Hem, hem... Je vous entends d'ici : "Comment ? Encore une histoire ?"... Oui, encore une histoire. Franchement, je ne sais pas ce qui m'arrive ces derniers temps, mais je n'arrive pas à m'arrêter d'écrire. Ce qui est légèrement embêtant, parce que j'ai une vie en dehors de Star Trek. (Si, si, je vous jure.) Je suis désolée de commencer des tas de fics avant d'en finir une, mais je vous promets que je les terminerai toutes. Celle-ci sera constituée de deux chapitres seulement. L'idée m'est venue à cause de Baudelaire, que je vais étudier avec mes élèves, et dont le poème "L'horloge" est cité in extenso dans cette fiction, par petits bouts. Pour ceux qui n'auraient pas vu "For the world is hollow and I have touched the sky", je rappelle que dans TOS, McCoy est atteint d'une maladie incurable, appelée xénopolycythémie. (Donc, attendez-vous à quelque chose de pas très fun, voire carrément angst. Que voulez-vous, on ne se refait pas.) Le titre de ce chapitre vient de l'antiquité romaine - en latin, "souviens-toi que tu es mortel" -, formule répétée par un esclave à l'oreille des généraux au moment de leurs triomphes, afin de leur rappeler que toute chose sur terre (et dans l'espace, par extension) passe, même lorsque l'on a atteint le sommet de la gloire...

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Memento mori

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Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,

Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !

Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi

Se planteront bientôt comme dans une cible ;

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Les yeux du médecin se posèrent pour la centième fois sur le tricordeur, qui affichait (sans surprise) toujours les mêmes conclusions. McCoy soupira et se versa un nouveau verre. Il avait décidé de boire jusqu'à ce qu'il ne puisse plus lire les chiffres sur l'écran, ou jusqu'à ce qu'il ne soit plus capable d'en comprendre le sens. Etant donné qu'il en était à son cinquième verre (bien tassé) de whisky, il estimait qu'il était sur la bonne voie.

Trois mois, lui chuchotait en continu une horrible petite voix suraiguë.

Il ferma les yeux, refusant d'imaginer ce qu'allaient être ces trois mois. Il lui faudrait démissionner, bien sûr, annoncer la nouvelle à tout le monde, quitter le vaisseau…

Quitter le vaisseau. Cette simple idée lui semblait tout bonnement inconcevable. L'Enterprise n'était pas un simple vaisseau. L'Enterprise était sa vie, et ce depuis plus de dix ans. Leur deuxième mission quinquennale allait s'achever dans dix-huit mois à peu près. Il aurait aimé terminer l'aventure avec les autres. Il lui était extrêmement difficile d'imaginer qu'il allait volontairement laisser derrière lui tous les gens qu'il aimait.

Trois mois.

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Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon

Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse

Chaque instant te dévore un morceau du délice

A chaque homme accordé pour toute sa saison.

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Le son de l'alarme à sa porte le ramena brusquement à la réalité. Il se demanda, non sans une certaine angoisse, qui pouvait bien se présenter à ses quartiers à cette heure avancée de la nuit – si tant est que l'on puisse parler de nuit dans cet espace sans début ni fin ni temps. Quoi qu'il souhaitât une urgence médicale qui aurait pu le détourner de ses propres préoccupations, il savait pertinemment que cela ne pouvait être le cas. Jim, peut-être ? Bones espérait de tout cœur que non, car il ne se sentait pas capable de faire face maintenant à son meilleur ami sans s'effondrer. Essayant de regagner une contenance, il se leva et alla ouvrir la porte.

Et lorsque son regard croisa celui de Spock, il se souvint.

- Merde, fut tout ce qu'il trouva à dire.

- En effet, répondit le premier officier, les mains derrière le dos, dans une position militaire irréprochable, une imperceptible tension contractant ses traits.

Spock était agacé, traduisit McCoy. Irrité. Enervé. Frustré. En onze années de fréquentation quasi quotidienne, il avait fini par devenir presque aussi doué que Jim et Nyota pour la traduction Spock/standard. Mais il ne pouvait décemment pas le blâmer pour ces émotions typiquement humaines, parce qu'il avait merdé bien comme il fallait sur ce coup-là.

- Je suis désolé, Spock, s'empressa-t-il de dire, j'ai… oublié. Je n'ai pas d'excuse.

Il ricana intérieurement en prononçant – pourtant de façon parfaitement sincère – cette phrase. Non, il n'avait pas d'excuse, parce qu'il avait promis au gobelin de l'assister pour une expérience biochimique délicate et importante. Il avait promis d'être au laboratoire numéro 9 à 21h30. Et il était presque minuit.

- J'ai expliqué à Rodriguez, Johnson et Wylah que vous étiez souffrant.

Trois mois, murmura l'insidieuse petite voix.

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Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix

D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,

Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

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Bones fit un effort pour réagir comme le docteur McCoy avait l'habitude de réagir face au Vulcain : il porta la main à son cœur, dans un geste faussement choqué.

