Note de l'auteur :

Cette fanfiction est une réalité alternative. Elle se déroule dans le monde de Harry Potter, mais un petit détail a changé en amont de l'histoire, bouleversant tout l'univers que nous connaissons. A vous de deviner, maintenant. Quel est le détail modifié ? Qui est resté le même, qui a été transformé ? Devient-on un monstre parce que le mal est dans notre nature, ou à cause des circonstances ? Devient-on un héros à cause d'une prophétie, ou à la force de nos propres choix ?

Deuxième et dernière précision : dans ce chapitre se trouvent plusieurs phrases de l'Ecole des Sorciers. C'est un choix d'écriture mûrement réfléchi, qui s'inscrit dans le concept de base de l'histoire. Je n'ai pas procédé ainsi par facilité. Toute phrase reprise au mot près l'a été dans un but précis, de même que tout événement modifié l'a aussi été dans un but précis. Par la suite, je ne reprendrai plus de phrases de Mrs Rowling, sauf très rare exception. J'ajoute que plus l'histoire avancera, plus elle s'éloignera de l'oeuvre d'origine.

Rating : Pour l'instant, K+. Il montera jusqu'à M.

Disclaimer : Les noms de lieux, personnages, quelques phrases et la base de l'intrigue, appartiennent à JK Rowling. Je ne gagne pas d'argent en écrivant cette fanfiction.

Musique : "The arrival of baby Harry", de John Williams.

Dédicace : Pour mon cher petit frère, que j'ai dû emprisonner dans la salle de bain en lisant le premier chapitre de L'Ecole des sorciers à voix haute pour qu'il accepte enfin de s'intéresser à Harry Potter.

Merci aussi à Emmy, "qui a été la première à entendre cette histoire", et à Greengrin, qui m'a donné l'idée de départ dans une conversation téléphonique, disant que Voldemort était trop manichéen à son goût.


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LE SURVIVANT

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« Les survivants. Ceux-là je ne supporte pas de les regarder, et je ne parviens pas toujours à m'y soustraire. Je recherche délibérément les couleurs pour ne plus penser à eux, mais j'en vois de temps en temps, effondrés entre surprise et désespoir. Leur cœur saigne. Ils ont les poumons en charpie.

Ce qui m'amène au sujet dont je veux vous parler ce soir, ou ce matin - qu'importent l'heure et la couleur. C'est l'histoire de quelqu'un qui fait partie de ces éternels survivants, quelqu'un qui sait ce qu'être abandonné veut dire. »

La Voleuse de livres

Markus Zusak


Tous ceux qui la connaissaient savaient que Pétunia Dursley, domiciliée au 4, Privet Drive, était parfaitement ordinaire. Elle l'affirmait haut et fort, et en tirait la plus grande fierté. Personne dans son entourage n'aurait imaginé qu'elle puisse dissimuler un passé trouble ou mystérieux. Personne, qu'il s'agisse du facteur à la casquette rapiécée qui lui livrait le courrier en retard de trois minutes chaque matin, de ses voisins si prompts à regarder par-dessus les haies parfaitement taillées, ou même de son cercle familial. De toute manière, elle n'y comptait guère que la sœur de son époux et ses insupportables bouledogues.

La seule chose que l'on pouvait penser à la limite du surnaturel chez elle, c'était la quantité de bave que lesdits bouledogues parvenaient à déverser sur son carrelage étincelant. Rien de plus. Non, décidément ; se disait Pétunia pour se rassurer, lorsqu'elle restait étendue durant des heures à chercher le sommeil ; personne n'aurait pu deviner l'humiliation qu'elle remâchait sans cesse. Elle pouvait dormir en paix.

Elle avait beau se le répéter, sa rengaine n'avait qu'un succès très relatif.

Mr Dursley, lui, en avait bien assez à faire avec son travail pour ne pas ressasser durant la nuit. La direction de la Grunnings, entreprise florissante qui fabriquait des perceuses, ne lui causait guère de soucis. Ce travail avait le double avantage de les loger dans une jolie maison, et de le laisser tout juste assez libre pour passer quelques instants avec sa femme et son fils sans que les échanges ne tournent à la dispute. Pour couronner le tout, Pétunia n'avait remarqué personne dans l'entreprise qui soit susceptible de troubler leur quotidien. A part cette vieille-fille grise servant de secrétaire à son mari, et qui lui faisait occasionnellement de l'œil. Mais franchement, songeait-elle en grinçant des dents lorsqu'elle y pensait, cette femme n'avait aucune chance comparée à elle. Vernon la considérait avec un léger dégoût du fait de sa coiffure extravagante.

Si Pétunia avait été tout à fait honnête avec elle-même, elle aurait admis qu'elle se faisait certainement des idées sur les œillades envoyées à Vernon. L'homme n'était pas ce qu'on pouvait appeler quelqu'un de séduisant. Une impressionnante moustache faisait se perdre en l'air les rares baisers qu'on lui adressait, et le cou immense de Pétunia semblait avoir été créé exprès pour compenser l'absence de celui de son mari – en plus de lui permettre d'espionner ses voisins par-dessus la clôture. Mais Pétunia voyait Vernon avec les yeux sélectifs de l'amour, ou bien ceux de sa liste de choses à accomplir pour avoir une belle vie. Elle songeait qu'il était le mari idéal : il entrait exactement dans la case de l'homme viril, avec sa force et ses poils fournis. Parvenue à cette conclusion, elle était pleinement satisfaite, et se délectait à exécrer la secrétaire dans une routine rassurante.

Pétunia était tout aussi complaisante envers son physique que celui de son époux. Sa silhouette squelettique l'inscrivait exactement dans le poids des mannequins émaciés et pailletés qui faisaient la couverture de ses magasines favoris. Quant à ses cheveux blonds, ni trop clairs, ni trop foncés, ils lui permettaient de se fondre dans la masse avec aisance. Les seuls défauts qu'elle se trouvait étaient facilement dissimulés sous ses crèmes gommantes et quelques traits d'eyeliner appliqués avec rage. Ainsi disait-elle adieu chaque matin aux petites taches de rousseur qui constellaient ses pommettes et son cou, et à la forme en amande de ses yeux pâles et perçants.

En apparence, Pétunia n'avait donc aucune raison d'enchaîner les insomnies. Sa maison était parfaitement propre, sa situation respectable, et son mari presque aussi imposant que leur compte en banque. Parmi cet amoncellement de possessions superficielles, Pétunia chérissait une chose au-dessus de toutes les autres : son fils. Ce petit garçon, prénommé Dudley, était pour elle le plus bel enfant du monde. Elle lui vouait une dévotion aveugle qui dépassait encore son enthousiasme à agencer les massifs d'hortensias.

De nombreux voisins pensaient que sa vie était parfaite. Seulement, il y demeurait une ombre. Un unique défaut qu'ironiquement, Pétunia retrouvait en posant les yeux sur son Dudley, chéri au-delà de tout. Cette chose indésirable, cette chose si honteuse, c'était un secret. Ce même secret qui la tenait éveillée la nuit durant des heures, aux côtés de son mari ronflant, et l'avait faite passer maîtresse dans l'art de feindre le sommeil.

Si jamais quiconque venait à entendre parler des Potter, elle était convaincue qu'elle ne s'en remettrait pas.

Lily Potter était la sœur de Mrs Dursley, mais toutes deux ne s'étaient pas revues depuis des années. Pétunia l'évitait autant que possible, remplissant en un éclair les obligations attachées au statut familial : une carte de vœux de ci, de là, rédigée sèchement et sans attente de réponse, pour donner le change. L'année passée, par exemple, Pétunia lui avait envoyé pour les fêtes un vase absolument atroce. Au remerciement grinçant qu'avait émis sa sœur, Mrs Potter avait perçu l'intention. Mais Pétunia ne se préoccupait guère de savoir si elle avait été blessée. Moins elle en savait, mieux elle s'en portait. Il était hors de question de tendre la perche de la réconciliation, ou pire, de lui donner envie de leur rendre visite.

Car Pétunia tremblait d'épouvante à la pensée de ce que diraient les voisins si par malheur les Potter se montraient dans la rue. Il ne manquerait plus que cette bonne à rien de Mrs Hayle, qui dégraissait furieusement son fourneau à la moindre contrariété, ne les voie et répande la nouvelle dans tout le quartier. Celle-là, elle aurait mieux fait de s'occuper de tous les problèmes qu'elle avait avec sa fille.

