Cette fic est publiée dans le cadre du challenge de printemps du groupe "Papotage, écriture, lecture et bonne humeur". Le but était de s'inspirer d'un morceau musical ou d'une chanson.

Pour moi musique et écriture n'ont rien de commun, les mots n'ayant besoin d'aucun support autre que l'imagination de l'auteur comme de celle du lecteur, alors mon inspiration s'est limitée à quelques paroles de la chanson Song of Durin (Clamavi de Profundis), elle-même inspirée d'un poème de Tolkien :

There beryl, pearl, and opal pale

Ad metal wrought like fishes'mail

Buckler and corslet, axe and sword

And shining spears were laid in hoard.

Vous l'aurez compris au vu du titre, je n'ai retenu que "axe and sword". La hache et l'épée, ce sont Dwalin et Thorin, frères d'armes et compagnons d'aventures.

Ce n'est pas une histoire d'un seul tenant mais plutôt un recueil de leurs aventures de jeunesse, après la chute d'Erebor (une histoire par chapitre théoriquement).

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Sous la pluie diluvienne qui ne cessait de tomber depuis près de cinq jours, la petite ville de mineurs paraissait recroquevillée sur elle-même comme un animal qui cherche à se protéger des intempéries. Peu de gens dans les rues transformées en ruisseaux, entre les murs assombris par l'eau qui peu à peu imprégnait la pierre dont ils étaient faits. Ici et là, un chien oublié dehors déambulait d'un air morose ou se pelotonnait dans un recoin en partie abrité. Le ciel était si bas et si sombre qu'on avait l'impression que les nuages touchaient les toits et que le jour avait définitivement renoncé à se lever.

A l'intérieur de la forge, l'humidité ambiante se conjuguant à la chaleur des foyers rendait l'atmosphère tout simplement étouffante. Pourtant, Thorin avait beau ruisseler de sueur, il s'en apercevait à peine. Maintenant fermement le métal rougi au bout d'une pince, il le martelait en cadence et mettait dans chaque coup de marteau une bonne partie de sa mauvaise humeur et de son ressentiment. Il aurait bien aimé pouvoir écraser Smaug de la même manière qu'il forçait le métal à s'aplatir et se modeler à son idée. Smaug ! Bang ! fit le marteau sur le fer. Et bang ! Oh, ce maudit dragon, ce fléau qui… Thorin avala sa salive, amère comme du fiel, et fit résonner le métal encore plus fort. Inutile de penser encore à tout ça. Erebor était perdu à jamais. Ça avait beau lui arracher les entrailles de le reconnaître, il n'y avait rien qu'il pouvait y faire. Bang ! Et honnêtement, il avait bien d'autres soucis en tête. Bang ! Il y avait sa famille, il y avait son peuple, il y avait Thror dont l'état ne s'arrangeait pas, hélas… Bang ! Il y avait surtout cette multitude de nains privés de tout. Tous ces gens dont il se sentait responsable. Qu'allaient-ils faire ? Qu'allaient-ils devenir ? Bang ! Et lui, l'héritier des rois, qu'est-ce qu'il fichait là à travailler pour des hommes ? Bang ! Oh bien sûr, il savait parfaitement qu'il n'avait pas le choix et qu'il lui fallait mettre sa fierté de côté, sans doute pour longtemps. Bang ! Le savoir ne rendait les choses ni plus agréables ni plus faciles.

Le métal siffla furieusement lorsqu'il le plongea dans l'eau - tziii !- et un nouveau nuage de vapeur brûlante vint augmenter encore la chaleur des lieux, cachant un instant le forgeron derrières ses volutes épaisses. Son visage et son corps rendirent encore de l'eau tandis qu'il battait des paupières pour protéger ses pupilles de la vapeur. Bon, à tout prendre, Thorin préférait encore travailler le métal que s'échiner dans une mine de charbon. Il n'avait pas toujours le choix. Il n'y avait pas toujours assez de travail à la forge. Dans les mines par contre, on avait toujours besoin de main d'œuvre. Et nombre des siens y travaillaient tout le jour.

