Edo, an 1615

Dans le froid glacial d'une nuit d'hiver, une troupe d'hommes à cheval et en armures escortait en silence une carriole richement décorée. Leur chef, tête nue dévoilant une impressionnante queue de cheval tombant plus bas que la croupe de sa monture, jetait de fréquents coups d'œil autour de lui, comme craignant une attaque alors qu'ils traversaient cette forêt peu hospitalière. Soudain il s'immobilisa, provoquant l'arrêt complet de l'intégralité de l'escorte.

- Capitaine ? risqua à mi voix le soldat le plus proche de lui.

Mais sans parler, l'interpellé lui fit signe de se taire. Ses sens aiguisés l'avaient averti d'un danger imminent qui échappait visiblement au reste de la troupe. Toujours sans mot dire, il mit pied à terre et tira son sabre qui glissa hors de son fourreau dans un léger crissement métallique. Mais malgré sa discrétion, il n'eut le temps de faire que trois pas avant qu'un groupe d'inconnus leur saute littéralement dessus.

- Protégez Son Altesse ! ordonna le capitaine qui se défendait contre pas moins de trois hommes.

Aussitôt les soldats qui le pouvaient formèrent une barrière de défense autour de la carriole, mais les assaillants étaient nombreux, bien entraînés et surtout déterminés. Les hommes se défendaient comme des lions, mais le sang ne cessait de couler et les vies de s'enfuir des corps mutilés qui tombaient les uns après les autres.

Un regard à sa troupe fit comprendre au capitaine Okura qu'ils étaient numériquement inférieurs à leurs ennemis. Il n'était pas assez fou pour risquer la vie de celui qu'ils protégeaient, alors bien qu'il n'aime guère cela, il dut admettre que la meilleure solution était parfois la fuite pure et simple. Comme en cet instant. L'homme conduisant la carriole ayant été tué dès la première minute de l'assaut, il bondit à sa place, poussa son corps sans remord, puis fouetta les chevaux pour qu'ils partent au triple galop.

A présent seul rescapé de son escouade, il savait que les chances de réussite de sa mission étaient presque nulles, mais il se devait de faire tout ce qu'il pouvait même s'il devait y laisser la vie. Mais leurs ennemis étaient tenaces, ils le suivirent, bien décidés à éliminer d'un seul coup la menace que représentait ce capitaine bien trop entraîné et le prince héritier qu'il protégeait.

A toute allure, la carriole conduite par le courageux soldat traversa l'inquiétante forêt, mais s'arrêta brusquement, chevaux cabrés et hennissants, après plusieurs centaines de mètres, car un profond précipice donnant sur un lac en contrebas leur barrait la route. Le capitaine Okura savait qu'une telle chute pouvait les conduire à la mort, lui et son précieux maître, mais il n'avait qu'une minute pour se décider : mourir ici en se défendant dans une manœuvre désespérée ou tenter le tout pour le tout e sautant de cette falaise avec son protégé.

- Votre Altesse, je suis navré mais je n'ai pas le choix, dit-il en entrant dans le petit habitacle dans lequel se terrait, terrorisé, une enfant d'une dizaine d'années.

- Capitaine Okura fit le jeune prince d'une voix tremblante.

- Nous allons nous en sortir, faites-moi confiance, dit encore le soldat en tendant la main au garçon dans un sourire qui se voulait rassurant Vous êtes très courageux Sa Majesté serait fière de vous.

Celui-ci la prit et l'homme sortit avec lui dans les bras, juste au moment où les ennemis débouchaient à leur hauteur.

- Les voilà ! Tuez-les !

Sans perdre une seconde, le soldat sauta alors de la falaise, l'enfant étroitement serré contre lui, lui faisant rempart de son propre corps.

La chute sembla durer une éternité avant que tous deux ne percutent la surface dans une grande gerbe d'eau et ne s'y enfoncent profondément, entraînés par le poids de l'armure du soldat.

- Un homme et un enfant sont tombés dans le lac ! s'écria soudain une femme, paniquée.

- Quoi ?! Coupez ! s'exclama alors le réalisateur, interrompant brusquement la scène de bataille qu'ils étaient en train de tourner.

Tous les membres de l'équipe s'entreregardèrent puis, comme un seul homme, se précipitèrent à l'endroit indiqué. Arrivé sur place avec le reste de la troupe, l'un de ses membres plongea immédiatement pour secourir les deux infortunés. Bon nageur, il les atteignit rapidement, mais lutta pour les remonter car l'armure dont était habillé l'homme le rendait encore plus lourd, mais il y parvint malgré tout et les hissa sur la berge, avant de s'assurer qu'ils respiraient toujours. De fait, l'homme entrouvrit les yeux alors que son sauveteur allait se pencher et un nom franchit ses lèvres.

- Toranosuke-san… murmura-t-il dans une ombre de sourire avant de perdre connaissance.

Une maquilleuse s'empressa d'appeler les secours, alors que le réalisateur, encore sous le choc, s'adressait à celui qui avait plongé.

- Vous le connaissez, Taguchi-san ?

- Non pas du tout, je ne les ai jamais vus. Il me confond avec quelqu'un.