L'idée inquiétait également Mr Dursley, mais lui au moins était rassuré par son obstination à éviter le sujet. Pétunia feignait avec brio le désintérêt et l'oubli le plus total concernant les Potter. Sa sœur et son mari, se répétait-elle jusqu'à l'obsession, étaient aussi éloignés que possible de tout ce qui faisait un Dursley. Y compris leur enfant ; et c'était à lui que la ramenait invariablement la vue de son Dudley adoré. Elle savait que les Potter, eux-aussi, avaient un petit garçon, mais elle ne l'avait jamais vu. Ainsi, elle ne pouvait s'empêcher de lui attribuer en pensée les mêmes traits que ceux de Dudley, ce qui la faisait frémir d'horreur. Maudite soit l'imagination.

L'enfant de Lily et James Potter constituait une autre excellente raison de les tenir à distance : il était hors de question que son fils adoré, la prunelle de ses yeux, se mette à fréquenter un enfant comme le leur. Cet être anormal aurait pu… Le blesser. Ou le conduire à mal tourner. A chaque fois que Pétunia envisageait cette possibilité, sa gorge se serrait douloureusement. Elle n'aurait pas pu supporter qu'il se passe à nouveau ce qu'il était arrivé avec sa sœur, dans sa propre famille.

Lorsque Mrs Dursley s'éveilla aux côtés de son mari, au matin du mardi où commence cette histoire, elle se trouva de meilleure humeur que d'habitude. Elle avait réussi à dormir cinq heures d'affilée sans songer à la dernière lettre de Lily – à l'adresse rédigée d'une main tremblante, envoyée trois jours plus tôt, mais immédiatement broyée dans le mixeur avant que Vernon ne la remarque. Elle jeta un regard appréciateur au temps gris et triste qu'elle voyait de sa fenêtre, descendit à la cuisine, et badina avec entrain sur les derniers potins du quartier.

L'installation de Dudley dans sa chaise de bébé constituait une véritable épreuve de force, mais elle en avait pris l'habitude, et parvenait même à se faire entendre de Vernon par-dessus ses cris. Dudley hurlait en effet avec fureur, et elle le prit comme un bon signe de plus. Ce garçon se ferait respecter dans la vie, et aurait une grande capacité vocale et pulmonaire. Peut-être serait-il un grand sportif ou chanteur ? Elle repoussa ces idées avec un brin de mécontentement, n'en retenant que la gloire et la perspective de le voir s'afficher sur les magazines en papier-glacé. Chanteur, sportif, c'était d'un clinquant… Non, il reprendrait sûrement la Grunnings, à la suite de son père.

Pensant à l'entreprise, elle jeta un coup d'œil à son mari qui, dos à elle, fredonnait un air en nouant sa cravate. Elle se rengorgea. Il lui avait parlé la veille d'un gros contrat qu'il allait bientôt signer pour son travail. Il l'avait évoqué dans des termes vagues, mais suffisamment alléchants pour qu'elle soit satisfaite. Et elle l'était, pour sûr.

Toute réjouie à la perspective d'acheter un nouveau réfrigérateur, elle ne remarqua pas plus que lui la grosse chouette hulotte au plumage mordoré qui voleta devant la fenêtre.

A huit heures et demie, Mr Dursley prit son attaché-case, déposa un baiser piquant sur la joue distraitement tendue de Pétunia, et tenta de faire de même avec Dudley. Sans succès, car son fils avait décidé que les cris n'attiraient pas assez efficacement l'attention sur sa personne, et s'appliquait à envoyer contre les murs le contenu de son assiette de céréales. Celle-ci était d'une marque hors de prix, réputée pour ses apports nutritifs exceptionnels, mais cela n'affecta pas pour autant Mrs Dursley, qui se flatta de plus belle en songeant qu'il serait peut-être un célèbre lanceur de poids ou de javelots.

La pensée incongrue de son fils projetant au bout du stade un poids ressemblant de manière troublante à Marge Dursley la fit sortir de son rêve. Mr Dursley ne perçut pas la gêne de sa femme, et fut enchanté de l'énergie de son fils.

« — Sacré petit bonhomme ! » Gloussa-t-il en quittant la maison.

Sitôt qu'il fut sorti, Pétunia lorgna avec envie sur le téléphone. Son mari ne supportait pas les piaillements enthousiastes et suraigus qu'elle échangeait avec ses copines de badinage. Elle attendait toujours son départ pour céder à ce péché mignon. Toutefois, elle jugea plus sage de ranger en premier la vaisselle et éliminer les rares traces de calcaire de l'évier qui osaient lui résister. Passant du même coup devant la fenêtre, elle vit son mari monter dans sa voiture et reculer le long de l'allée qui menait à sa maison.

Alors qu'elle se penchait en ajoutant force liquide vaisselle dans la casserole, un fracas épouvantable de tôle brisée la fit sursauter. Dudley en cessa même son cinéma, interloqué. Les yeux perçants de Pétunia et son ouïe exceptionnelle trouvèrent rapidement l'origine du bruit : l'allée même que Vernon venait juste d'emprunter.

Inquiète, elle ouvrit la fenêtre et pencha à-travers son grand corps osseux. Les voisins avaient également entendu le vacarme, et l'on voyait fleurir des têtes curieuses au-dessus des palissades et des haies. Un chapelet de jurons parvint aux oreilles de Pétunia alors que la portière de la voiture claquait. Son mari en sortit, écarlate. Sa moustache frémissante d'indignation semblait malmenée par un aspirateur.

Pétunia, ne distinguant pas ce qui avait causé l'accident, se dépêcha d'enfiler des chaussures et de sortir pour le rejoindre. Elle courba l'échine sous les regards des voisins, furieuse de se donner en spectacle. Diminuer la longueur de son cou pour paraître plus discrète n'était pas chose facile. Elle arriva rapidement à la hauteur de son mari, qui était toujours aussi hors de lui.

« — Que se passe-t-il ? Interrogea-t-elle sèchement, fusillant du regard Mrs Hayle qui se perchait sur son barbecue pour mieux voir.

— Ça ne se voit pas ? Eructa-t-il. J'ai heurté ce stupide engin. A croire que son propriétaire ne sait pas ce qu'est une place de parking ! C'est une honte ! Claironna-t-il pour bien assurer aux badauds que l'accident n'était pas de son fait. Garé en plein milieu de l'allée, sans souci des honnêtes gens ! »

Pendant qu'il vociférait, Pétunia se glissa de côté, pour jeter un œil à l'incident sans être gênée par la corpulence de son mari.

Elle vit alors, emboutie par le capot de la voiture, une impressionnante moto noire.

Mrs Dursley fronça les sourcils, comme si cette vue lui rappelait quelque chose mais qu'elle ne parvenait pas à s'en souvenir exactement. Puis ses yeux s'écarquillèrent, effrayés, et elle fit un bond en arrière. On aurait dit que le véhicule s'était soudain changé en fauve prêt à lui sauter à la gorge. Elle recula et s'accrocha au bras volumineux de son mari. Ce fut à ce moment seulement qu'il s'aperçut que sa femme avait un problème. Il interrompit ses plaintes, et la dévisagea d'un air inquiet.

« — Pétunia ? »

Voyant qu'elle restait immobile, plus blanche encore que leur carrelage immaculé, il examina de nouveau la moto. Elle était véritablement énorme, le genre de véhicule dont le conducteur ne pouvait poser le pied par terre sans être entraîné par son poids et chuter. Ses rétroviseurs luisaient sous la lumière grise et matinale. Le chrome brillait, sans une éraflure, parfaitement entretenu – et c'était bien la seule chose qu'il cautionnait dans cette horrible machine ! Tout de même, en plein milieu de l'allée !

Il remarqua avec un choc qu'une chaîne argentée était passée en travers de la roue avant, et partait s'enrouler autour d'une des tulipes qui bordaient le muret de leur maison. La fleur était bien frêle en comparaison de la lourde chaîne qui l'entourait, et ses feuilles les plus basses ployaient sous le poids des maillons. Néanmoins, le propriétaire avait pris grand-soin de ne pas l'écraser, avec une attention qui ne fit qu'augmenter son malaise.

« — Un fou, postillonna Vernon. Un timbré, voilà ce que j'en dis ! »

Il s'avança d'un pas conquérant au-devant de sa femme, à la fois pour la protéger et pousser rapidement la moto hors de son chemin. Il était très déterminé à prouver à ses voisins sa capacité à éliminer toute anormalité. Mais il eut beau s'arc-bouter, suer et grogner, rien n'y fit. Le poids de l'engin rendait tout déplacement impossible pour un homme seul.