Le nain essuya impatiemment ses yeux pour en chasser la sueur qui ruisselait sur son visage, rejeta en arrière ses mèches noires poissées de transpiration et se remit à marteler la pièce de métal, toujours avec autant d'animosité. En être arrivés là ! Son peuple avait été riche et puissant, mais Smaug avait anéanti des décennies de travail et de prospérité de son souffle embrasé. Maudit soit-il !

A quelques pas de là, deux autres nains, dont Dwalin, travaillaient également, chacun de son côté, plongés eux aussi dans leurs pensées. De toute manière, les activités de la forge sont si bruyantes qu'il ne faut pas espérer pouvoir se parler. Indépendamment de cela d'ailleurs, les nains préféraient ne pas parler en présence des hommes si ce n'était pas absolument indispensable. Dwalin venait de poser son marteau pour aller actionner le soufflet, trouvant son feu trop faible. Le ronflement puissant de l'instrument et le crépitement des flammes qui reprenaient vigueur se mêlèrent au bruit ambiant. Là-bas, le patron de la forge tourna la tête et haussa un sourcil. Il n'y allait pas de main morte, ce nain. Le patron aimait voir les ouvriers mettre du cœur à leur ouvrage mais il n'aurait tout de même pas fallu que cet olibrius fiche le feu à la boutique, à souffler comme ça... Mais non, il maîtrisait les choses, à l'évidence. Bon.

Une bonne heure plus tard, son ouvrage achevé, Thorin prit deux minutes pour souffler tout en regardant s'il n'avait rien oublié. Forger des outils pour les mineurs n'avait rien de très excitant mais chaque pièce valait son prix et il ne pouvait pas vraiment se permettre de négliger le moindre sou. Ce n'était pas pour s'amuser qu'il était là. Si déplaisante que puisse être la situation, les nains avaient de la chance d'avoir trouvé cet endroit. Ces fichues mines étaient en pleine exploitation, donc on avait besoin de main d'œuvre. Et d'outils pour travailler sous terre. Pour être honnête, cela faisait bien les affaires des gens de Durin, retombés de toute leur hautaine opulence. Il y aurait un avenir, oui, mais il se gagnerait à la force du poignet et, comment disaient les hommes, déjà ? « A la sueur de son front ». Impossible d'y échapper.

Toujours aussi maussade, Thorin entreprit de ranger sommairement ses outils et son établi. Ses compagnons étaient partis un peu plus tôt, l'un après l'autre, lorsqu'ils avaient eux aussi eu terminé ce qu'ils avaient en cours. Le patron de la forge dut s'apercevoir que le dernier s'apprêtait à s'en aller également car il s'approcha l'air de rien, en traînant les pieds, et examina d'un œil auquel rien n'échappait le travail effectué et les outils neufs soigneusement déposés les uns à côté des autres. Il ne jugea pas utile de parler, pas plus d'ailleurs que Thorin, mais il approuva d'un court hochement de tête. Ces nains, pensait-il, ils ne sont pas commodes, vraiment, et franchement il ne les appréciait pas trop. Mais question boulot, rien à redire. A la limite, il préférait employer un ou deux nains que trois ou quatre hommes. Il avait un employé permanent, et un aide qui n'était autre que son fils. Le petit ne s'occupait encore que de balayer, activer le soufflet à l'occasion (pas pour les nains, qu'ils se débrouillent, le père ne souhaitait pas voir son enfant s'approcher trop près de ces sauvages là), rangeait un peu. L'employé, qu'il avait formé lui-même, était un bon ouvrier. Mais avec les mineurs qui avaient constamment besoin d'outils et de wagonnets pour travailler, ils étaient parfois débordés. Avant l'arrivée des nains, le patron avait dû faire appel à des aides extérieurs. Certains en ville avaient été contents de trouver un apport d'argent supplémentaire, en dehors de leurs activités habituelles, mais ils avaient tout à apprendre. Ces gens de Durin, puisqu'ils se nommaient ainsi eux-mêmes, étaient déjà des experts. Franchement. Le patron n'aurait pas fait mieux lui-même, il le reconnaissait volontiers. Or un bon outil se vend un bon prix et vous amène une bonne clientèle. C'était aussi simple que ça.

