Et bien voilà, je vous livre enfin ma nouvelle fic! Si je me permet de la gérer en même temps que Démons, c'est parce qu'elle sera relativement courte (pas plus de 3 ou 4 chapitres je pense). J'ai essayé de mettre en place un univers « sympa », et dans lequel on peut rentrer et comprendre sans forcément expliquer le moindre petit élément qu'on ne connait pas. Enfin, vous verrez bien!

Un grand merci a ma bêta, ma chère subordonnée, Nowa Uchiwa, qui a même pas oublié de joindre le chapitre corrigé au mail qu'elle m'a envoyé!

Voilà, en espérant que vous aimerez cette fic un peu bizarre, et bonne lecture!

Une ville.

La dernière.

Ma ville.

Une ville grande et belle, puissante. Elle aurait pu être prospère. Et elle l'a sûrement été. Avant. Des bâtiments resplendissants, un endroit vaste et blanc où tout n'est que beauté, qu'importe où se pose le regard. De l'eau claire, des rues propres, et partout chaque chose rutile. Belle illusion qui ne trompe plus que ceux qui parviennent à se convaincre d'y croire. La lumière artificielle semble plus blafarde chaque jours. J'aimerai voir le soleil un jour, seulement il ne se montre plus depuis longtemps. Une ville qui se veut belle et charmante, et qui ne parvient plus à retenir l'abjecte crasse qui suinte d'elle.

Mais cet endroit déjà laid et oppressant n'est qu'une face, un seul côté de ce tout maudit par les dieux et perdu dans l'océan infini qui recouvre tout ici. Car de l'autre côté, la ville est sale.

Sale jusque dans ses plus profondes fondations.

Et ici, on ne mélange pas les gens biens avec la saleté. Cette gloire bancale est tout ce qu'il nous reste après tout, et trop la partager ne ferait que l'amoindrir, réduisant le peu dont nous devons déjà nous contenter. Alors nous la gardons pour nous. C'est bien plus simple.

La saleté, elle est là-bas. Je l'aperçois depuis ma fenêtre, et elle me donne la nausée, me révulse, me répugne plus que n'importe quelle autre chose. Mais heureusement elle reste loin, comme une légende, une créature surnaturelle qu'on ne peut atteindre et qu'on ne fait qu'imaginer. On la voit du coin de l'œil, mais on n'en a jamais une vision claire et nette. Jamais on ne parvient à la toucher du doigt, car toujours elle s'échappe. C'est un peu comme ça qu'est l'autre côté. Quelque chose de mystique, mais de familier à la fois. On en entraperçoit des bouts, quelques portions, les parties qu'elle désire nous montrer, vile créature presque lubrique qui se dévoile à des yeux qui se refusent portant à la regarder, restant clos avec obstination, mais cherchant à s'ouvrir quand personne ne les regardent pour contempler son spectacle plein de souillure.

Elle est là, partout, et nous vivons à ses côtés. Et pourtant, elle est comme invisible, et on l'oublierait presque.

Car au milieu de la ville serpente la palissade.

La grande palissade, faite de tout et n'importe quoi. Un amas de pierres, de béton, de ferraille, parfois elle se mue en un simple mur de planches brutes bardées de vieux clous plantés de travers. Aucune porte, aucune fenêtre. Pas infranchissable, loin de là, mais personne ne prend la peine de la surveiller. Pas de ce côté-ci en tout cas, et sûrement pas de l'autre non plus. Je pense. De toute façon, qui voudrait quitter ce havre de paix relative pour sombrer dans la fange jonchant le sol de l'autre côté? Et parmi les autres, qui serait assez fou pour croire qu'il pourrait se faire une place dans la lumière sale qui illumine les rues, lui qui vient de cette obscurité malsaine, de ces bâtiments aussi sinistres que le ciel plein de nuages d'un noir de suie qui défilent perpétuellement au-dessus de nos têtes? Non, aucun gardiens. Seulement un interdit. Le plus grand des tabous, à lui seul bien plus infranchissable que la plus haute des barrières.