- Quoi ? Vous, Spock, vous avez menti ?! Non, je n'y crois pas…

- A vous de me le dire, docteur, répondit tranquillement Spock. Car si vous n'étiez pas souffrant, je serais curieux d'entendre les raisons pour lesquelles vous ne vous êtes pas joint à nous.

McCoy jura intérieurement. La perspicacité du premier officier ne l'arrangeait pas. Il se demanda quelle était la méthode la plus efficace pour se débarrasser du Vulcain, et choisit la plus directe : la sincérité, avec une bonne dose de provocation bien humaine. Il laissa un sourire insolent flotter sur ses lèvres et, s'effaçant légèrement pour permettre à Spock de jeter un coup d'œil dans ses quartiers, désigna la table avec la bouteille encore à moitié pleine :

- J'étais en train de boire, dit-il avec une certaine impertinence. Vous voulez vous joindre à moi ?

Leonard était certain qu'une telle phrase mettrait Spock encore plus en colère, parce que s'il était déjà inconcevable pour le premier officier de négliger son devoir, il était encore plus impardonnable de le faire pour une raison aussi peu valable. N'importe lequel de ses supérieurs l'aurait réprimandé et laissé là.

Mais Spock acquiesça brièvement et pénétra dans ses quartiers.

- Attendez, vous vous foutez de moi ? demanda-t-il en se retournant vers le Vulcain pendant que la porte se refermait derrière eux avec un léger chuintement.

Spock leva un sourcil.

- Aurais-je mal interprété votre phrase ? Ne venez-vous pas de m'inviter à partager un verre avec vous ?

Bones se sentit suffoquer. Pourquoi maintenant ?

- Spock, dit-il avec toute la nonchalance dont il se sentait capable, ça fait des années que je vous propose de venir boire un verre avec moi régulièrement – autre chose que votre thé vulcain – et ça fait des années que vous refusez.

Trois mois.

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Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)

Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !

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- Le changement est le processus essentiel de toute chose, répondit le premier officier avec calme.

- Vous ne m'engueulez même pas pour ne pas m'être présenté à mon poste au labo 9 ? insista McCoy.

Le Vulcain, qui le fixait avec une intensité rare, se contenta de répondre :

- Je pourrais. Comme je pourrais vous reprendre pour les erreurs que vous avez accumulées durant ces deux derniers mois en tant que médecin en chef, et que j'ai corrigées avant que vos rapports ne parviennent à nos supérieurs.

Bones se figea et déglutit péniblement pendant que Spock reprenait, impassible comme à son habitude :

- Le capitaine a également remarqué un changement dans votre attitude générale. Comme cela coïncide avec la catastrophe de Deneva, nous avons tous les deux pensé que vous aviez peut-être du mal à surmonter le stress de l'événement…

Le médecin ricana. Deneva avait été une horreur, en effet. Il avait eu du mal à s'en remettre, et lui-même avait mis sur le compte du stress les symptômes qui avaient commencé à apparaître juste après – maux de têtes, troubles de la vision, insomnies, soudaines montées de tension…

Eh bien, il avait eu tort, comme Jim et Spock avaient tort. Mais le premier officier venait de lui offrir sur un plateau d'argent la parfaite excuse à son comportement.

- Excusez-moi de ne pas être suffisamment Vulcain pour classer en une heure la mort de plusieurs milliards de personnes, comme vous l'avez certainement fait.

Les yeux de Spock se rétrécirent imperceptiblement.

- Et cela justifie-t-il que vous choisissiez de détruire votre santé en vous enivrant régulièrement ? demanda-t-il de son ton le plus froid.

Trois mois, trois mois, trois mois…

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Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.

Le jour décroît la nuit augmente, souviens-toi !

Le gouffre a toujours soif la clepsydre se vide.

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Cette phrase fut la goutte d'eau proverbiale. McCoy explosa.

- Ma santé n'a pas besoin de ça pour être détruite !

Il s'arrêta, comme paralysé. Il n'avait pas eu l'intention de le dire de cette façon. Il n'avait pas eu l'intention de le dire du tout, s'il devait être honnête. En face de lui, le Vulcain s'était raidi encore davantage.

- Docteur, comme vous autres humains avez coutume de le dire, « vous en avez trop dit ou pas assez ».

Oh, et puis merde, il l'a cherché, après tout, pensa le médecin, presque soulagé de pouvoir reporter sa colère sur son intelocuteur.

- Spock, je vais mourir, répondit Leonard agressivement. Dans trois mois. Je pense que j'ai bien le droit de boire un peu pour faire passer la nouvelle.

Il se produisit alors un événement fascinant. Spock ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose, mais il resta bloqué dans cette position légèrement ridicule, qui lui donnait l'apparence d'un poisson hors de l'eau.

- Spock, arrêtez de me regarder comme ça, demanda McCoy après environ une minute de silence, ça devient flippant.

- Vous allez mourir dans trois mois, répéta le premier officier de sa voix inexpressive. Expliquez.

Le dernier ordre avait été donné de façon sèche, presque brutale, et Leonard en déduisit que c'était la façon qu'avait Spock de réagir à la nouvelle inattendue.