Il fit signe à Thorin de le suivre et lui remit son salaire du jour. Le nain vérifia d'un coup d'œil que la somme y était puis l'empocha, toujours sans un mot, avant de se diriger vers la sortie.

Lorsqu'il franchit la porte, le contraste de température le saisit. La soir tombait et la fraîcheur était agréable après ces heures passées dans la fournaise. La pluie par contre, il s'en serait volontiers passé. Il fut trempé jusqu'aux os avant même d'avoir atteint le bout de la rue.

Il lui fallut une dizaine de minutes, en marchant d'un bon pas, pour sortir de la ville et rejoindre le misérable campement que les siens avaient érigé en dehors de la ville. Comme chaque jour, Thorin eut le cœur serré en voyant les tentes de fortune et les huttes de planches qui leur tenaient lieu d'habitation. Dans le crépuscule noyé de pluie, le spectacle était encore plus lugubre. Il n'était malheureusement pas en leurs moyens d'avoir mieux. Pas pour le moment.

- Ça viendra, pensa le prince avec force, comme une promesse qu'il se serait faite à lui-même. Oui, ça viendra. Nous ne serons pas toujours des gueux courant les chemins.

Il avait un projet, dont il avait longuement parlé avec Balin et Dwalin, ainsi que Thrain et Thror, bien que ce dernier ne soit plus accessible à grand-chose depuis qu'il avait perdu l'Arkenstone : traverser les Monts Brumeux pour trouver quelque part un endroit où s'établir et recommencer à zéro. Thror estimait que c'était inutile, il pensait plutôt à reprendre la Moria, l'ancien royaume des nains. Heureusement il en parlait vaguement, marmottant entre ses dents, sans vraiment prendre d'initiative. Reprendre la Moria... Thorin pensait qu'avant toute chose, il fallait assurer la subsistance de leur peuple tout entier, la sécurité des femmes et des enfants. Il serait temps plus tard. Il n'avait pas le pouvoir de s'opposer directement à Thror mais il faisait de son mieux pour temporiser tout en mettant en œuvre ses propres plans. Traverser les Monts Brumeux avec la multitude des rescapés d'Erebor était une entreprise ardue et périlleuse qui devait se préparer minutieusement. Pour réussir, ils auraient besoin de matériel et de vivres. Donc d'argent. Car personne n'avait pu sauver grand-chose en fuyant Erebor. Et en attendant d'avoir mieux que cette vie errante et misérable, il leur fallait bien à tous assurer le quotidien.

Sous l'instigation de Thorin, les survivants s'étaient séparés en plusieurs groupes : ils étaient bien trop nombreux pour pouvoir trouver du travail et survivre tous ensemble. Là encore c'était temporaire. La consigne était la suivante : s'efforcer de faire quelques économies, acheter ce qui pourrait être utile à la suite de leur voyage et se retrouver au printemps pour franchir les Montagnes de Brume, impraticables en hiver de toute façon.