La barrière. Je ne l'avais encore jamais vu d'aussi près. Elle était là, éloignée, quelque part dans un endroit où je ne pensais pas aller un jour. Une compagne dégoûtante dont la présence nous déplait mais à laquelle on s'habitue au fil du temps. Elle était loin. Oui. Jusqu'à la Disgrâce.

Je la regardais parfois depuis la seule fenêtre de la demeure familiale située au centre de la ville qui me permettait de l'apercevoir. Je me penchais sur le rebord, et je la voyais serpenter, loin, si loin de moi que je croyais qu'il me faudrait des jours et des jours de marche pour l'atteindre. Que jamais je n'en verrais plus que ce que j'en discernais depuis cette fenêtre.

Et me voilà juste à côté d'elle. Elle, grande dame de tout et de rien qui m'impose sa réalité de manière si violente, comme un coup de poing dans la figure. Je découvre le bâtiment qui sera désormais « chez moi ». Et il est ici, juste au pied du mur.

La Disgrâce m'a fait tomber bien bas. Elle m'a repoussé jusqu'à l'extrême limite. Là où sont ceux à qui il ne reste presque plus d'honneur. Sans le Tabou, on m'aurait sûrement jeté de l'autre côté. Car je n'ai plus rien. Les Géniteurs sont morts. Tué par le Sang Supérieur. Je suis l'Inférieur, et sans mes Géniteurs, je ne sers plus à rien. Et me voilà ici.

Je passe mon avant-bras devant la boite de contrôle. L'Implant réagit. Et la porte s'ouvre. Ainsi, c'est vraiment chez moi. La porte se referme, coulissant sans bruit derrière moi tandis que mon nouveau domicile s'offre à ma vue. Je retiens une grimace. Des escaliers. Même pas de plateforme de transport. Je me rappelle celle de la demeure des Géniteurs quand j'étais enfant. Rapide et silencieuse, j'aimais voir les étages défiler sous le sol transparent, toujours un peu effrayé de le voir s'éloigner ainsi de moi à une telle vitesse.

Je pose un pied sur la première marche. Je me serais presque attendu à l'entendre grincer. Ça ne m'aurait étonné qu'à moitié qu'on trouve encore du bois dans ces constructions destinées aux Disgraciés. Il faut croire que même pour eux c'est trop. Pour eux... Pour nous. Pour moi. Il y a peu de Disgraciés. Très peu. Je ne suis pas le seul, ça, je le sais, mais les autres sont quelque part, ailleurs, eux aussi au pied de la palissade.

Il paraît qu'on bouge. Pourtant, je n'en ai pas l'impression. Le paysage que je vois au fin fond de l'horizon est toujours resté inchangé. Une étendue d'eau, plate et morne. Immobile, uniforme. J'ai déjà entendu des gens raconter qu'ils avaient entendu le bruit des Moteurs, qu'ils les entendaient murmurer, les sentaient vibrer à certains endroits de la ville. Je n'ai jamais réussi à les croire. Jamais complètement.

Il paraît qu'ici, si nous sommes en sécurité c'est grâce à eux. Tant que les Moteurs tournent, nous survivrons. Les Moteurs, ces Dieux de fer enfouis, encore plus mystérieux que ce qui s'étend de l'autre côté. Des créatures gigantesques, énormes chats mécaniques ronronnant de bien-être et se prélassant dans une immense salle située quelque part sous nos pieds, entretenus et chouchoutés comme des pachas par les rares élus aillant l'honneur de les approcher. Les Moteurs sont un peu un tabou à eux tout seul, tout comme la palissade. Car sans eux rien ne nous attend à part la mort.

Nous sommes condamnés. Tout le monde le sait, et tout le monde sait l'ignorer. Une cruelle façon de vivre que chacun a fini par accepter. Nous n'y pouvons rien, à quoi bon lutter.

J'ouvre la porte et découvre ce qui est maintenant « chez moi ». Ma nouvelle Demeure.