« — Eh bien, qu'est-ce que vous faites tous là à regarder ! Aboya-t-il en direction des voisins. Venez m'aider, enfin ! »

Car il tenait pour acquis, et en cela il n'avait pas tort, qu'aucun des habitants de Privet Drive n'appréciait l'étrange et l'inattendu qu'incarnait cette moto. Les hommes du voisinage sortirent de chez eux en carrant les épaules, et rejoignirent Mr Dursley pour pousser la moto hors du passage. Malheureusement, si l'engin accepta de rouler quelques pas plus loin sous leurs efforts conjugués, la chaîne antivol atteignit rapidement la limite à laquelle on pouvait l'étirer. Mr Dursley s'attendait à voir la fleur arrachée et à recevoir les protestations de son épouse, qu'un trou dans la symétrie de leur jardin rendait toujours hystérique. Il n'en fut rien. La tulipe se redressa simplement un peu sous la traction, ses pétales orangés se balançant au rythme des efforts des hommes rassemblés.

Elle resta debout, fermement ancrée dans le sol.

La stupéfaction laissa rapidement la place à l'énervement. Ils poussèrent de plus belle, s'acharnant sur la moto avec l'énergie que confère l'exaspération. Mais elle restait en place, sa chaîne tendue au maximum, comme arrimée à un python métallique. Au plus fort de leurs tentatives, la fleur daigna ployer gracieusement vers eux pour saluer leur ténacité. C'en fut trop pour Vernon qui, essoufflé, sa moustache prise de frénésie, s'écroula sur le goudron.

Pétunia, un peu plus loin, se serrait dans ses bras sans piper mot. Elle était pétrifiée. Son regard allait de la tulipe à la moto, de la moto à son mari, de son mari à la chaîne et enfin de la chaîne à la tulipe. Ses lèvres articulèrent quelque chose en silence.

Leur voisin le plus proche, Mr Dogson, échevelé et à la limite de la crise de nerfs, passa devant elle en trombe sans qu'elle paraisse le remarquer. Il marmonnait de manière précipitée et se jeta sur la tulipe comme un rugbyman effectuant un placage, tirant dessus pour arracher la chaîne. Puis, lorsqu'il devint évident que cela était impossible, il tenta frénétiquement de déloger les racines. Sans succès : la plante paraissait simplement plus résistante encore, et refusait de se laisser cueillir.

Au bout d'un quart d'heure, les habitants de Privet Drive s'avouèrent vaincus. Les femmes avaient eu beau rejoindre leurs maris avec ciseaux et sécateurs, Mr Hayle tenter de tracter la moto avec sa voiture, rien n'y faisait. Le plus irritant dans cette histoire, à part la fleur qui les narguait, était certainement le fait que la moto soit demeurée intacte alors que le capot et les pare-chocs de la voiture de Mr Dursley étaient complètement tordus.

Mrs Dogson, experte en jardinage, se hâta de babiller quelque chose sur l'horrible réputation des engrais chimiques, qui donnaient aux plantes une résistance hors du commun. Pétunia se contenta de hocher la tête sans desserrer les dents, alors que son mari et les autres rangeaient la moto sur le côté, à défaut de meilleure idée.

Mr Dursley ronchonna rapidement à son épouse qu'il allait appeler le garagiste, l'embrassa de nouveau en lui râpant la joue, et se hâta de partir travailler pour fuir ce mauvais souvenir. Pétunia resta sur place encore quelques instants pendant que ses voisins se dispersaient. Elle ne s'éveilla de sa transe que quand les hurlements perçants de Dudley se firent entendre. L'enfant impatienté appelait sa mère à revenir s'occuper de lui.

Pétunia marcha d'un pas mécanique jusqu'à chez elle et ferma le verrou à double-tour. Tremblante, elle alla prendre son fils dans ses bras, ne tenant pas compte des protestations occasionnées par ce câlin forcé. Elle s'assit près de la fenêtre, observant sans les voir l'eau qui coulait toujours et la mousse débordant de l'évier. Son fils se tortillait sur ses genoux, le visage rouge et fripé, mais elle n'y prêtait guère attention et le serrait de plus belle.

Pétunia réfléchissait… Elle réfléchissait et ne pouvait refouler cette peur soudaine qu'elle sentait lui enserrer la poitrine. Cette moto, cette grosse moto noire toujours reliée aux objets les plus insolites pour éviter qu'on ne la vole… Elle l'avait déjà vue, cette chose dont le moteur aurait suffi à réveiller un mort tant il était bruyant. Elle jeta un regard apeuré à la rue, comme si elle s'attendait à y voir passer son propriétaire. Non, elle était idiote, pourquoi serait-il venu ? Il savait parfaitement ce que les Dursley pensaient de lui ou des gens de son espèce. Et la répulsion était réciproque. Non, décidément, ni lui ni les Potter ne viendraient à Privet Drive. Tout cela était une coïncidence.

Peut-être, songea-t-elle en reniflant avec mépris, avait-il trop bu et avait-il garé là par erreur son engin diabolique. Et puis, personne ne les avait jamais vus ensemble, personne ne pourrait jamais faire la relation entre lui et les Dursley.

Elle se redressa lentement et, d'un geste expert et déjà plus assuré, remit Dudley dans son siège. Après quoi, elle entreprit d'essuyer les traces de ses lancers de bols. Nettoyer l'aidait à chasser les idées désagréables. Mrs Dursley était fière de pouvoir présenter aux yeux du monde une maison reluisante et une capacité assez impressionnante à refouler tout ce qui pouvait la gêner ou l'embarrasser dans la vie. Après avoir briqué le sol six fois, débarrassé la table, lavé la vaisselle et réussi à faire ingurgiter tout son petit-déjeuner à son fils, elle se sentait déjà beaucoup plus guillerette.

Mrs Dursley évita de regarder la fenêtre pour tout le reste de la matinée. Sans doute craignait-elle que ce simple fait ne lui attire davantage d'ennuis. S'il en avait été autrement, elle aurait certainement eu plus de mal que d'habitude à se concentrer sur ses travaux ménagers. Absorbée comme elle l'était par sa besogne, dans la cuisine du 4 Privet Drive, elle ne remarqua pas les hiboux qui volaient à tire-d'aile en plein jour. Mais dehors, les voisins les voyaient bien, eux. Bouche-bée, ils pointaient le doigt vers le ciel, tandis que les rapaces filaient au-dessus de leur tête. La plupart d'entre eux n'avaient jamais vu de hiboux, même la nuit, et tous ces événements dissonants dans la même journée les interloquaient.

Mrs Dursley, cependant, ne remarqua rien d'anormal, et aucun hibou ne vint troubler sa matinée. Elle fit une énorme machine de blanc, donna des bonbons à son fils, téléphona à Yvonne, une experte dans les potins sur les stars de la chanson, calma six colères de son fils, fit la poussière sur toutes les étagères de la maison, et changea de chaîne de télévision vingt-huit fois d'affilée pour Dudley.

Elle se sentit de relativement bonne humeur jusqu'à deux heures de l'après-midi, heure à laquelle elle sortait chaque jour pour faire faire une promenade à Dudley. Elle l'habilla chaudement, le coiffa d'un volumineux bonnet à pompons violets et l'installa dans la poussette. Elle n'eut pas trop de difficultés cette fois, puisqu'il digérait toujours un déjeuner gargantuesque. Le cher ange se contenta de gratifier sa mère d'un vigoureux « VEUX PAS ! » et d'un rot tonitruant.

Satisfaite du vocabulaire étendu de son rejeton, Pétunia sortit de la maison d'un pas énergique. Elle prit le chemin inverse de celui qu'elle empruntait à l'ordinaire, à son grand déplaisir. Mais c'était nécessaire pour tourner le dos à la moto noire et la chasser de ses pensées.

Pétunia rumina encore quelques minutes avant d'oublier l'engin de malheur, et se consacra toute entière à la promenade. Les feuilles mortes tourbillonnaient autour de ses jambes, agitées par un vent glacé. Son petit Dudley n'aimait pas beaucoup sortir, surtout par ce temps-là, et elle tâcha d'atténuer les cahots provoqués par les graviers du chemin afin de lui rendre cela agréable. Occupée à prendre l'itinéraire le moins agité possible, elle ne remarqua pas la petite dame qui courait en travers de son chemin, et la percuta.

« — Prenez garde où vous mettez les pieds ! » S'offusqua-t-elle, rajustant fébrilement le bonnet de son fils.

Elle pinça les lèvres en reconnaissant la femme. Il s'agissait de Mrs Figg, une de leurs voisines. Une vieille folle dont toute la maison sentait le chou, et qui était obsédée par les innombrables chats qu'elle possédait ou avait possédé. Pétunia la soupçonnait de les enterrer tous dans son jardin, et de dépasser la limite autorisée de cadavres dans une parcelle de terrain. Aujourd'hui, la femme était échevelée, une lettre à la main, et portait un vieux tablier sur lequel la broderie d'un crapaud-buffle gonflait et dégonflait son gosier.