- Il y a peu de choses à expliquer, soupira le médecin, toute colère envolée comme par miracle. Je suis atteint de xénopolycythémie. Probablement depuis un certain temps, mais je ne m'en suis rendu compte que ce matin, après un examen.

- Votre santé a décliné depuis deux mois, déclara Spock, toujours durement.

McCoy acquiesça. A ce stade de la discussion, il ne faisait pas confiance à ses propres cordes vocales.

- Avez-vous… avez-vous interrogé vos confrères pour trouver un remède ? demanda le Vulcain, et l'hésitation dans sa voix était presque plus choquante que la rudesse qui l'avait précédée.

- Il n'y a pas de remède, Spock, répondit doucement Leonard. Vous le savez aussi bien que moi. Il me reste trois mois à vivre, que ça vous plaise ou non.

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Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,

Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,

Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),

Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

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Son interlocuteur rejeta brusquement la tête en arrière, comme s'il ne pouvait pas supporter d'entendre ces mots, mais il ne répondit rien. Evidemment, Spock savait que la xénopolycythémie ne pouvait pas être guérie. Spock savait tout, de toute façon.

- Donc, si vous voulez bien m'excuser et me laisser continuer ce que j'avais si brillamment commencé… ? ironisa McCoy.

Il savait que ses propres mots sonnaient faux, qu'il ne pouvait tromper personne. Il se sentait glacé des pieds à la tête et il se rendit compte, avec une certaine surprise, qu'il tremblait sans discontinuer. Spock fit un pas vers lui et tendit une main hésitante.

- Leonard, je…

Et brusquement ce fut trop. Il avait passé la journée à faire semblant, à esquiver, à éviter, mais maintenant il lui fallait se rendre à l'évidence. Il avait peur, non, il n'avait pas peur, il était terrorisé. Il avait eu envie de hurler toute la journée, et il avait gardé emprisonné en lui tous les cris, souriant à ses patients, plaisantant avec les infirmiers…

Le premier sanglot l'horrifia. Il n'allait pas pleurer devant Spock, quand même ! Il essaya de se contrôler, se raidit, serra les dents, ferma les yeux. Peine perdue, les larmes coulaient à flots et sa poitrine se soulevait et retombait malgré lui dans un mouvement saccadé. Il sentit son cœur qui se mettait à battre furieusement dans ses tempes. Sa vision s'obscurcit.

Est-ce que tout ne serait pas plus simple s'il mourait là, maintenant, dans cette cabine ? Ainsi, il n'aurait pas à quitter l'Enterprise, à dire adieu à tout le monde, à…

- Leonard, respirez.

La voix de Spock était pressante, urgente, impérieuse – oui, oui, il savait qu'il devait respirer, mais même cette action était au-dessus de ses forces à cet instant. Une main se posa sur son poignet pour le soutenir, et il s'affaissa sans honte dans les bras du premier officier. Ce dernier sembla hésiter un moment, mais McCoy le serra contre lui, pleurant sans retenue.

Il ne voulait pas mourir. Merde, il était trop jeune ! Il avait encore des milliers de choses à faire. Il ne voulait pas mourir. Il avait toujours pensé que lorsque la mort viendrait, il l'accueillerait calmement, parce qu'en tant que médecin, il savait que la mort est souvent injuste et qu'elle vient vous rendre visite au moment où vous vous y attendez le moins. Comme il s'était trompé ! Il n'était pas différent des autres, ni plus sage, ni plus résigné, il était tout aussi terrifié que n'importe qui, tout aussi révolté à l'idée de quitter tout ce qu'il connaissait et aimait. Les bras de Spock s'étaient refermés, hésitants, dans son dos, et maintenant il s'accrochait au Vulcain comme si sa vie en dépendait, tout en sachant que ce n'était pas le cas – sa vie dépendait du compte de globules rouges dans son sang, et…

Il ne voulait pas mourir.

Mais il allait mourir.

- Leonard. Essayez de vous calmer.

McCoy rit au milieu de ses larmes. J'essaye, Spock, je vous jure que j'essaye, voulut-il dire, mais il ne parvint pas à articuler le moindre mot. Il continua à pleurer, sans pouvoir s'arrêter. Trois mois, trois mois, trois mois, ces deux mots tournaient en boucle dans son esprit, et, par contamination, probablement dans l'esprit de Spock, dont la main glacée effleurait involontairement la peau du médecin. Leonard voulut se dégager de l'étreinte désespérée qu'il avait initiée, mais une partie de son esprit s'y refusait absolument. Il avait besoin de quelqu'un pour le soutenir, et pas seulement physiquement.

Meurs, vieux lâche, il est trop tard.

Le bruit de la porte qui s'ouvrait perça les ténèbres qui obscurcissait son esprit, et il sentit le corps de Spock se tendre contre le sien tandis que retentissait dans son dos une voix joviale :

- Eh bien, messieurs, ce n'était pas très gentil de ne pas m'inviter !

McCoy soupira. James Kirk avait toujours eu un épouvantable sens du timing.