Mao ne ménageait pas ses efforts pour devenir une soldate exemplaire. Chaque matin, durant des mois, elle s'était levée plus tôt que ses camarades ; avait suivi les consignes et les conseils de ses instructeurs à la lettre ; elle avait même parfois accusée les coups et les remontrances injustement, et ce sans broncher. Elle avait voulu provoquer le destin, et pour une fois, choisir sa voie.
Pourtant, les courbes sanguines se délassant sur le papier immaculé étaient sans appel : recalé.
Elle l'avait tourné et retourné, lu sous tous les angles, cherché une explication sur le visage neutre de son instructeur, croyant à un canular. Mais ça n'avait rien d'une blague. Une boule s'était alors formée dans son estomac, remontant dans sa gorge, menaçant de faire exploser les perles de tristesse qui brillaient au coin de ses yeux.
Dans la salle de réfectoire, le silence était tombé comme une chappe de plomb, immobilisant chaque recrue. Seul le pas lourd de l'instructeur déambulant, une liasse de papier à la main, battait comme un tambour, sonnant la défaite.
La jeune femme n'osait même plus lever les yeux vers ses camarades de table, dont les regards la transperçaient comme un gruyère. Elle sentait sa carapace s'émietter à chaque seconde, et elle sortit de la salle en trombe, masquant les perles salées qui dévalaient ses joues.
…
- Je le savais, je le savais, je le sav…
Un garçon à la peau clair fonctionnait en boucle depuis une bonne dizaine de minutes, chargeant les cœurs déjà bien trop lourds de ses camarades agglutinés devant les portes de la base. Mao lui lança un regard qu'elle aurait voulu plus réprobateur que chagriné, avant de s'élever sur la pointe des pieds. De son mètre soixante, l'ancienne recrue admirait péniblement le camp d'entraînement qu'elle quittait pour la dernière fois.
Un pincement serra son cœur quand elle aperçut le reste de sa promotion aux fenêtres, observant le groupe quitter l'enceinte de la base, la mort dans l'âme. Ils n'avaient eu que quelques heures pour paqueter leurs affaires, à peine assez de temps pour saluer leurs amis et frères d'armes. Elle reprit son chemin quand une main puissante s'abattit sur son épaule. Zergueï avait fendu la foule grâce à sa carrure puissante, et enfonçait ses prunelles dorées dans les siennes.
Le soldat la dépassait de trois bonnes têtes, surplombant les environs. Ils étaient rapidement devenus amis, évacuant le stress des derniers mois par un humour complice. Mao trouvait que son compagnon ressemblait à un ours, comme ceux qu'elle apercevait de temps à autre par chez elle. Et malgré ses airs de géant menaçant, le jeune homme n'était qu'un fils de paysans un peu benêt.
- Prends ça Mao, dit-il en lui tendant un bout de papier froissé, ton village et à deux jours de marche, mais tu trouveras là-bas une assiette et un toit.
La jeune recrue eut à peine le temps d'attraper le torchon du bout des doigts que la marée humaine emportait déjà son ami. Elle essaya de jouer des coudes, en vain, mais Zergueï était déjà loin. Résignée, elle franchit les portes à son tour, la foule se dissipant rapidement.
Le plan détaillait grossièrement le chemin à suivre pour rejoindre un petit village de fermier, à mi-chemin de celui-ci de la jeune femme. L'ex-soldate devina rapidement qu'il s'agissait de la ferme de son ami, et elle sentit un semblant de légèreté se nicher aux creux de sa poitrine, pour la première fois depuis le début de la journée.
Elle se mit alors en route, déterminée à rejoindre le village avant la nuit.
…
Mao était arrivée éreintée chez les parents de Zergueï. Après lui avoir claqué sèchement la porte au nez, la jeune femme avait dans une dernière tentative hurler à travers le bois qu'elle était venue de la part de leur fils. Quelques minutes plus tard, la porte s'était réouverte sur les yeux méfiants et ridés de sa mère.
Ils avaient préparé la soupe en silence, lui lançant des œillades curieuses par intermittence. Son camarade ressemblait à son père, mais avait les mêmes yeux noisette que sa mère, qu'avait également héritées ses sœurs.
- Zergueï est un très bon soldat, et un ami de grande estime.
L'ex-recrue avait osé briser le silence pesant, essayant d'engager la conversation. Le père de son ami s'était levé, avait fixé la jeune femme d'un regard broussailleux, avant d'abattre sa large main sur son épaule. Son petit corps se plia sous la force de l'homme qui rit aux éclats.