Mrs Dursley cligna des yeux, incertaine. Mrs Figg se hâta de froisser le tissu dans sa main, camouflant le batracien. Pétunia recula instinctivement d'un pas et la considéra avec méfiance. Non, cette fois-ci, elle avait dû rêver, se dit-elle. Mrs Figg n'était pas l'une des leurs. La pauvre fille était trop banale pour cela. Pétunia était fatiguée et préoccupée, voilà tout, cela lui donnait des hallucinations.

« — Un problème, Mrs Figg ? » Demanda-t-elle pour se donner l'air agréable.

La petite femme la regarda avec un mélange de stupéfaction, de joie extrême et de tristesse. Mrs Dursley n'avait encore jamais vue sa voisine si manifestement bouleversée. Les yeux de Pétunia descendirent jusqu'à la lettre froissée dans son poing.

« — Oh, non, aucun problème, fit-elle d'une voix étranglée qui sonna faux. Oh, par la barbe de… Je veux dire mon Dieu… C'est juste que… Je viens d'apprendre quelque chose d'extraordinaire… C'est merveilleux… Après… Après plus de cinquante ans… Il semblait que rien ne puisse l'arrêter et là… »

Elle en bégayait, sa voix entrecoupée par l'émotion. Soudainement, ses yeux ternes s'emplirent de larmes.

« — Oh, pardonnez-moi ! S'exclama-t-elle avec une compassion qui fit reculer Pétunia d'un pas supplémentaire. C'est vraiment insensible de ma part de me réjouir comme ça. Tout cela doit être épouvantable à vivre pour vous. Toutes mes condoléances, Mrs Dursley. Sincèrement. »

Pétunia resta muette alors que Mrs Figg, qui reniflait pour s'empêcher de pleurer, tapotait son bras et s'enfuyait en courant. Interdite, elle la regarda regagner sa maison en claquant la porte. Quelques instants plus tard, un hibou, un gros hibou sombre au regard acéré, décolla par la fenêtre de sa voisine. Pétunia n'attendit pas plus et fit demi-tour au pas de charge, penchée sur la poussette pour protéger son Dudley en cas d'éventuelle attaque.

En apercevant sa maison, elle poussa un soupir de soulagement. Cependant, le calvaire de Pétunia n'était pas terminé. Elle était tellement pressée qu'elle ne regardait plus le sol, et marcha sans le faire exprès sur une fiente de hibou qui la fit déraper. Elle cria de surprise et, écœurée, abandonna sa chaussure derrière elle. Elle entra en trombe chez elle et ferma de nouveau sa porte à double-tour, se faisant la promesse de ne plus la rouvrir cette fois, dusse-t-il y avoir une catastrophe.

Les surprises de la journée tournaient en boucle dans sa tête. Cette image de crapaud, qui coassait et bondissait… Ce hibou… Elle se précipita dans le salon, saisit son téléphone et avait presque fini de composer le numéro du travail de Vernon lorsqu'elle changea d'avis. Elle reposa le combiné et se mordilla un ongle. Non. Il était inutile d'inquiéter son mari. Il avait déjà eu suffisamment de problèmes ce matin. C'était mauvais pour ses nerfs.

Mais tout de même… Tous ces signes… Etait-ce vraiment une coïncidence, comme elle se plaisait à le répéter ? Etait-ce, comme elle l'espérait, l'effet de son imagination ? C'était bien la première fois qu'elle espérait une chose pareille, car elle détestait tout ce qui avait trait à l'imagination. Elle s'avança machinalement vers le mixeur et en contempla l'intérieur, où subsistaient des fragments de papier broyé, derniers vestiges de la lettre de Lily.

Aurait-elle dû la lire… ? Que se cachait-il derrière cette écriture tremblante, les g si fignolés d'ordinaire et qui soudain n'étaient plus que des pâtés… ? Courait-elle un danger ? Non… Les gens comme eux étaient différents du commun des mortels. Ils pouvaient tout faire. Sa sœur était à l'abri, forcément.

Toutes mes condoléances.

Cet après-midi-là, il lui fut beaucoup plus difficile de se concentrer sur ses travaux domestiques. Elle était même si préoccupée qu'elle n'en espionna pas ses voisins, et remarqua à peine les cris des Hayle au sujet des fientes de hiboux qui couvraient le toit. A cinq heures trente, elle entendit la voiture de son mari rentrer et se composa une mine paisible. Vernon s'énerva contre quelque chose devant la maison, mais Pétunia supposa que ce devait-être la moto et ne l'interrogea pas plus avant, toujours décidée à ne pas parler à son mari de ce qu'elle avait vécu. Ce fut plus facile qu'elle ne l'aurait pensé, car sa présence la rassurait. Elle ne connaissait personne de sensé qui eût osé s'en prendre à la bedaine de Vernon Dursley.

Mr Dursley avait passé une journée agréable et parfaitement normale. Du moins, c'est ce qu'elle se borna à retenir de leur conversation hésitante, nerveuse, durant laquelle il ne cessa d'éviter son regard. Au cours du dîner, il lui détailla le nouveau contrat qu'il avait prévu de signer et les nombreuses fois où il avait houspillé sa secrétaire. De son côté, elle lâcha quelques commentaires sur les problèmes de famille de Mrs Hayle, et la façon de s'exprimer si gracieuse et subtile de leur petit Dudley.

Elle s'efforça de se conduire le plus normalement du monde et, après avoir mis Dudley au lit, alla préparer du thé pour elle et son mari. Alors que la bouilloire chauffait, elle jeta un regard irrité à la fenêtre. Pas de hibou cette fois, mais un son tout aussi agaçant.

Il faisait nuit et, quelque part dans le voisinage, un chien hurlait à la mort.

« — Il ne pourrait pas se taire ! » Rouspéta-t-elle, jetant vivement les sachets de thé dans le bol.

Sans doute était-ce un de ces chiens errants à la fourrure infestée de puces, et qui déposaient toujours leurs déjections aux endroits les plus inappropriés. Pétunia fronça le nez de dégoût, songeant à sa mésaventure de l'après-midi et la fiente dans laquelle elle avait marché. Elle avait jeté plus tôt sa chaussure intacte, se refusant à aller chercher l'autre en-dehors de chez elle.

Elle versa l'eau bouillante dans les tasses et les apporta au salon. Son mari regardait le journal télévisé, profondément enfoncé dans son fauteuil et l'air singulièrement raide. Elle jeta un coup d'œil à la télévision et ne vit pas de nouvelles trop atroces, à l'exception des habituelles catastrophes dans les pays de l'Est, dictatures et attentats, qui se succédaient sans trêve depuis une éternité. Aussi longtemps qu'elle se souvienne, en fait. Elle chassa vite le début de pitié qu'elle éprouvait pour ces gens en se disant qu'au moins, sa famille était à l'abri. Pas de problème concernant la Grande-Bretagne au journal. Apparemment la météo venait juste d'être annoncée.

« — Tu as entendu ce chien ? Commenta-t-elle avec une moue de désapprobation qui retroussa ses lèvres sur ses dents. Il n'arrête pas son cirque depuis ton retour. »

Vernon grommela en hochant la tête. Il paraissait soucieux.

« — Je sais. Il était déjà là, ce matin, je l'ai vu devant le panneau qui indique le nom de la rue. Et tout à l'heure, j'ai dû le faire dégager de devant l'entrée. »

C'était donc contre le chien qu'il s'était énervé il y avait peu. Il avait le ton nerveux en racontant cela, et elle décida de ne pas insister. Cependant, Vernon s'éclaircit la gorge et commença avec hésitation :

« — Euh… Pétunia, ma chérie, tu n'as pas eu de nouvelles de ta sœur récemment ? »

Pétunia se figea. La lettre déchirée de Lily était comme imprimée sur sa rétine. Elle avait fait bien attention à ce que Vernon ne la voie pas, pourtant… Savait-il quelque chose ? Quelque chose dont elle-même n'avait pas connaissance, quelque chose que tout le monde savait mais qu'elle était la seule à ignorer, elle, sa propre sœur ?

Toutes mes condoléances.

« — Non, répondit-elle sèchement. Pourquoi ? »

Elle pouvait toujours prétendre qu'elle était furieuse qu'il ait prononcé son nom et non pas inquiète, sans qu'elle puisse déterminer exactement pourquoi. Elle faisait toujours semblant de ne pas avoir de sœur, et Vernon croyait dur comme fer que Pétunia ne pensait jamais à elle ni à son monde.