- En tout cas, impossible de continuer à filmer aujourd'hui. Vous êtes dans un bel état pour un général…

C'était vrai. Entre ses cheveux mi longs qui lui tombaient dans les yeux malgré sa courte queue de cheval ; le tissu de son costume qui, trempé et boueux, collait à sa peau comme s'il était moulé dessus, ses bottes intégralement remplies d'eau et les plaques de son armure en résine, dégoulinantes, Taguchi Junnosuke, cascadeur de son état, n'avait pas très fière allure en cet instant

- Désolé…

- Ne vous excusez pas. Vous leur avez probablement sauvé la vie. Changez-vous et rentrez chez vous prendre une bonne douche chaude. Il ne faudrait pas que vous tombiez malade, nous n'avons personne pour vous remplacer.

- Très bien, acquiesça-t-il en s'inclinant.

Il s'apprêtait à repartir vers la caravane qui servait de loge pendant les déplacements, lorsqu'il vit arriver l'ambulance. Inquiet pour l'homme et l'enfant, il demanda à les accompagner à l'hôpital avant même de se soucier de lui et partit donc avec le véhicule.

Une fois aux urgences, les miraculés furent immédiatement pris en charge par le personnel et Junnosuke, à qui on avait donné une couverture de survie, s'assit pour attendre des nouvelles.

Un moment plus tard, un médecin s'approcha de lui.

- On me dit que c'est vous qui les avez sauvés.

- Oui. Comment vont-ils ?

- Vous avez agi à temps. Nous avons pu extraire toute l'eau de leurs poumons et l'enfant n'a rien, il dort pour le moment. L'homme en revanche présentait de nombreuses blessures assez graves qu'il a fallu nettoyer et suturer, ainsi qu'un certain nombre de cicatrices.

- Graves ? Mais le fond du lac est constitué de sable, alors comment est ce que…

- Je pense que ces blessures sont antérieures à sa chute dans le lac. Elles s'apparentent plus à des coups de couteau ou d'une quelconque arme tranchante.

- Il a du tremper dans des affaires pas nettes et tenter de s'enfuir avec son fils… murmura le cascadeur pour lui-même.

- Connaissez-vous son identité ?

Junnosuke secoua la tête.

- Je ne l'avais jamais vu avant de le sortir de l'eau, répondit-il pour la seconde fois.

Du reste, s'il l'avait déjà rencontré, le jeune homme s'en serait souvenu, car on ne pouvait pas oublier un visage d'une telle beauté.

- C'est ennuyeux, il va falloir faire une enquête.

- Il n'avait pas de papiers sur lui ?

- Aucun.

- Sensei ! s'écria soudain une infirmière en courant vers eux. Le patient habillé bizarrement, il s'est réveillé et… il délire ! Venez vite !

Soudain inquiet, le médecin se précipita et, sans comprendre pourquoi, Junnosuke lui emboîta le pas.

A leur entrée, l'homme demandait en effet assez vivement des nouvelles de quelqu'un qu'il appelait "Son Altesse" et réclamait ou plutôt exigeait qu'on lui rende ses armes.

- Toranosuke-san ! s'exclama-t-il pour la seconde fois en apercevant le cascadeur. Je vous en prie, dites à ces manants combien il est important que je m'assure…

- Ecoutez, l'interrompit Junnosuke, je ne sais pas avec qui vous me confondez, mais vous vous trompez de personne. Je m'appelle Taguchi Junnosuke et je ne vous avais jamais vu de ma vie.

- Junnosuke ? répéta l'homme, ébahi. Mais c'est impossible, vous lui ressemblez tant… Comme un jumeau…

- Et bien je ne suis pas lui, désolé.

Il y eut un blanc, puis l'infirmière venue les prévenir refit son apparition.

- Sensei… l'enfant s'est réveillé. Et il réclame quelqu'un qu'il appelle "capitaine Okura".

- Qu'est ce que c'est que cette histoire encore ? soupira le médecin, avant d'écarquiller les yeux en voyant son patient se lever d'un bond : Mais où pensez-vous aller avec vos blessures ?!

- Son Altesse me réclame, je me dois de le rejoindre, c'est mon devoir de capitaine de la garde.

- La vache, il est bien atteint… murmura de nouveau Junnosuke pour lui-même.

- Certainement pas, vous n'irez nulle part.

Mais un petit garçon passa alors la porte de la chambre, pieds nus et courut jusqu'à son protecteur, manifestement terrorisé.

- Capitaine Okura, à l'aide ! Où sommes-nous ? Qui sont ces gens ? Que nous veulent-ils ? J'ai peur…

- N'ayez crainte, Votre Altesse, je suis ici, près de vous… répondit le dénommé Okura en refermant tout d'abord les bras sur l'enfant, avant de s'agenouiller devant lui. Mais je supplie Votre Altesse de me pardonner d'avoir failli à ma tâche jusqu'ici.

- Oh non capitaine, vous avez été si courageux ! s'exclama l'enfant qui admirait très visiblement celui qui restait ployé devant lui.

Stupéfaits de la scène complètement surréaliste, le médecin et Junnosuke échangèrent un regard d'incompréhension. Comment se pouvait-il que le petit soit victime du même délire que celui contre lequel il se serrait à présent comme si sa vie en dépendait ?

- Comment vous appelez-vous ? finit par demander le cascadeur, encore ébahi.

- Je suis Okura Tadayoshi, capitaine de la garde impériale et protecteur attitré de Son Altesse Royale le prince Fuku, répondit l'homme en se redressant brusquement par fierté.