Le somptueux vase en porcelaine de Chine heurta le mur avec une violence telle que ses morceaux se répandirent en milliers de cristaux blancs et bleus sur la parqueterie du luxueux salon.
- Comment ose-t-il !
Narcissa tressaillit au nouveau hurlement de son époux. Cela faisait près d'une heure qu'il tournait comme un lion en cage dans la pièce, brisant tout objet tombant sous sa main. La fureur de Lucius ne semblait pas vouloir s'apaiser. Au contraire, elle allait crescendo à mesure qu'il prenait pleinement conscience de la décision de son fils. Elle n'avait pas tenté de le calmer, sachant parfaitement que c'eut eu été vain. Mieux valait le laisser éructer et attendre que la fatigue ait raison de lui. Elle continua donc d'écouter en silence les vociférations qui résonnaient dans le manoir silencieux.
- Il a dit « Non » ? Il m'a dit « Non » ? Pour qui se prend-il ? Répéta Lucius, plus pour lui-même que pour son épouse.
- Lucius …
- Ne dis rien ! N'essaye pas de le défendre encore une fois !
- Voyons chéri …
- Silence ! la coupa-t-il sèchement, vrillant son regard d'acier dans celui de sa femme. Si tu ne veux pas regretter amèrement tes paroles, je te conseille vivement de ne pas dire un mot de plus, Narcissa.
Lucius reprit sa ronde furieuse. Seuls les crissements des débris jonchant le sol sous ses pas brisaient le silence tendu régnant dans la pièce. Il se tourna à nouveau vers Narcissa et l'observa un instant, le visage peint de mépris, avant de reprendre d'une voix mesurée :
- Vous êtes identiques tous les deux. Aussi décevants l'un que l'autre. Comment ai-je pu croire que vous feriez ma fierté ?
Un sentiment de rage violent enserra la poitrine de la femme. Elle savait que la colère dictait les mots de son mari. Elle savait également qu'une réponse de sa part n'aurait, à cet instant, que pour effet de décupler son fiel. Lucius perdait rarement son sang-froid. Lorsque c'était le cas, il valait mieux, comme tout orage, attendre qu'il passe, plutôt que de tenter de lutter contre. Il voulait la blesser, mais il ne pensait pas réellement ce qu'il disait. Lui avait-il déjà donné des raisons de penser le contraire ? A vrai dire, oui. Que savait-elle finalement de ce qu'il pensait vraiment ? De ce que cachait ce masque d'impassibilité qu'il affichait de depuis qu'elle le connaissait ? Elle déglutit péniblement, tentant de contenir la haine sourde montant en elle qui ne demandait qu'à exploser. Toute pétrie de colère qu'elle était, elle savait qu'elle n'était pas de taille à se mesurer à cet homme. Il pouvait la détruire en quelques mots. Elle fit taire toute velléité de contestation en elle, et renvoya à son époux son regard méprisant.
Lucius la regarda silencieusement quelques secondes et arqua un sourcil d'incrédulité. Un éclat de folie brilla dans ses yeux. D'un geste vif, il dévissa le pommeau de la canne à tête de serpent qui ne le quittait jamais, et pointa sa baguette sur Narcissa en s'avançant vers elle.
Aussitôt elle baissa le regard vers le sol en signe de soumission, redoutant la gifle qui ne manquerait pas d'arriver. Mais il n'en fit rien. Elle sentit la pointe de la baguette s'enfoncer douloureusement entre ses côtes, et toute rage s'envola pour laisser place à la terreur. Le visage de Lucius était à présent si près du sien, qu'elle pouvait sentir son souffle furieux contre sa joue.
- Qui crois-tu être pour me regarder ainsi ? Argua-t-il d'une voix basse et glaçante. Je vais t'apprendre le respect qu'une femme doit à son époux, et te faire passer l'envie de lever les yeux lorsque je te parle.
Narcissa sentit ses jambes flageller, et son estomac se tordre de peur. Tout son être lui criait de ne pas défaillir. La pression de la baguette contre son corps se relâcha alors, et Lucius fit un pas en arrière.
- Je t'ai assez vue, reprit-il de la même voix froide et calme. Sors d'ici avant que je ne t'étrangle de mes mains.