« — Ils ont dit un truc bizarre à la télé, grommela son mari. Des histoires de hiboux… D'étoiles filantes… Et il y avait tout un tas de gens qui avaient un drôle d'air aujourd'hui. »

Instantanément, Pétunia repensa à Mrs Figg, échevelée et en larmes, dont les mots l'avaient hantée toute l'après-midi. Sa gorge se noua. Espérant qu'il en dirait plus, elle lança :

« — Et alors ?

— Rien, se rétracta-t-il, je me disais que… Peut-être… ça avait quelque chose à voir avec… Sa bande… »

Elle s'efforça de ne rien répondre, mais le visage du propriétaire de la moto flottait dans son esprit à présent, aussi clairement que la lettre de Lily. Voyant son air crispé et la manière dont elle buvait son thé à petites gorgées, Vernon n'insista pas. Il n'osait visiblement pas prononcer le nom des Potter, craignant peut-être une crise de colère de son épouse. A la place il dit, d'un ton faussement dégagé qu'elle n'eut aucun mal à percer à jour :

« — Leur fils… Il a à peu près le même âge que Dudley, non ? »

Les craintes de Mrs Dursley quand à une éventuelle contamination de son petit trésor revinrent en force. A croire que Vernon le faisait exprès. Elle serra ses lèvres l'une contre l'autre, retenant les mots furieux, la déception et la peur. Il est né le 31 juillet, songea-t-elle avec hargne. Comme si elle avait pu lui faire ainsi entendre ses pensées. Elle frémit. Quelle idée détestable. Ces gens lui faisaient envisager de ces horreurs… A la place, elle fit donc semblant de ne pas être sûre et rétorqua :

« — J'imagine.

— Comment s'appelle-t-il, déjà ? Insista Mr Dursley. Howard, c'est ça ? »

Elle était sûre à présent qu'il lui cachait quelque chose, tout comme elle lui dissimulait une partie de la vérité à propos de sa journée. Lui si distant par rapport aux Potter, pourquoi sinon aurait-il posé toutes ces questions ? Elle fronça le nez. Howard. Non, seigneur. Le visage d'une petite fille rousse, rieur et constellé de taches de son, apparut dans son esprit. « Howard, quel prénom horrible, Tunie ! On dirait celui d'un grand-père ! Non, moi, le prénom que je voudrais donner si j'avais un bébé, ce serait… »

« — Harry, dit Pétunia, la bouche sèche. Un nom très ordinaire, très désagréable, si tu veux mon avis. »

Elle mentait. Et pour la première fois depuis longtemps, le mensonge qu'elle maniait si bien prenait un goût amer. C'était elle qui avait dit ce prénom pour la première fois à Lily, alors qu'elles étaient toutes petites. C'était elle qui lui avait dit qu'elle l'aimait la première. Et Lily, rêveuse, avait adopté ce prénom. Harry. Le rendant inutilisable, car souillé dans sa bouche de petite ignominie, entaché de son affection.

Pétunia ne voulait pas d'un prénom qui aurait pu lui rappeler sa sœur et les choses qu'elle appréciait, car les choses qu'elle appréciait étaient forcément anormales elles-aussi, pour avoir attiré son attention. Ne serait-ce que les fleurs des champs qu'elle aimait cueillir pour en faire de gros bouquets, ou les livres de Sherlock Holmes dont elle devinait toujours la fin, trop peu fantaisiste à son goût. Alors Pétunia l'avait banni à son tour, ce nom, tout comme elle avait bannie sa sœur.

Harry.

Pétunia avait l'impression que Lily lui avait volé ce prénom, alors qu'au début elle avait eu envie de le partager. C'était elle qui le lui avait fait connaître et Lily se l'était approprié, le privant du droit de l'utiliser pour son bébé. Qui, à la place, avait été prénommé Dudley. Et pas Harry.

Et à chaque fois qu'elle voyait son enfant, qu'elle l'interpellait, Pétunia avait une hésitation. Minime, imperceptible, infâme. Le prénom qu'elle aurait voulu lui donner se pressant sur sa langue. A chaque fois qu'elle imaginait Harry, elle voyait son propre fils. Et quand elle voyait son propre fils, elle ne pouvait s'empêcher de se demander si Harry lui ressemblait.

« — Ah oui, répondit finalement Mr Dursley d'une voix un peu étranglée, interrompant sa réflexion. Oui, je suis d'accord avec toi. »

Ces mots ne firent qu'alourdir l'amertume qui pesait sur le cœur de Pétunia. Elle se sentit satisfaite en voyant le teint grisâtre de son mari alors qu'il considérait sa réponse. Il n'avait qu'à pas ramener tout cela sur le tapis ! Songea-t-elle férocement. Maintenant, qu'il se débrouille avec ce qu'il avait appris, quoi que cela puisse être. Et durant tout le reste de la soirée, qui se déroula dans un silence de plomb uniquement rompu par la télévision, elle fit de son mieux pour ignorer la peur qui commençait à forer sa place en elle, martelant les condoléances d'Arabella Figg.

Ni l'un ni l'autre ne dirent un mot de plus à ce sujet tandis qu'ils montaient l'escalier pour aller se coucher. Mrs Dursley se rendit dans la salle de bains et passa sur son visage un coton mouillé, imprégné de démaquillant. Habituellement, elle évitait son reflet alors qu'elle accomplissait cette action. Mais aujourd'hui, tout était différent. La situation ne pouvait pas être pire. Elle observa donc, fascinée, les véritables contours de ses yeux réapparaître sous les petites touches de coton, et les taches de rousseur éclore une à une sur sa poitrine maigre, parsemée de milliers de petits grains.

Elle frissonna et referma vivement son peignoir, comme si elle avait surpris quelqu'un en train de l'espionner. Les reflets roux dans ses cheveux blonds la narguaient. Elle se promit d'acheter une bouteille de teinture et alla rejoindre son mari dans leur chambre.

Immédiatement, elle comprit que quelque chose n'allait pas. Encore.

« — Vernon ? »

Mr Dursley avait une posture étrange, debout, immobile, à regarder par la fenêtre de la chambre. Lorsqu'il constata que sa femme l'avait vu, il eut un sourire nerveux et s'écarta rapidement, comme un enfant pris en faute. Elle s'approcha de la fenêtre et observa. Une sensation gelée envahit tout son corps lorsqu'elle croisa, levés vers eux, braqués sur la fenêtre, deux yeux jaunes sauvages qui luisaient dans la nuit. Elle eut un mouvement de recul, le récit très ancien d'une malédiction lui revenant en mémoire… Puis elle s'aperçut de son erreur. La créature n'était pas un monstre.

C'était un gros chien noir hirsute, assis sur le muret de devant chez eux.

La bête émit un gémissement plaintif, puis un jappement. Elle semblait lui demander de descendre la rejoindre. La femme et le chien se fixèrent, comme s'ils se comprenaient parfaitement, sans avoir besoin de mots. Il y eut quelques secondes en suspens, durant lesquelles Pétunia eut le souffle coupé.

Devant chez elle. Ce… Ce démon osait venir devant chez elle… La regarder, comme ça, avec ces pupilles flamboyantes si… Tristes… Non !

Pétunia ferma sèchement les stores. Le chien aboya, puis laissa échapper un long geignement désespéré. Elle entendit cliqueter ses griffes dans la cour, puis il gratta le mur en gémissant pitoyablement. La suppliant de descendre, entendre ce qu'il avait à… dire… Son cœur battait la chamade, et ses mains tremblaient. Son mari demanda, inquiet :

« — Quelque chose ne va pas, ma chérie ? »

Oui ! Songea-t-elle avec force, les yeux étroitement clos pour retenir des larmes de détresse. Oui, bien sûr que quelque chose ne va pas ! Parce que ça n'est jamais allé bien ! Jamais dans le sens qu'il fallait ! Jamais pour moi, toujours pour elle, toujours pour eux ! Et je les déteste, je vous déteste tous !

A la place elle répondit, ravalant sa rancœur une fois de plus :

« — Il faudra chasser ce chien s'il revient, demain. Il risque de gratter les plans de tulipes. »

Elle évita d'un mouvement d'épaule la main hésitante de son mari, qui cherchait à la réconforter, et s'enfouit sous les draps. Elle se sentait mal, ses yeux la brûlaient et son cœur refusait de ralentir la cadence.

Son mari vint se coucher à ses côtés. Il s'agita longtemps, se tournant et se retournant dans le lit. Pétunia fit semblant d'être profondément endormie au bout d'un quart d'heure, temps qu'elle jugeait raisonnablement plausible. Puis, après quelques ronflements de son mari qu'elle réprima d'un coup de coude, elle parvint enfin à s'assoupir.