Certains des rescapés avaient préféré se rendre dans les Monts de Fer demander asile à leurs cousins. Balin pronostiquait que certains, s'ils parvenaient à faire leur trou parmi les hommes, y resteraient par la suite et ne reviendraient pas au printemps. Eh bien ! Qu'ils restent s'ils le désiraient, répondait Thorin. Cela ne changeait rien à son plan. Tout de même, l'approche de l'hiver l'angoissait, il ne pouvait le nier. Peut-être qu'ils n'auraient pas à affronter les rigueurs et les dangers des Monts Brumeux mais il allait falloir survivre pendant de longs mois dans ces abris misérables. S'il venait à faire trop froid, il faudrait sacrifier une partie de l'argent obtenu pour que les plus faibles puissent trouver refuge dans quelque auberge, entre des murs solides et bien chauffés. Un regain de rage envahit le prince, qui pour la dix millionième fois au moins maudit Smaug de toute son âme. Cette saleté de dragon !

Avec effort, il repoussa sa colère qui ne lui servait à rien dans l'immédiat. Passer l'hiver, oui. Il allait falloir en priorité acheter des couvertures et des vêtements chauds.

Thorin soupira et se mit à la recherche de Balin, auquel il remit la quasi totalité de l'argent qu'il avait gagné à la forge, son vieil ami ayant été promu trésorier et gestionnaire de leurs pauvres biens. Il ne conserva ce qui était nécessaire à faire vivre les siens pendant quelques jours.

- Où vas-tu ? lui demanda son ami en le voyant s'éloigner.

- Prendre un bain, grogna Thorin. Je pue comme un fauve.

Il s'achemina vers la rivière paresseuse qui coulait près de leur campement. Au moins ils avaient de l'eau en abondance, pour boire, cuisiner et se laver quand ils en avaient le temps. La pluie battante avait transpercé les vêtements de Thorin, se mêlant à sa sueur, mais en réalité ce n'était pas tant pour des raisons hygiéniques qu'il recherchait la fraîcheur de l'onde : il avait la tête en feu et le cerveau en ébullition à force de ressasser des pensées si sombres. Lorsqu'il arriva au bord de l'eau, il y trouva Dwalin qui terminait ses propres ablutions en pestant tant et plus à cause de la pluie, laquelle pourtant commençait à cesser.

Assurément, se baigner sous l'averse pouvait paraître étrange, mais rien ne remplace un vrai bain, surtout pour retirer la crasse et la sueur. C'était encore pire lorsqu'il fallait passer des heures au fond d'une mine de charbon. Les nains ont beau ne pas être très délicats, il y a des limites. Et aucune naine ne voyait revenir ses proches, noirs de la tête aux pieds, sans exiger qu'ils se lavent avant de mettre du charbon partout ! Ils vivaient tous dans des taudis, certes, mais ce n'était pas la peine d'en rajouter.

Ils se trouvaient un peu à l'écart du campement et Thorin, tout en retirant ses bottes, avisa la lance dont son ami s'était muni et qu'il avait fichée en terre le temps de s'habiller, histoire de pouvoir s'en saisir immédiatement en cas de besoin. La Terre du Milieu n'est pas à proprement parler un endroit paisible et mieux valait prendre ses précautions. Leurs armes de guerre étaient rangées, peut-être pour longtemps, mais cela n'excluait pas la prudence. Le prince quant à lui conservait toujours sur lui une dague, au cas où. Il se dévêtit et se glissa dans l'eau en grognant vigoureusement contre sa température vraiment très fraîche.

- Mauviette ! ricana Dwalin depuis la berge (en se gardant bien de parler des jurons que lui-même avait poussé un peu plus tôt pour les mêmes raisons).