Il lui fallu de longues minutes pour calmer les battements affolés de son cœur. Elle avait eu si peur qu'elle en avait la nausée. Comment avait-elle pu se laisser asservir de la sorte ? Sa mère, si fière et si forte, aurait eu honte de la voir si faible. Elle n'avait plus de la noble et ancienne lignée des Black qu'un lointain souvenir, pâle de reflet de ce qu'elle avait été et de la fierté qu'elle avait représenté pour sa famille le jour de ses noces. Cette époque lui paraissait à présent si lointaine. Mais pouvait-elle se plaindre pour autant ? Lucius n'était pas un mari violent à proprement parlé. C'était un homme froid, manipulateur, et machiavélique, certes. S'il lui était par le passé arrivé de la corriger comme une simple domestique, les coups n'étaient pas dans ses habitudes. Oh bien sûr il en était parfaitement capable, mais il ne l'avait que rarement fait. Il trouvait la violence physique vulgaire et indigne d'un homme de son rang. Il avait des armes bien plus redoutables que ses poings et sa force pour soumettre ceux qui l'entouraient à sa volonté. Tout esprit, si retors et révolté fut-il, finissait par plier avec le temps. Elle en était l'exemple parfait. Il avait, en vingt ans de vie commune, réussi à faire d'elle sa chose. Un simple pantin entre ses mains. Elle, si pleine de vie et d'espoirs, si sure et si confiante en l'avenir, emplie de cette arrogance qu'ont ceux à qui tout a toujours souri … si fière et insouciante. Elle était aujourd'hui à peine plus que les portraits tapissant les murs de sa demeure. Elle était devenue l'épouse obéissante et docile qu'il exhibait en société. La complice de cette muraille d'apparences et de faux semblants. Sa beauté, miraculeusement épargnée par ces années de désillusions et de tourments, faisait la fierté de cet homme. Une vaste farce à laquelle elle se prêtait malgré tout de bonne grâce. Oui, elle aussi était issue d'une illustre lignée de sang-purs, et elle aimait lire l'envie et l'admiration dans le regard des autres. C'était pour elle un plaisir indicible. Lucius et elle s'accordaient à merveilles. Ils étaient identiques. Mais il avait fallu qu'un des deux se courbe devant l'autre. Elle avait donc ravalé son orgueil face à cet homme. Si petit sacrifice en comparaison de la fierté dont son couple la remplissait. L'apparence à n'importe quel prix, ainsi avait-elle été éduquée. Lucius aussi. Le bonheur venait ensuite.
Puis, la guerre était venue rompre les rouages de cette vie « parfaite ». Les mois d'incarcération à Azkaban avaient accentué la froideur de Lucius. Il en était ressorti plus cruel et sombre. Elle avait perçu dès son retour un éclat différent dans son regard. Non pas de la désillusion ou de la tristesse, mais quelque chose de féroce et nocif. Une force vile et noire l'habitait. Il était devenu dangereux. Sa haine des autres était décuplée. C'est là que son art de la dissimulation et de la manipulation avait atteint son apogée. La prison, la disgrâce auprès du Seigneur des ténèbres, la trahison de ses amis, l'arrogance insolente des vainqueurs de cette guerre, … Rien n'avait ébranlé cette foi en la pureté de son sang, et sa volonté de retrouver la place sociale qui avait été la sienne. Il était prêt à tout.
Depuis qu'il était revenu, elle se demandait souvent si la noirceur profonde quelle lisait dans ses yeux et dans ses mots étaient uniquement due à la prison. Il y était resté moins d'une année, et malgré la dureté d'un tel séjour, personne ne pouvait changer de la sorte. Elle avait vu partir un homme, un mari, fier et intransigeant. Mais c'est un homme tout autre qu'elle avait vu revenir. Inaccessible et pétri de haine. Plus convaincu de sa supériorité que jamais. Elle ne connaissait pas ce Lucius, et de plus en plus souvent, elle se surprenait à avoir peur de lui. Comme ce soir.
Son visage se fendit d'un large sourire à l'évocation de la soirée qui venait de s'écouler. Pourtant, elle n'avait pas de quoi se réjouir. L'affront qu'avait fait Drago à son père laissait présager de bien sombres moments à venir. Mais à cette heure avancée, elle n'avait pas le courage d'y réfléchir. La seule pensée qui s'imposait à elle était l'aplomb et la dignité avec lesquels Drago avait enfin refusé de faire ce que Lucius lui demandait. Elle avait, bien entendu, assisté à toute la scène entre son fils et son époux, et avait eu le plus grand mal à cacher sa jubilation intérieure, lorsque son garçon avait rejeté tout de go le mariage qui avait été arrangé pour lui. Elle avait été heureuse de voir enfin quelqu'un dire « non » à Lucius Malefoy. Elle avait été heureuse que cette personne soit son propre fils. Mais surtout, elle avait été heureuse de voir que Drago était devenu un adulte. Un être fier et affranchi d l'influence de son père. Elle avait eu alors la certitude que quels que seraient ses choix à l'avenir, il serait heureux.