Un ensemble sommaire. De quoi me nourrir, une zone d'accès au Réseau pour m'approvisionner et downloader des données pour mon Connectif. Le minimum nécessaire à ma survie. Rien de plus et rien de moins.

Une pièce où dormir. Une porte fenêtre qui coulisse aussi silencieusement que la porte d'entrée à mon approche. Et un balcon.

Un balcon, juste au-dessus de la palissade.

Un balcon qui la surplombe presque. Si je le voulais, je pourrais enjamber la rambarde et poser un pied sur cette barrière infranchissable pour ensuite sauter de l'autre côté. Si je le voulais. Mais qui voudrait une telle chose? Certainement personne. Le Tabou est encré en nous depuis toujours. Et il le restera jusqu'à la fin, plus haut et plus infranchissable que n'importe quel mur.

Je m'approche et m'adosse à la barrière, presque effrayé. En face, oui, juste en face de moi, un autre balcon. Presque le même. Mais quelque chose les différencie plus que ne le ferait n'importe quelle chose, quelque chose qui le rend immonde et putride, effrayant même. Il est de l'autre côté de la palissade. La maison d'un rebut. Un déchet.

Je fixe la vitre de la porte fenêtre avec un sentiment étrange de peur, de dégoût et de curiosité malsaine. Je prie pour que cet endroit soit vide. Il semblait l'être.

Sans que je ne puisse réagir, sans prévenir, ce ciel sale et morne surchargé de nuages noirs s'est effondré sur moi. Ça a été bref. Ou peut-être extrêmement long. Sûrement les deux à la fois. Un bout du temps qui s'est détaché, là, juste entre mon balcon et le sien. Un bout éclatant en mille morceaux en heurtant la palissade et me criblant d'éclats tranchants s'enfonçant douloureusement dans ma peau.

Un choc. Une tempête m'emportant et me terrassant.

Car devant moi se tient une créature de l'autre côté.

Les yeux grands ouverts, je le fixe. Et je ne comprends pas. Il me ressemble.

J'ai tout de suite quitté le balcon et j'ai fermé ma fenêtre avec violence, m'adossant à elle, reprenant peu à peu ma respiration. Rien que d'imaginer la présence d'un de ceux-là si près de moi me retourne l'estomac et je me retiens pour ne pas vomir.

J'ai besoin de repos. Et de me changer les idées. Je n'ai presque pas dormi depuis qu'un Juge a prononcé la condamnation du Sang Supérieur. Je n'ai plus personne et je me retrouve ici par sa faute. Et il n'est même plus là pour voir ma haine et ma rancœur.

Je me saisis du boitier noir posé sur la table basse transparente qui se trouve au milieu du salon miteux. Je sors le port de connexion et m'assoie avant de l'introduire dans le Connectif à l'arrière de ma nuque. Je mets la machine en marche. Et j'oublie. J'oublie cet endroit, cet être qui vit en face de moi, les morts qui ne sont plus là. Et je me laisse submerger par le flot d'informations qui me déconnecte de la réalité, agressant mon cerveau. Quand on y réfléchit, c'est un peu comme un viol qui serait volontaire, comme si je laissais ces impulsions électriques abuser de moi, m'attaquer, me détruire afin que ce qui m'entoure ne soit plus. Je suis dans le réseau, et la Palissade n'existe plus. Je peux commencer à oublier. La machine se déconnectera dans cinq heures. Alors, je retournerai à la vie morne et atroce qui sera maintenant mienne.

Mes yeux me brûlent, un peu comme si j'avais passé des heures à fixer un écran à la luminosité trop forte. Une douleur sourde vrille mon crâne, et je ne peux me lever tout de suite à cause des vertiges. Les inconvénients d'un port de connexion de mauvaise qualité. Je devrais m'y accoutumer si je ne veux pas sombrer dans l'ennui le plus total.

Je jette un coup d'œil à l'horloge digitale fixée au mur. Cinq heures. Très exactement cinq heures de connexion. Cinq heures d'oubli et d'inexistence où il n'y a plus ni bonheur ni malheur, où plus rien n'existe. Je pose la machine sur son socle de charge. Une petite lumière rouge brille, étrange œil lumineux qui me fixe où que j'aille. La sécurité s'est enclenchée, comme prévu. Je ne pourrais la réutiliser que dans au minimum quatre heures. Je me sens vidé, terrassé par le poids de tout les malheurs qui m'accablent.