Elle sombra dans un rêve où sa sœur, réduite à la taille d'une miniature, la contemplait en silence de l'intérieur du mixeur. Ses mains étaient posées contre le verre. Ses yeux sinistres, morts, prenaient soudain l'apparence de ceux d'un gros hibou, qui s'envolait pour venir lui becqueter le visage. Au loin, un enfant pleurait. Dudley.

Ou Harry.

Tandis que Mrs Dursley se laissait emporter par un sommeil agité de cauchemars, le chien près de la maison, lui, ne montrait aucun signe de somnolence. Après un long moment passé à gratter tantôt le mur, tantôt la porte des Dursley, allant même jusqu'à se jucher sur ses pattes arrières pour appuyer son museau humide contre la sonnette, il abandonna. Il leva sa grosse tête noire au ciel, et poussa un long hurlement douloureux qui évoquait celui d'un loup. Puis il resta à regarder les nuages, mélancolique.

Abîmé dans ses pensées et ses rêves, il n'eut aucune réaction lorsqu'une portière de voiture claqua dans la rue voisine, ni quand Mrs Dogson hurla de faire dégager cet animal bruyant, ni même quand deux hiboux passèrent au-dessus de lui. Il était presque minuit lorsqu'il bougea enfin, tournant la tête vers l'angle de la rue. Pourtant, il n'y avait pas eu un bruit. Rien, en tous cas, qui ait annoncé l'apparition soudaine et silencieuse qui venait de se produire : un homme avait surgi de nulle part dans une lueur bleutée. En le voyant avancer dans sa direction, le chien jappa et se redressa, sa queue touffue battant contre le sol.

L'homme était très vieux, mais se tenait droit et marchait d'un pas alerte. Sa haute silhouette dégageait une impression de majesté. Il était vêtu d'une façon qui aurait fait jaser les habitants de Privet Drive. Une lourde cape violette lui recouvrait les épaules, et balayait le sol par à-coups. Elle rendait sa silhouette imposante, mais lorsque ses bottes munies de boucles la soulevaient, on pouvait voir qu'il n'en était rien. En-dessous, il portait des habits plus ordinaires qui dévoilaient sa maigreur. Verts sombres, sans décorations et sans luxe, ils lui donnaient l'allure d'un vieux soldat éprouvé par la guerre. A sa ceinture, qui paraissait cercler les os et non la chair, une rangée de flacons emplis de liquides était accrochée.

Il avait un visage mince, à l'expression attentive. Les mèches de sa barbe, blanches et inégales, reposaient sur sa poitrine et donnaient l'impression d'avoir échappé de justesse à un incendie. Il en était de même pour ses cheveux, noués d'un cordon d'argent entre ses omoplates, et aux pointes noircies et rongées par les flammes. Son nez était tordu, sans doute cassé plusieurs fois sa peau sillonnée de rides, et criblée d'innombrables cicatrices et traces de brûlures récentes. Une coupure rouge mal refermée zébrait sa tempe gauche. Ses yeux bleus, bien qu'enfoncés dans leurs orbites par la fatigue et la privation, pétillaient derrière ses lunettes en demi-lune. Ils demeuraient incroyablement vivants, et ne cessaient de bouger dans un sens ou un autre.

Cet homme s'appelait Albus Dumbledore.

Pour l'heure, ses lèvres étirées en un léger sourire, Albus Dumbledore examinait la grosse moto noire rangée contre le muret des Dursley. Il se pencha et s'accroupit avec une souplesse surprenante pour un si vieil homme. Puis il posa un doigt sur les pétales fermés de la tulipe autour de laquelle la chaîne était enroulée.

« — De la belle magie. » Dit-il d'un ton rêveur, et un brin admiratif.

La tulipe semblait ravie de la présence de cet homme, si bizarre soit-il. Elle avait entrouvert sa corolle, et à présent, sa couleur rougissait. La plante se dandinait sur sa tige, coquette, et Dumbledore eut un petit rire. Nul doute que si la fleur avait eu des membres humains, il l'aurait gratifiée d'un élégant baisemain. A la place, il rajouta un peu de terre sur certaines des racines qui dépassaient du sol, et se redressa sans un bruit.

Il sembla alors s'apercevoir qu'il était observé, car il leva brusquement les yeux vers le chien qui avait toujours le regard fixé sur lui à l'autre bout de la rue. L'animal gardait la tête penchée sur le côté, et la langue pendante. Dumbledore se détendit, alors qu'une seconde plus tôt, il paraissait prêt à bondir.

Pour une raison quelconque, la vue du chien parut l'attrister. Il murmura :

« — J'aurais dû m'en douter. »

Plongeant la main sous sa cape, il tira de l'étui accroché à sa taille un long bâton de bois fin. Au moment où il le leva dans les airs, pliant son poignet en arrière et donnant un petit coup sec, tous les réverbères de la rue de Privet Drive s'éteignirent simultanément, en une rafale de petits claquements semblables à des pétards. Sa tâche accomplie, il baissa la baguette mais ne la rangea pas. Il la tenait d'une manière très particulière, comme une arme que l'on cesse de pointer pour ne pas paraître menaçant, mais dont le cran de sécurité est ôté. Elle le rendait encore plus impressionnant.

La main qui ne tenait pas sa baguette avait elle-aussi quelque chose d'étrange. Elle était gantée, et sous le cuir qui la recouvrait, on pouvait deviner des arêtes squelettiques. Le gant arrivait au-dessus du coude, comme ces protections qu'enfilent les dresseurs de rapaces pour ne pas que les serres leur griffent le bras.

Il ne restait plus aucune lumière dans la rue, à part deux points jaunes qui brillaient au loin : c'étaient les yeux du chien, toujours fixés sur lui. Si Pétunia Dursley avait encore été réveillée en cet instant, et avait regardé par la fenêtre, elle aurait été incapable de voir le moindre détail de ce qui se passait.

Dumbledore marcha jusqu'au numéro quatre de la rue, et observa la plaque dans un silence grave. Il tournait le dos au chien, qui finit par s'avancer vers lui en voyant qu'il ne se décidait pas à venir de lui-même. La respiration de l'animal était plaintive, souffreteuse, comme s'il était blessé. Une fois parvenu tout près de l'homme, il poussa un aboiement bref, bien loin de ses hurlements déchirants. Cela sonnait comme un reproche, ou une interpellation. Dumbledore se contenta de dire :

« — J'imagine que je vous dois des explications, Sirius. »

Il se retourna pour regarder le chien, mais celui-ci avait disparu. Dumbledore fixait à présent un homme aux traits tirés. Il était jeune, une vingtaine d'années, et très beau, bien qu'un peu maigre. Mais le désespoir qu'on lisait sur son visage lui donnait l'air plus vieux que son âge. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules et ses prunelles sombres. La paire de goggles qui pendait autour de son cou et son blouson de cuir achevaient d'éliminer le doute : il s'agissait du propriétaire de la moto qui avait bouleversé le morne quotidien de Privet Drive. Il regardait Dumbledore avec des yeux fixes, écarquillés, comme s'il avait pu lire une réponse essentielle sur son visage. Il était très pâle.

Le premier mot qu'il parvint à articuler fut :

« — Pourquoi ? »

Sa voix était rauque et éraillée, et rappelait les cris du chien. Dès qu'il eut posé cette question, il se mit à trembler maladivement.

« — Pourquoi ? Répéta-t-il.

— Je suis navré, Sirius. » Fit Dumbledore tout bas.

Mais Sirius ne l'écoutait pas. A présent, il parlait précipitamment, sans reprendre son souffle, comme s'il avait attendu toute la journée pour déverser ce qu'il avait sur le cœur.

« — Pourquoi, par la barbe de Merlin, pourquoi n'avez-vous pas laissé James et Lily faire de moi leur Gardien du secret ? Avec moi, ils auraient été en sécurité ! Avec moi, ils seraient encore là ! Je n'aurais rien dit, même sous la torture, je serais resté caché, je les aurais protégé mieux que ce… Que ce… »

Il suffoquait. Albus Dumbledore répondit d'une voix sourde :

« — Confier le secret au jeune Barty Croupton paraissait être la meilleure solution, Sirius. Un Auror si prometteur et dévoué…

— Si prometteur ? Si dévoué ? »

Sirius Black éclata d'un grand rire qui ressemblait à un aboiement, un rire terrible, qui tordit son beau visage en une expression presque démente. Puis le malheur voûta de nouveau ses épaules, qui tressaillirent sous la force des sanglots. Il se détourna pour ne pas croiser le regard navré de Dumbledore. Il reniflait et tâchait d'essuyer ses yeux rougis, derrière le rideau de cheveux noirs.