Draco arpentait la vaste chambre richement décorée de soieries bleues, de dorures et de meubles anciens. Sa chambre. Il tentait en vain de calmer les battements désordonnés de son cœur et la colère qui lui nouait la gorge. Seul le visage haineux de son père emplissait son esprit sans qu'il arrive à s'en défaire. Merlin qu'il le haïssait quand il tentait de lui imposer sa volonté ! Mais ce soir, s'en avait été trop. Il donna un violent coup de pied dans le luxueux fauteuil paré de taffetas qui se renversa dans un bruit sonore. Tout casser. Il aurait voulu tout casser. Il aurait voulu détruire ce manoir infâme, image d'Épinal, mais surtout allégorie de la fierté et de l'orgueil de ce père tout puissant.
Il lui avait fallu du temps pour que l'admiration qu'il vouait à cet homme se dissipe. Comme il avait été aveugle. Il avait tellement cru que son père était fier de lui. Ou avait-il voulu y croire. Mais son absence pendant près d'un an s'était avérée des plus salutaires. Comme une longue bouffée d'oxygène. Il avait pu enfin voir clair. Son père n'était pas fier de lui non. Son père le considérait simplement comme un objet, une chose, nécessaire à sa réussite sociale. Qu'était-il sinon l'élément complétant le portrait de famille. Il avait dû se faire une raison. Il n'avait pas le choix de toute façon.
Drago poussa un soupir de lassitude, et se laissa tomber lourdement à la renverse sur le grand lit. Il était fatigué. Fatigué, mais soulagé. Il entendait résonner dans le manoir les hurlements de son père. Ce fou ! Et lui, Drago Malefoy, n'avait-il pas été fou également de se dresser contre ce mur froid et cinglant d'autorité ? Que lui était-il passé par la tête ce soir ? Pourtant, il en avait parfaitement conscience, le courage n'avait jamais été sa principale qualité. Serait-il capable de refaire ce qu'il avait fait à peine une heure plus tôt ? De continuer à tenir bon face à son père maintenant qu'il s'était lancé inconsidérément dans cette lutte ? Ou bien, dès le premier éclat de voix se raviserait-il comme un lâche ? Il fut alors secoué d'un rire sans joie. Il se trouvait si pathétique. Bien entendu qu'il ne se raviserait pas. Son père était allé trop loin. Il ne pouvait pas lui imposer d'épouser une fille qu'il ne connaissait même pas. Le temps des mariages arrangés était révolu. La guerre avait changé bien des choses, surtout chez les sang-purs, et il faudrait bien qu'il le comprenne. Il eut alors la vision de lui dans vingt ans, siégeant à table, entouré d'une femme qu'il imaginait blonde et docile, et d'un fils, parfait petit serpentard. La parfaite reproduction du schéma parental, quelle farce ! Cette idée lui faisait horreur. Pourquoi son père considérait-il qu'il ne puisse pas être digne des Malefoy tout en choisissant sa propre voie ? Pourquoi voulait-il tant lui dicter sa vie ? Lui couper les ailes ? Si seulement il savait ! Si seulement il savait comme son fils modèle avait changé, s'était détourné de la voie qu'il avait tracée pour lui, il en ferait une crise d'apoplexie le pauvre vieux. Il eut un instant pitié de son père. De cet homme fier qui s'était enfermé dans une idéologie désuète, de cet aveuglement qui ne pouvait faire que son malheur. Le visage dur de Lucius fut chassé instantanément de son esprit par celui de celle pour qui il était prêt à tout braver. Ses yeux brulants. Son sourire espiègle et entier. Sa peau lisse et soyeuse. Il l'imagina s'avançant vers l'autel, dans une robe de soie blanche, pour s'unir à lui, et ne plus jamais le quitter. Pour le rendre heureux.
Sa mère savait déjà où son cœur s'était réfugié depuis bien longtemps. Plus précisément depuis les nuits qu'il avait passées enfermé dans les cachots de sa propre maison, alors même que les Malefoy n'étaient plus admis auprès du seigneur des ténèbres. Il serra le poing de plaisir. Ce poing qui avait refusé de se dresser pour exécuter l'ordre du Maître, refusé de tuer Dumbledore, et qui l'avait envoyé directement croupir dans les caves humides et froides du manoir où il avait grandi. Mais il ne regrettait rien. Comme l'aurait-il pu d'ailleurs ? C'était là qu'avait commencé le bonheur, et le chemin qui l'avait mené à refuser, ce soir, d'épouser cette Astoria Greengrass.