Dwalin n'aurait pas parlé à Thorin de cette manière en présence de tiers. Même son propre frère. Mais lorsqu'ils étaient seuls tous les deux, la différence de rang s'estompait et ils retrouvaient leur camaraderie d'adolescents. Un jour viendrait, bien plus proche qu'ils ne l'imaginaient tous les deux, où Thror et Thrain ayant disparu et Thorin prenant la tête des siens, ces derniers vestiges de leur jeunesse s'estomperaient définitivement. Mais ils n'en étaient pas encore là et comme Thorin savait parfaitement à quoi s'en tenir sur les propos de son ami, ces fausses chamailleries avaient le don de le détendre. C'était si reposant de se reporter ainsi dans un passé encore récent où la vie était facile et où il n'avait pas de soucis si écrasants ! Il esquissa donc un vague sourire, répondit par principe un mot que par respect il n'aurait jamais prononcé devant Thrain ou Thror puis se plongea la tête sous l'eau. Son corps s'habituait à la température de l'eau, il relâcha ses muscles noués. Il émergea quelques pas plus loin, rejeta en arrière sa tignasse noire et se frictionna avec les mains. La pluie avait pratiquement cessé mais la nuit était presque complète.

Lorsqu'il sortit de l'eau, Thorin s'aperçut que Dwalin était toujours là.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

- Je voulais te parler.

- Je t'écoute.

Dwalin avait réfléchi à la future traversée des Montagnes de Brume. Tous savaient que ce serait long et difficile et la priorité des nains serait de protéger à tous les prix leurs femmes et leurs enfants. Leur peuple engendre peu de filles. Et malheureusement, un certain nombre d'entre elles n'avaient pas survécu à l'attaque de Smaug. Elles étaient donc à l'heure actuelle le bien le plus précieux de ceux qui avaient survécu.

Tout en parlant des mesures à prendre, les deux nains marchèrent lentement le long de la rivière. Parler ainsi d'avenir leur faisait du bien à tous les deux. Non, ils ne seraient pas toujours des vagabonds obligés de composer avec les hommes !

La pluie avait cessé mais la nature dégouttait d'eau. La nuit était complète et la rivière frissonnait sous le souffle d'un petit vent chargé d'humidité. On entendait bruire les roseaux et, au loin, la vague rumeur qui montait de leur camp. La conversation tomba. Soudain, mus par le même instinct de chasseur, Thorin et Dwalin s'immobilisèrent en même temps, les yeux fixés sur l'onde noire et brillante. Ils avaient tous deux perçu le friselis anormal de l'eau. A deux mètres de la rive, une tête ronde creva la surface. Elle était dotée de deux oreilles tout aussi rondes, de grands yeux circulaires et s'ornait d'une magnifique paire de moustaches.

Les nains se tenaient sous le vent et près d'un bouquet d'arbres dans l'ombre duquel ils disparaissaient. La loutre n'éventa pas leur présence et prit pattes sur la berge. Elle tenait un gros poisson entre ses mâchoires et elle entreprit tranquillement de dévorer sa proie. Dwalin esquissa un mouvement à peine perceptible pour lever sa lance. Tout aussi discrètement, Thorin lui effleura le bras pour lui faire signe de ne pas bouger. Dans l'ombre épaisse, les deux amis ne se devinaient qu'à grand peine, pourtant Dwalin suivit du regard le mouvement bref de son ami qui, du menton, lui désignait un point un peu en aval de l'endroit où la bête festoyait. Deux silhouettes plus petites venaient de sortir de l'eau. L'une d'elle portait une anguille dans sa gueule et l'autre la lui disputait. Les deux petites créatures miaulaient et crachaient férocement. Elles s'approchèrent de la loutre adulte qui leur attribua à chacune un petit coup de langue, puis leur permit de terminer le poisson déjà presque entièrement dévoré.

Dwalin connaissait si bien son ami qu'il sentit que Thorin souriait dans la pénombre. Et il savait pourquoi : il n'était pas si sentimental d'ordinaire, mais après la perte d'Erebor et la mort de tant des leurs, c'était bon de voir la vie. La petite scène de famille qui se déroulait sous leurs yeux avait quelque chose de réconfortant.

Lorsque les loutres replongèrent toutes les trois, sans doute pour chercher de quoi compléter leur dîner, les nains reprirent le chemin de leur campement. Quelques gouttes de pluie tombaient à nouveau.