« — Si prometteur, fit-il tout bas, qu'il a réduit Trelawney en miettes. Des cendres, Dumbledore, c'est tout ce qui restait.

— Tout le monde déplore cette perte, Sirius.

— Pas autant que moi ! Fulmina le jeune homme. Cette pauvre Sybille… Elle venait juste d'entrer dans l'Ordre… Elle était tellement triste pour James qui était déjà m… M… Mort… Et pour Lily… »

Ce nom sembla briser toute sa résistance. Il chancela et alla s'écrouler sur le muret, enfouissant son visage dans ses mains. Dumbledore respecta quelques minutes son silence, puis vint s'asseoir à côté de lui. Sans le regarder, il dit :

« — J'ai moi-même fait passer un entretien à Croupton Junior avant de lui confier ce poste. Vous savez bien à quel point je suis… Réservé… Envers les recrues qu'a pu former lui-même l'ancien chef du département des Aurors. A plus forte raison celles qu'il me recommande personnellement. Il semblait que pour une fois, nous avions à faire à quelqu'un de fiable. Je me suis trompé, Sirius, et je ne commettrai pas de nouveau cette erreur. S'il y a une faute à imputer à quelqu'un, c'est à moi qu'il faut l'attribuer. Pas à vous, cessez de vous flageller. Je suis seul responsable. »

Il inclina légèrement la tête, comme s'il lui donnait l'autorisation de le frapper s'il lui en venait l'envie. Mais Sirius Black tressaillit, horrifié à cette idée.

« — Professeur, répliqua-t-il, changeant brusquement son accusation en réconfort, ne dites pas de bêtises. Un garçon de si bonne famille, et si talentueux, personne n'aurait pu se douter que…

— Ah, la famille, fit Dumbledore avec un sourire sinistre. Ce n'est nullement une preuve de bonne foi, vous avez pu en faire l'expérience. Quant au talent, il est peut-être encore plus trompeur et dangereux. Du talent, j'en ai à foison, si vous me permettez cette absence de modestie, mais mes erreurs et mes négligences n'en sont que plus considérables. »

Il avait l'air épuisé en cet instant. Sirius hésita un peu, mains posées sur ses genoux, puis lui tapota maladroitement l'épaule.

« — C'est gentil, Sirius, le remercia Dumbledore d'un ton plus léger.

— De rien, professeur, répondit le jeune homme dont les joues pâles avaient pris une couleur rouge soutenue.

— Allons, allons. A présent, vous n'avez plus besoin de m'appeler ainsi. Et si nous étions encore à l'école, je vous aurais sans doute mis une retenue. Rester toute une journée à aboyer et vous lamenter dans un quartier Moldu…

— Vous aussi vous feriez peut-être cela, si on avait assassiné votre meilleur ami, rétorqua Sirius d'un ton acide, des larmes brillant de nouveau dans ses yeux noirs.

— Peut-être, en effet, murmura Dumbledore. Les gens au désespoir ont souvent des comportements curieux. »

Le nom de Trelawney flotta sur les lèvres de Sirius Black, mais il ne le prononça pas. A la place, il détourna les yeux, fixant obstinément un des réverbères éteints. Il semblait mal à l'aise et lançait au professeur des regards furtifs, comme hésitant à poser une question qui lui brûlait la langue. Dumbledore, lui, s'était perdu dans ses pensées, sans apparemment prêter attention à son débat intérieur.

« — Profe… Albus, dit finalement le jeune homme d'un ton déterminé, vous n'avez pas répondu à ma question. Pourquoi m'avoir empêché de devenir Gardien du secret ? »

Dumbledore hocha la tête, comme s'il était content que le sujet vienne sur le tapis, ou qu'il était heureux de la ténacité de son ancien élève.

« — Je ne doute pas un instant de votre loyauté, Sirius, répondit-il lentement. Cependant, vous étiez une cible trop évidente. Il existe bien des moyens d'arracher une information à un sorcier. La mémoire, les souvenirs, n'ont plus de secrets pour Gellert Grindelwald depuis longtemps. La torture de même. Vous vous souvenez sans doute de ce qui est arrivé à votre cousine. »

Sirius Black frissonna, et un observateur n'aurait su dire si c'était à cause de la brise glaciale qui avait soudain agité ses cheveux longs, du nom de Gellert Grindelwald, ou bien de l'évocation de sa cousine.

« — Bien sûr que si, je m'en souviens, lâcha-t-il avec aigreur. Horrible, vraiment.

— Il n'y avait pas plus fidèle. C'était également une sorcière d'une grande habileté. Ce qui n'a pas empêché les serviteurs de Grindelwald de lui arracher un à un tous ses secrets, et la laisser dans l'état où chacun la connaît à présent. »

Sirius frémit de nouveau, et cette fois, il était évident qu'il repensait au sort de la jeune femme. Il croisait et décroisait ses mains sur ses genoux, nerveux. On sentait qu'il allait bientôt en venir au cœur du sujet.

« — Et… Parlant de ce qui est arrivé à ma cousine… Puisque celui qui a protégé les Londubat est, selon vous, l'un des seuls sorciers à pouvoir résister à ce genre de traitement… Pourquoi ne pas avoir fait… de lui… Le Gardien du secret des Potter ? »

Son ton était lourd de reproches. Dumbledore hocha la tête. Ses yeux bleus ne le regardaient pas, ils semblaient réexaminer ses propres choix, et les jauger.

« — Comme je l'ai dit, mes erreurs sont considérables. Je pensais, j'étais même certain que Grindelwald choisirait les Londubat pour cible, et délaisserait les Potter. Il semblerait que malheureusement, il ait appris plus que ce que je ne le pensais durant ces dernières années, et n'ait pas choisi de restreindre ses critères à la pureté du sang. »

Il s'interrompit. Fouillant sous sa cape, il effleura plusieurs fioles et flasques accrochées à sa ceinture, puis choisit un esquimau à l'emballage orné de dessins de citrons. Il le déchira calmement sous le regard dérouté de Sirius.

« — J'ai donc accordé mes priorités à ce que je pensais être les siennes, et j'ai choisi pour Neville l'homme que je pensais être le gardien le plus sûr, capable de tenir tête à Gellert Grindelwald si jamais cela s'avérait nécessaire. »

Il hocha la tête d'un air sombre, ne touchant pas à son esquimau malgré qu'il l'ait entièrement déballé.

« — Je dois également vous avouer que, comme je l'ai dit tout à l'heure, je conserve une certaine réserve à son égard. C'est pourquoi j'ai décidé de l'affilier aux Londubat. J'ai pensé… J'ai préféré l'éloigner de la famille Potter.

— Une certaine réserve ? »

Sirius avait l'air soulagé et décontenancé à la fois. Il fronçait de plus belle ses épais sourcils noirs, tentant de déchiffrer les traits de Dumbledore dans l'obscurité. Il se fit violence quelques instants, puis déclara tout à trac :

« — Certes, il n'est pas recommandable, mais… Enfin, il déteste Grindelwald. Et c'est peu de le dire.

— En effet, c'est un point dont personne ne peut douter, confirma Dumbledore, qui semblait satisfait à cette idée. Il a des raisons pour le moins logiques de le haïr. Je pense pouvoir affirmer qu'il ne rejoindra jamais son armée. En revanche, et c'est le point sur lequel je demeure méfiant, je suis également certain qu'il est prêt à utiliser tous les moyens possibles pour le vaincre, même les moins honorables. Vous savez aussi bien que moi que pour lui, la fin justifie les moyens. »

Sirius attendit à peine qu'il ait achevé sa phrase pour poursuivre :

« — Mais enfin, vous lui avez confié un poste, Dumbledore ! Comment avez-vous pu le faire Gardien du secret des Londubat, et de surcroit lui donner du travail, si vous n'avez pas confiance en lui ? Si vous pensez qu'il est du côté des forces du mal ? »

Dumbledore sembla soudain absorbé par la contemplation du ciel nuageux, comme l'avait été le chien en début de soirée. Il se donna un moment pour répondre.

« — Je ne pense pas précisément qu'il est du côté des forces du mal, comme vous le dites Sirius. Je crois en revanche qu'il est prêt à les utiliser afin de détruire ce qui selon lui est encore plus diabolique.

— Et c'est cet homme- que vous avez fait professeur ? »

Sirius était exaspéré de ne pas comprendre où il voulait en venir. Dumbledore mordit dans son esquimau au citron et reprit d'une voix tranquille :

« — En des temps si troublés, je souhaitais offrir la meilleure protection possible aux élèves de l'école. Il est le plus qualifié dans son domaine. Un spécialiste comme on en rencontre peu. Vous-même n'avez pas eu à vous plaindre de son enseignement, n'est-ce pas ?