Atterré, je découvre que le volet de la fenêtre de la chambre, celle qui donne sur ce maudit balcon, n'est pas automatique. Je m'affaire pour le baisser le plus vite possible, et je redouble d'efforts quand le seul coup d'œil que j'ose lancer vers l'extérieur me montre qu'il y a de la lumière à cette fenêtre faisant face à la mienne et dont je voudrais oublier l'existence.

OOOOOOOOOOOOOO

Le bois. Un matériau bien étrange, extrêmement utilisé de ce coté-ci. Et pourtant, pas le moindre arbre ne subsiste sur le continent. Il paraît que lorsque la grande séparation a été construite, ceux de l'autre côté nous ont jeté toutes les planches qu'ils avaient par-dessus le grand mur, pensant que ce matériau n'était pas digne d'eux, préférant se terrer dans leurs constructions en ciment et en béton bien confortable et hermétiques, les protégeant de notre présence et de ce monde qui ne veut plus que nous détruire jusqu'au dernier. Une bien étrange idée que de se sentir en sécurité. Ces gens-là sont bizarres, parqués comme des bêtes infâmes dans leurs quartiers éclairés. La lueur de leurs lampes se montre à nos yeux à la nuit tombée, pensant nous narguer, nous qui n'avons que quelques rares ampoules. Ils pensent qu'on les envie, qu'ils sont l'élite et nous les vagabonds vivant dans la crasse, rampant dans les immondices, conscients de notre infériorité.

Ils ont tort.

De ce côté, la vie paraît plus simple, et beaucoup moins cruelle. Je vis du mauvais côté, parait-il, et pourtant, je ne franchirai la barrière pour rien au monde. Parce que je ne trouverai rien de bénéfique là-bas, et parce que le grand Tabou me l'interdit. La barrière est une chose à laquelle on ne touche pas. Quelque chose de sacré, de grand et d'éminent, et dont on sait qu'on ne doit pas franchir sous peine d'un quelconque châtiment divin. C'est ridicule, surtout quand on sait que les Dieux nous ont abandonnés depuis bien avant la Grande Tempête, Mère de la dévastation. Il paraît qu'en ce temps là, la terre s'est ouverte sous les pieds de nos ancêtres. Les océans sont sortit de leur lit millénaire et ont avalé la Terre, se délectant d'elle et la faisant disparaître.

Mais quoi qu'il en soit, c'est plus fort que moi, plus fort que nous tous. La barrière est là, et nous n'y touchons pas.

Et pourtant, elle m'a toujours étrangement attiré. Quand j'étais petit, je m'imaginais qu'un jour je grimperai sur cette barrière, et qu'après, je monterai encore plus haut, jusque dans la demeure des Juges, et que je changerai cette vie. C'était mon rêve, l'espoir qui me faisait avancer. Et il s'est brisé de lui-même. Oui, il a éclaté en mille morceaux le jour où j'ai finalement compris qu'attendre quoi que ce soit de cette vie était inutile. Il n'y a d'avenir pour personne, et nous savons tous au fond de nous que seule la mort nous attend.

Mon rêve est parti en fumée, mais pour ne pas totalement l'oublier, je suis venu m'installer ici, au plus près de cette créature imposante et insolente, pour me souvenir que je voulais monter plus haut qu'elle et voir l'horizon qu'elle m'a toujours caché.

L'horizon. Il n'offre rien lui non plus. Le continent s'en approche, et lui s'éloigne toujours plus. Le continent... Cet esquif de ferraille sur lequel nous vivons. On dit que parfois, il s'effrite. C'est une rumeur, du moins je l'espère. J'ai entendu quelqu'un raconter que là-bas, loin derrière la ville, dans un endroit où personne ne va jamais, des bouts de terre et de fer se détachent et partent à la dérive avant de s'enfoncer dans les profondeurs noires et gelées de cet océan qui recouvre toute chose.