Ils se séparèrent en arrivant et chacun s'en alla de son côté retrouver ses proches, pour prendre un maigre repas et dormir quelques heures avant de retourner s'échiner pour les hommes. Ah, ils étaient bien loin, autant dire oubliés, le confort et le luxe d'Erebor. Et mieux valait d'ailleurs les oublier en effet, puisque rien ne pourrait les ramener.

Au matin, sous un ciel toujours maussade, Thorin et Dwalin reprirent le chemin de la ville. Le maître de forge avait dit qu'il y aurait encore du travail pour eux ce jour-là. Pourtant, une mauvaise surprise attendait les deux amis lorsqu'ils arrivèrent : trois hommes, qu'ils ne se souvenaient pas avoir déjà vus, se tenaient devant la porte de la forge. Rien d'extraordinaire à cela en soi, excepté le fait que dès que les deux nains parurent au bout de la rue, l'un d'eux les désigna à ses compagnons. Tous trois alors les fixèrent avec hargne tandis qu'ils approchaient.

- J'ai l'impression qu'on nous attend, fit Dwalin.

Thorin approuva d'un mouvement de tête, sans répondre. Ça sentait les ennuis, bien qu'il ne puisse en déterminer ni la raison ni l'origine. Les deux amis continuèrent à avancer, tranquilles en apparence, en réalité se tenant sur le qui-vive. Lorsqu'ils parvinrent à hauteur des hommes, Thorin prit sur lui pour parler d'un ton neutre :

- Laissez-nous passer, fit-il. Nous avons à faire.

- T'as rien à faire ici, le nain ! rétorqua l'un des hommes. Ni toi ni aucun des tiens.

- Qu'est-ce que tu dis ? gronda Dwalin en se hérissant.

- Je dis que quand il y a du travail ici, il est pour nous. Vous nous volez notre ouvrage et notre gagne-pain. Alors dégagez !

- Personne ne me parle sur ce ton ! rétorqua le guerrier en faisant un pas en avant.

- Dwalin.

Thorin le retint par le bras. Il savait que son ami et lui pouvaient aisément venir à bout de ces trois cul-terreux, qui n'étaient nullement des combattants. Il ne serait même pas nécessaire de les tuer. Juste leur botter les fesses de la bonne manière pour les convaincre une bonne fois de tenir leurs distances. A ceci près que s'ils faisaient cela, ils se mettraient toute la ville à dos. Et ça, ils ne pouvaient pas se le permettre. Thorin n'avait pas cessé de le répéter à tous les siens : pas de bagarre, pas d'histoire, pas de problème avec les hommes. D'un autre côté, outre que pas plus que son compagnon d'armes il n'appréciait tellement qu'on lui parle de cette manière, ils avaient besoin de ce travail. Thorin regretta l'absence de Balin. Diplomate, ce dernier savait négocier même dans les situations difficiles, sans jamais perdre son sang-froid.

- Vous avez compris ? insista abruptement l'un des hommes. Fichez le camp !

Là, ça allait un peu trop loin. Thorin sentit lui aussi la moutarde lui monter au nez.

- Je n'ai pas d'ordre à recevoir, rétorqua-t-il sèchement, et j'irai où bon me semblera.

Mais il savait déjà que la partie était perdue. Mieux valait encore avaler l'insulte que risquer de se faire éjecter des abords de la ville et perdre leurs moyens de subsistance.

C'est alors que la porte de la forge s'ouvrit, dans le dos des trois mécontents, pour laisser apparaître le patron.

- Que se passe-t-il, ici ? demanda-t-il paisiblement.

Thorin le soupçonnait de savoir parfaitement à quoi s'en tenir, mais déjà les trois contestataires exposaient leurs griefs :

- Depuis que ces nains sont là, fit l'un, vous ne faites plus jamais appel à nous pour le travail. Pourtant, je sais qu'on vous commande régulièrement des outils. C'est à nous que vous devriez vous adresser.