- C'est bien mon fils ça ma p'tite ! Lança-t-il d'une voix chaleureuse, emplie de fierté.
- Notre petit Zerg est devenu un grand soldat, rajouta sa mère en épluchant les poireaux de plus belle.
L'ambiance se dérida peu à peu, et ils passèrent à table dans des éclats de voix. Le cœur apaisé, elle raconta toutes les farces qu'ils avaient pût mettre sur pied durant leurs quelques mois d'entraînements, avec son ami.
Quand ses paupières commencèrent à papillonner de fatigue, le père du soldat apporta à la jeune fille une peau de chèvre, l'invitant à rejoindre la grange. La jeune femme ne se fit pas prier et s'endormit immédiatement s'être allongée sur le sol rocailleux.
Elle ouvrit les yeux sur un soleil resplendissant. Elle cilla quelques instants, dodelinant de la tête, avant de se rappeler les évènements de la veille. Mao fut rapidement debout, secouant ses maigres affaires, avant de rejoindre l'étable où Eshen, le père de son ami, s'activait déjà.
- Bien dormi p'tite ? Dit-il en la voyant s'approcher.
- Mieux que je ne l'espérais, lança-t-elle en s'arrêtant devant l'homme qui trayait une maigre vache.
- Bien.
Ses mains manipulaient le pie de l'animal avec précaution, dans une série de gestes techniques et minutieux. Il servit un bol de lait encore chaud à la jeune femme, qui le porta à ses lèvres avec avidité.
- Où se situe ton village ? Questionna-t-il sans lever les yeux.
- A quelques heures de marche vers le sud, répondit-elle en s'essuyant la bouche d'un revers de manche.
Une nouvelle boule se forma dans sa poitrine. L'idée de rentrer au village lui déplaisait. Du haut de ses vingt-et-un an, quitter sa terre natale avait été l'unique décision de Mao. Elle aimait profondément ses parents, et ça avait été une déchirure pour elle de quitter sa petite vie paisible de cueilleur-chasseur.
Les jeunes villageoises se mariaient généralement à l'aube de leur dix-septième anniversaire, aucune d'elle ne voulait rester un poids mort pour leurs parents, et très peu d'entre eux acceptaient d'avoir une bouche à nourrir trop longtemps. La misère et la pauvreté sévissaient depuis plusieurs années dans les petits villages de chasseurs, et il n'était pas rare d'y voir mourir des familles entières à cause de la famine.
Mais les parents de la jeune-femme lui avait promis qu'elle pourrait se marier à l'homme qu'elle aimait et désirait. Elle avait attendu une année, puis deux, puis trois. Et elle n'était jamais tombée amoureuse. Jamais ils ne lui en avaient voulu, mais l'ex-recrue se sentait terriblement coupable. Les mois précédant son départ, elle avait commencé à noter les regards en coin qu'on lançait à sa mère quand elle descendait au puit, et l'absence de son père de plus en plus fréquente lors des battues de groupe.
Elle avait alors décidé de quitter le village et de rejoindre les rangs de l'armée. Elle voulait rendre fiers ses parents, contribuer financièrement à leur survie. Mais ce n'avait été qu'un rêve de gamine, loin de la réalité brutale. Elle se retrouvait désormais au point de départ, pieds et poings liés. A vingt-deux ans, ses derniers espoirs venaient de s'écrouler comme un château de cartes.
- Ecoute p'tite, lança Eshen, j'ai un ami en ville, il tient une auberge. C'est un bougre mais sous son air revêche c'est un homme bon.
Mao écoutait, attentive.
- Il cherchait une gamine pour tenir sa taverne, t'sais comment les hommes sont, la bière et les femmes, rigola-t-il.
La jeune chasseuse fronça les sourcils, peu encline à rigoler.
- Aucune autres besognes à faire, rajouta Eshen devant l'air renfrogné de la jeune femme. Il peine simplement à trouver une gamine assez jolie et forte de caractère pour ne pas se retrouver déborder.
Débordée ou retrouvée morte au coin de la rue, complètement dépouillée, songea-t-elle.
- J'me disais qu'après avoir passée quelques mois dans l'armée, t'pourrais te sentir capable d'y faire un tour.
- Tenir le pub, c'est tout ?
- C'est tout c'qu'il m'a dit en tout cas, mais c'est un bon gars, j'lui fait confiance.
Mao hésita. Elle n'était pas naïve, tenir tête à des ivrognes dans un pub miteux était loin d'être un boulot facile, et encore moins notable. Mais au vu des derniers événements, seul se faire couper en deux par un titan pouvait être pire.