Il a plu hier. J'aime l'odeur de bois mouillé qui émane des escaliers extérieurs de l'immeuble que j'ai investi. C'est un endroit que j'apprécie beaucoup. Il est calme et simple, isolé, mais pas très loin de la place de la ville quand on sait quel chemin prendre. Et surtout, il est situé à côté de cette grande et ignoble dame. Ça fait longtemps que j'occupe les lieux. Depuis que je suis en âge de m'occuper de moi tout seul. Depuis que j'ai été assez grand pour comprendre que j'étais un bien trop lourd fardeau pour les épaules de l'homme qui m'a élevé à la mort de mes parents. Je suis bien installé. Bien sûr, ça ne vaut pas les si splendides demeures de ces prétentieux de l'autre côté, mais c'est ma maison. Et elle le sera jusqu'à ce que la Fille de la Dévastation vienne terminer le travail inachevé de sa mère.

Il pleut souvent ces derniers temps. Le ciel est perpétuellement recouvert d'énormes nuages noirs qui nous menacent de là-haut, comme si une tempête se préparait depuis des années et des années afin d'être sûre d'engloutir tout ce qui reste encore ici. La Fille sera cruelle quand elle s'éveillera.

J'hésite un instant puis repose le module de connexion que je m'apprêtais à utiliser. La dernière fois que je l'ai branché sur mon connectif, j''ai été tellement mal que j'ai vomi. Ce sont de vieux modèles, et les ports servant au branchement sont dans un piteux état. Plus personne ne les utilise car il est de notoriété publique qu'ils sont plus dangereux pour la santé qu'autre choses. J'ai voulu essayer, « juste pour voir ». Quelle idée lumineuse... La prochaine fois, je réfléchirai avant d'agir. C'est ce que je me dis toujours en tout cas, mais je n'y pense jamais.

Je regarde par la fenêtre et soupire. La pluie tombe fort sur le sol. Pas un temps à courir dans les rues. La Souche attendra. J'irai faire ma visite demain. Je regarde une dernière fois la pluie qui s'abat sur les vitres de mon appartement, puis je me dirige vers la petite étagère qui me sert de bibliothèques. Les livres jouissent du même statut que le bois. Ils sont impurs. Les gens de là-bas ont des ports de connexion performants, ils n'ont nul besoin de s'abimer les yeux sur des pages jaunies et parfois détrempées. Le contenu des livres perdus inonde leurs cerveaux, pénétrant par le connectif et les submergeant avec les connaissances noircissant ces pages oubliées.

Je tourne une page. Puis une autre. Et je m'oublie. A tel point que je n'entends pas que le martèlement sourd des gouttes sur les carreaux a cessé. L'après-midi s'étire lorsque je repose enfin l'ouvrage. Je le connais par cœur. Les livres sont rare, et je suis obligé de relire les mêmes. Voyant que la pluie s'est retirée je décide de sortir pour profiter de l'odeur du bois et du goudron mouillées. L'odeur de la ville sous l'averse. Je vais vers la chambre, désireux de m'adosser à ce balcon qui me permettrait presque de toucher la grande dame. Et c'est là que je l'ai vu.

Un banni, rejeté par le centre et repoussé à la limite.

Je me suis crispé sans même le remarquer. C'est un choc. Un peu comme si on avait oublié depuis des années et des années que l'on pouvait simplement voir ceux de derrière la palissade. Comme s'il était devenu improbable qu'ils soient comme nous, qu'ils nous ressemblent. Il est là, adossé à la balustrade. Mon cœur se serre et je ne comprends pas.

Je l'observe.

Et il me voit.

Avant que je n'ai pu réagir, il disparaît derrière la porte fenêtre qui se ferme violemment.