Le maître de forge cala sa courte pipe entre ses dents et, toujours sans élever le ton, rétorqua :

- Je m'adresse à qui me chante. C'est moi qui décide. Entre un amateur et un forgeron confirmé, je choisis le second.

Comme l'autre allait protester, il ajouta :

- Justement je viens de recevoir une nouvelle commande. Plutôt importante. J'ai besoin de main d'œuvre. Voilà ce que je vous propose : vous venez, tout de suite, les nains aussi.

Il laissa courir son regard sur chacun de ceux qui se trouvaient là :

- On verra d'ici midi qui en aura fait le plus et de quelle facture. C'est aux meilleurs que je ferai à nouveau appel par la suite.

- C'est pas normal ! protesta son interlocuteur. La question devrait pas se poser.

Cette fois, le patron retira sa pipe de sa bouche et répliqua sèchement :

- Je suis maître chez moi. C'est à prendre ou à laisser.

Thorin serra les dents. Il ne savait pas de quoi ces hommes vivaient ordinairement et honnêtement, il s'en fichait. Il n'allait sûrement pas leur céder le terrain s'il avait le moyen de faire autrement. Même si cela lui coûtait de devoir en passer par ce.. cette… cette compétition ? Ridicule. Oh que oui ! Certes, c'était une solution inespérée au problème posé par ces grommeleurs. Certes. Mais oh ! Que cela écorchait rudement son orgueil ! Comme si devoir travailler pour les hommes ne suffisait pas. Voilà qu'en plus… ah ! Il croisa le regard de Dwalin, légèrement interrogateur et fit un léger signe d'assentiment. S'il fallait en passer par là... Ils entrèrent et se dirigèrent tout droit vers les établis qu'ils utilisaient d'habitude. Les feux étaient déjà allumés.

- Finissons-en, grogna Thorin.

- Avant de finir, il faudrait déjà commencer, observa Dwalin, pratique.

Son ami ne releva pas. Il se contenta d'échanger avec lui un rapide coup d'œil. Puisqu'ils n'avaient pas le choix, autant relever le défi avec brio. Ah, on voulait les mettre à l'épreuve ? Très bien, on allait voir ce qu'on allait voir. Après s'être enquis de ce qu'il y avait à faire, ils retroussèrent leurs manches et se saisirent des outils.

Le maître de forge de son côté, sans faire d'autre commentaire, retourna à ses propres affaires. Il n'avait pas le moindre doute quant aux vainqueurs du "concours". Il savait déjà comment travaillaient les uns et les autres. Les nains l'emporteraient sans difficulté. Ce n'était pas pour les aider qu'il était intervenu, cela étant. Que non. Il l'avait fait dans son propre intérêt. En coupant court à une querelle qui ne menait nulle part et faisait perdre du temps à tout le monde alors qu'il y avait du pain sur la planche, déjà. Et en prenant une main d'œuvre plus importante en ce jour où il en avait besoin, ce qui ferait avancer l'ouvrage plus rapidement, même s'il n'était pas équivalent dans les deux "groupes" en présence. Ainsi, il était gagnant sur toute la ligne.

- C'est ça, les affaires, pensa-t-il. Et puis bon, ils n'ont pas à se plaindre, après tout. Tout le monde a eu ce qu'il voulait.

