des millions d'autres qui arrivaient chaque jour – perdre son portable, rater son bus, se faire rejeter par le canon du lycée, arriver en retard à la réunion du travail.

Il n'y avait qu'une Apocalypse. Mais il existait des apocalypses. Ces petits drames qui se vivaient au quotidien et paraissaient si graves sur l'instant.

Sam aurait adoré n'avoir affaire qu'à ces apocalypses-là.

C'est toujours la fin du monde pour quelqu'un quelque part – Neil Gaiman