Je n'ai pas dormi de la nuit, obsédé par sa présence si proche et pourtant lointaine, et par son image. Je ne l'ai vu que brièvement, mais mon cœur a bondi et s'est emballé. Je n'ai pensé qu'à lui, il a hanté les rêves que j'ai fait durant les quelques moments où j'ai réussi à m'assoupir. Je me demande si je le reverrai. Demain, j'irai voir la Souche, et je lui demanderai qu'il revienne sur ce balcon, juste en face du mien. Car je veux le revoir. Je ne peux pas l'expliquer, je ne comprends pas, et je ne cherche pas à le faire. Je sais simplement que je me sens attiré par lui et par cet interdit qui régit nos vies à tous.

Je me tourne encore et encore dans mon lit, ne pensant qu'à cette étrange rencontre. Je l'ai trouvé beau. C'est idiot, je le sais, mais son visage ne me quitte pas, même si je n'ai pu le voir que quelques secondes, je sais que je ne l'oublierai pas. C'est à l'aube que je vais réussir à dormir un peu, ne voyant que lui dans mes rêves, poussé par cette étrange fascination qui s'est emparée de moi, plein de cette douce fièvre qui me pousse à vouloir toucher l'interdit du bout du doigt.

Je me suis levé, épuisé et fébrile, encore plein du souvenir de mes rêves. Mon estomac est noué et léger à la fois à l'idée que je vais peut-être le revoir. A demi perdu dans mes pensées, je prends une douche et m'habille. Puis je sors, et je m'en vais voir la Souche.

Je connais le chemin par cœur, je pourrais presque y aller les yeux fermés. Quelques visages familiers sont là, mais nous n'échangeons pas un seul mot. On ne parle pas en présence de la Souche, sauf pour l'honorer de nos prière. Elle se fiche de nos bavardages inutiles, et ne nous ne les lui imposons pas.

A chaque fois que je la contemple, elle me semble plus belle que la fois précédente, plus belle que jamais. Ce matin, elle est particulièrement sublime. Parée de quelques gouttes de pluie décorant les quelques feuilles qui poussent encore sur elle, elle est resplendissante. Elle est importante pour nous tous, c'est notre dernier symbole d'espoir. Le dernier arbre vivant encore, une souche gigantesque dont les racines sont profondément plantées das la terre, le fer et le goudron, s'étalant partout sur la place circulaire. La Souche est notre protectrice, le signe que quelque chose de beau peut encore vivre sur cette terre désolée qui ne veut plus de nous.

Alors que je lui murmure doucement une prière qui n'est destinée qu'à elle, j'entends les gens qui m'entourent faire de même. Nous lui donnons tout l'amour possible, espérant qu'elle nous aime en retour et qu'elle continue à vivre. Avant de m'en retourner chez moi, je lui chuchote quelques mots qui se sont transformés en prière à force d'être répétés, comme un sort, un talisman qui nous aiderait à croire que nous serons sauvés un jour. « Que la Mère de la Dévastation ait pitié de nous ».

Alors que je marche vers mon chez moi, je suis empli de volonté, habité par une idée fixe qui ne me quitte pas. Quand je serai arrivé, j'irai sur le balcon, et je l'attendrai, lui qui vit en face, derrière la palissade.

OOOOOOOOOOOOOO

Je suis couché depuis plusieurs heures, et je ne dors pas. Car je sais qu'il est là-bas, à quelques mètres. Et son existence me trouble. Un être inférieur, un rebut de l'existence, et il vit en face de ma fenêtre. Je ne peux m'en empêcher, dès que je ferme les yeux et que le sommeil commence à me gagner, des cheveux blonds et des yeux d'un bleu improbable commencent à me hanter. Je me retourne une fois encore dans mon lit peu confortable, je repousse les draps, les remonte, pour les pousser à nouveau au fond du lit. Le sommeil ne vient pas. Seul le souvenir furtif de son visage s'impose à moi et refuse de me quitter.

Épuisé, je me suis levé avec les premiers rayons de l'aube. Insister ne servait à rien. Je jette un coup d'œil au module de connexion encore posé sur la table. Son unique œil rouge et menaçant n'est plus à présent qu'une légère lumière verte qui m'appelle, se voulant tentatrice. Je détourne mon regard avec dégoût.