Il reconnut toutefois, au cours des heures qui suivirent, que c'était un beau spectacle. Oui, c'était le mot qui convenait. Les feux ronflaient comme les fournaises de Morgoth, les soufflets grinçaient allègrement en faisant entendre leur longue plainte rauque et surtout, le bruit des marteaux faisant résonner le métal retentissait sans relâche, parfaitement rythmés. Le patron se rendit vite compte que les nains avaient décidé de donner une leçon aux autres (ce qui du reste l'arrangeait bien). Ah, l'orgueil des nains ! Tout de même, deux heures plus tard, en son for intérieur le maître de forge s'avoua que bien qu'il ne soit vraiment pas un novice il aurait eu du mal à suivre une cadence pareille. Des étincelles s'élevaient des enclumes, montant en gerbes scintillantes vers le plafond et jamais, jamais le rythme des coups ne variait ni ne ralentissait. A force, cela avait quelque chose d'ensorcelant, presque d'exaltant. Comme un hymne barbare réveillant des choses enfouies depuis longtemps au fond des âmes. Le patron était sûr qu'il continuerait à l'entendre à la fin de la journée, jusque dans ses rêves. La chanson du fer finissait toujours par vous remplir la tête mais là c'était un concert à deux voix et sa tonalité était puissante : à présent, Thorin et Dwalin s'étaient mis à deux pour marteler la pièce à laquelle ils étaient en train de donner forme. Cela permettait de donner des coups très rapprochés, l'un abattant son marteau, toujours avec précision, tandis que l'autre levait le bras pour prendre son élan. Leurs mouvements étaient parfaitement synchronisés, presque mécaniques, tandis que la puissance des coups, qui paraissait réveiller les sonorités les plus profondes du métal, s'alliant à la cadence, cette fois très rapide, avait vraiment quelque chose de sauvage. Pourtant il suffisait de voir le visage concentré des deux nains, éclairés par en-dessous par la lueur sanglante émanant du fer chauffé à blanc et les escarbilles qui jaillissaient à chaque coup de marteau, pour voir qu'ils apportaient à leur ouvrage toute leur science de forgerons. Jamais ils n'accepteraient de laisser ne serait-ce que supposer que pour aller plus vite ils avaient bâclé l'ouvrage ! Leur fierté le leur interdisait absolument.

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Comme prévu, les nains l'emportèrent de loin sur leurs concurrents. Cela ne parut d'ailleurs leur faire ni chaud ni froid et ne changea rien ni à leur mutisme ni à leur réserve habituelle.

Ils étaient tous comme ça, songea le patron. Tous ceux qu'il avait pu rencontrer, en tous cas, ne se forçant à prononcer quelques mots que lorsqu'ils ne pouvaient pas faire autrement et n'extériorisant jamais leurs sentiments, s'ils en avaient. Certains pensaient d'ailleurs que justement, les nains ne ressentaient rien. C'était bizarre, tout de même. Par curiosité, le maître de forge s'approcha de la fenêtre lorsque, le soir venu, Thorin et Dwalin s'en allèrent, ensemble cette fois, après avoir perçu leur salaire. Ils n'avaient parcouru que quelques mètres lorsqu'ils se tournèrent l'un vers l'autre et, spontanément, se tapèrent dans la main en un signe universel de victoire et de complicité.

Le maître de forge s'en sentit curieusement soulagé. Presque content. Finalement, si réservés qu'ils puissent paraître, ces lascars une fois entre eux manifestaient bien quelque ressenti. Ça les rendait du même coup plus accessibles, moins étrangers.

Totalement indifférents aux querelles et aux pensées des uns et des autres, les nuages gris s'écartèrent au couchant pour laisser passer un mince rayon de soleil, qui colora les nuages de pourpre et d'orangé.

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Ce n'était qu'une mise en bouche. Bien que je ne promette pas de publications régulières pour cette fic, j'ai des pistes et des idées pour les chapitres suivants. Ici, ni Thorin ni Dwalin n'ont eu à se servir ni de la hache, ni de l'épée. Mais il en sera autrement une fois qu'ils seront dans les Monts Brumeux.

P.S. : mon grand-père maternel était forgeron. Je ne l'ai jamais vu faire mais ma mère m'a souvent raconté ses souvenirs d'enfant à ce sujet et je les utilisés dans ce chapitre. C'est elle qui m'a dit que voir son père travailler, manier le feu et le métal, réveillait en elle quelque chose d'atavique, mais aussi une fascination qu'elle n'a jamais oubliée.