Le café que je me sers à un goût sale et infect, mais je le bois sans même y penser, oubliant la saveur qui me rappellerait presque de la vase stagnant dans une flaque. L'excitation étrange qui m'a habité toute la nuit se refuse à me quitter, trop heureuse de me torturer. Le temps me semble long, et je suis dans l'attente d'une chose, bien que je me refuse à l'avouer. Je l'attends. Lui. Mais je n'ose pas.

J'ai beau me dire que je devrais me lever et retourner sur ce balcon maudit, je n'y arrive pas. Mais je suis dévoré par l'envie de le faire.

Une envie incompréhensible, malsaine et dégoûtante, contre nature même, qui lutte contre la peur et l'angoisse qui m'étouffent à l'idée que je vais me retrouver à nouveau devant quelqu'un de l'autre côté. Je le veux et le rejette avec la même force. Un attrait et un dégoût pour ce Tabou qui restreint et dirige nos vies chaque jour.

La journée s'étire et je n'ai pas bougé. Torturé, je pense, je réfléchis et retourne le problème dans tous les sens, tournant en rond inlassablement. « J'en ai envie », « C'est interdit », « C'est peut-être pour ça que j'en ai envie ». « Il vient de là-bas, derrière la palissade ». « Son visage refuse de s'en aller ». « Je pourrais regarder, juste un petit peu », « Je sais que je n'en ai pas le droit ». « Regarder n'est pas interdit ».

Mes pensées s'opposent et s'entrechoquent dans un combat de titan, elles se déchirent, se superposent, tentent de se détruire et s'emmêlent dans le champs de bataille qu'est devenu mon esprit. L'affrontement continue, s'étend, et l'avantage change souvent. Puis il se précise. Un courant se déverse sur l'autre, le noyant, l'étouffant sans pitié et me faisant perdre la tête.

Presque tremblant je me lève. Je veux le voir. Malgré le Tabou, malgré la Palissade, j'ai besoin de revoir ces yeux et ces cheveux d'une teinte irréelle, impossible à imaginer dans ce monde froid et continuellement gris. La chambre est plongée dans le noir. J'hésite devant le volet obstruant la fenêtre. Puis je me décide. Je dois le faire si je veux retrouver le sommeil cette nuit. Le plastique usé monte doucement, et la lumière du jour, toujours aussi triste et blafarde, pénètre peu à peu dans la pièce presque vide aux murs d'un blanc douteux. Le volet monte, petit à petit, et mon balcon m'apparait. Il se dévoile à moi, jusqu'à me découvrir la balustrade qui l'entoure. Puis je vois le vide, et le mur de la grande dame, toujours là, qui nous surveille de son oeil multiple et torve. Et enfin, l'objet de l'interdit. Une autre rambarde faite d'un bois mangé par les termites ou en train de simplement pourrir sous l'effet de l'humidité. Un sol de béton semblable au mien.

Et puis des pieds, et des jambes. Des mains tenant fermement ce bois humide. Des bras et un torse. Une bouche. Les premières mèches de cette couleur que devait avoir le soleil quand il se montrait encore à nous, pauvres maudits, avant que la Mère ne veuille nous détruire. Et ces yeux.

La porte fenêtre s'ouvre sans que je ne me rappelle l'avoir poussée, et je suis en face de lui. En face de celui dont le visage a rempli ma nuit sans sommeil, pleine d'images et de réflexions étranges sans que je ne parvienne à comprendre. Il m'a hanté encore et encore, et maintenant il se trouve là.

Je crois que j'ai peur. Peur de l'interdit, de la grande dame, de ce que je suis en train de faire. JE réfléchirais plus tard. Lui, il ne bouge pas, ne prononce pas un mot. Et je fais de même, de peur que le Tabou ne se réveille et ne vienne me punir, qu'il ne devienne palpable, vivant, créature de folie planant ses dents dans la chair de tout ceux qui le bravent.

Nous sommes là, tout simplement.

Et nous nous observons, là, au-dessus de la palissade.