— Non, concéda Sirius avec raideur. Mais…

— Je comprends ce que vous voulez dire, l'apaisa-t-il. Disons que le garder à l'école me permettait de garder un œil sur lui, et de limiter ses… Débordements. Ensuite, les Londubat ne l'intéressent que très peu, malgré la potentialité du petit Neville. Ce qui le fascine dans sa quête acharnée pour tuer Grindelwald, ce sont les Potter ou, pour être plus exact, leurs origines familiales. »

Sirius se figea. Il tourna un regard pénétrant vers Dumbledore, qui mangeait toujours son esquimau. Jamais un chien, ou un homme, n'avait fixé le professeur si intensément.

« — Vous voulez dire… Les Pevere…

— Il y a des noms, l'interrompit fermement Dumbledore, qu'il ne vaut mieux pas prononcer à voix haute.

— Je pensais que la peur d'un nom accroissait la peur de la chose elle-même, l'imita Sirius avec un zeste d'ironie.

— Certes. Mais ce n'est pas la peur qui me fait taire ce nom. Plutôt la prudence. Aussi sûr que cette tulipe se fait belle à l'approche d'un homme, n'importe quoi peut avoir des oreilles de nos jours. Même l'objet le plus inattendu. »

A la mention de la tulipe, Sirius parût légèrement embarrassé, comme s'il s'attendait à recevoir une réprimande. Mais le professeur Dumbledore souriait, tournant le bâton de la glace entre ses doigts.

« — C'est vraiment charmant, cette chaîne antivol, commenta-t-il d'un air joyeux. C'est vous qui l'avez créée, je présume ?

— En effet, murmura Sirius, se renfonçant dans son manteau de cuir pour couper le vent glacé. Lily m'avait donné l'idée. »

Son visage se crispa de nouveau. Tous deux restèrent silencieux un long moment, puis Sirius demanda :

« — Mais cette moto n'a pas été très remarquée, comparée aux autres événements de la journée, n'est-ce pas ? Les hiboux, les rumeurs qui circulent… Tous ces gens qui sont sortis dans les rues en habits de sorciers…

— En effet. Il m'a semblé que Dedalus Diggle avait créé un véritable feu d'artifice dans la région du Kent. Magnifique, soit dit en passant.

— Vous savez ce que tout le monde dit, Dumbledore, sur les raisons de sa fuite ? Le coupa Sirius. Ce qui a fait battre en retraite Gellert Grindelwald, jusqu'à le pousser à quitter le pays qu'il avait mis tant de temps à atteindre ? »

Apparemment, Sirius Black venait d'aborder le sujet qui lui tenait le plus à cœur, la véritable raison qui l'avait décidé à attendre toute la journée dehors, par une température glaciale. A l'évidence, il n'avait pas l'intention de croire ce que « tout le monde » disait tant que Dumbledore ne lui aurait pas confirmé qu'il s'agissait bien de la vérité. Dumbledore, cependant, était occupé à choisir un autre esquimau et ne lui répondit pas.

« — Ce qu'ils disent, poursuivit Sirius, c'est que Grindelwald est venu hier soir à Bristol pour y chercher Lily, qui était toute seule parce que J… James… Etait déjà m… Mort… Il y a trois jours… »

Sa voix s'éteignit, puis il se reprit :

« — A ce qu'on dit, Lily a cherché à l'arrêter mais… Mais il l'a… Tuée… »

Dumbledore inclina la tête. Sirius avait du mal à reprendre sa respiration, mais parvint à dire d'une voix tremblante :

« — Et ce n'est pas tout… On dit qu'il a voulu tuer Harry… Ce pauvre Harry, qui a à peine un an… Mais qu'il a soudain reculé… Qu'il est parti de la maison en courant, sans le toucher… Et, alors qu'il venait tout juste de passer les frontières de la Grande Bretagne avec ses fidèles, après tant de tentatives avortées… Qu'il a repris ses troupes et s'est retiré dans une véritable débâcle. »

Dumbledore ne dit rien.

« — C'est… C'est vrai ? Bredouilla Sirius. C'est vraiment comme ça que ça s'est passé ? Il n'a même pas pu lancer un sort à Harry, un petit garçon, et il s'est enfui ? Après tout ce qu'il a fait… Tous les gens qu'il a tués… Il n'aurait pas pu être pris de pitié, si ? Rien d'autre n'avait pu l'arrêter… Sa conquête était fulgurante… Mais, au nom du ciel, comment se fait-il que Harry ait pu en réchapper ? Sans une égratignure ? Que sa simple vue l'ait… Chassé ?

— On ne peut faire que des suppositions, répondit Dumbledore. On ne saura peut-être jamais. »

Sirius n'y tint plus, et se leva pour faire quelques pas titubants dans l'allée. Lorsqu'il fut hors de portée, il sortit un kleenex de son blouson de moto et se moucha bruyamment.

Dumbledore prit une grande inspiration, sortit de sa poche une montre en or, et la consulta. Ses douze aiguilles et les petites planètes qui tournaient au bord du cadran devaient avoir un sens pour lui, car il remit la montre dans sa poche d'un air satisfait.

« — J'imagine que c'est Hagrid qui vous a dit que je me trouvais ici ?

— Oui, admit Sirius. Il était navré de ne pas pouvoir venir comme vous le lui avez demandé. Mais il s'est battu contre cette immondice de Malefoy pour le ramener en cellule, et bien sûr, il est cloué à Sainte Mangouste par un maléfice. J'espère qu'au moins, cet empaffé de Lucius sera devenu intégralement chauve. » Reprit-il férocement.

Puis il fit volte-face, ses lourdes bottes claquant sur la chaussée. Les mains sur les hanches, il arborait soudain une expression méfiante, sur la défensive.

« — Je suppose que vous n'avez pas l'intention de me dire pour quelle raison vous êtes venu dans cet endroit ?

— Je suis venu confier Harry à sa tante et à son oncle. »

Il avait prononcé soigneusement chacun de ces mots, sachant parfaitement l'effet qu'ils allaient produire sur son interlocuteur. Et en effet, cette annonce retira toute couleur restante du visage de Sirius. Pendant une bonne minute, il en resta muet. Puis il s'écria sans prévenir, menaçant de réveiller tout Privet Drive :

« — NON ! Dumbledore, cette fois-ci c'est trop ! Je ne vous laisserai pas faire ! (Il pointa un doigt tremblant de rage sur le numéro quatre de la rue). Je les connais, ces gens ! Je connais sa tante, cette femme horrible qui n'a pas changé un détail à sa routine malgré la mort de sa sœur ! C'est MOI le parrain de Harry ! Je suis celui à qui James et Lily ont confié sa garde s'ils venaient à disparaître ! J'ai des droits, Dumbledore, je suis son tuteur légal et j'exige, vous entendez, j'exige de le récupérer !

— Vous en parlez comme d'un objet, Sirius, fit Dumbledore avec une certaine froideur. Comme le dernier souvenir de James et Lily. Mais un enfant n'est pas un souvenir, peu importe combien il ressemble à ses parents. Un enfant a besoin d'une famille stable pour grandir. Pas d'un jeune homme qui bringuebale de droite à gauche, combattant Grindelwald la plupart du temps et ne se souciant guère de se faire repérer par les Moldus. »

Il aurait tout aussi bien pu lui donner une gifle. Les joues de Sirius s'empourprèrent et il recula d'un pas. Pour compenser, sa voix se haussa à chaque mot, fielleuse :

« — Vous n'avez pas le droit de me le retirer ! Je refuse, vous m'entendez ? Et je me battrais s'il le faut pour avoir sa garde ! »

Il serrait les poings, défiant, le menton levé. La colère le grandissait, et le faisait paraître intimidant. Ce n'était manifestement pas le genre d'homme à plier devant n'importe qui, et même Vernon Dursley aurait hésité à s'en prendre à ce jeune homme révolté, aux mâchoires serrées et aux yeux farouches comme ceux d'un animal. Ce n'était cependant rien à côté de Dumbledore, dont les propres yeux avaient cessé de pétiller. Soudain, il n'avait plus du tout l'air d'un vieillard. Chaque poche d'ombre dans son visage creusé de rides et de blessures devenait terrifiante.

« — Vous voulez m'intenter un procès, Sirius ? Demanda Dumbledore d'une voix parfaitement calme, mais glacée. Vous voulez me traîner en justice ? Je vous conseille de bien réfléchir, et de vous demander si vous avez une chance de gagner sans dommages. Pensez-vous un instant que si je n'avais pas d'excellentes raisons, je remettrais Harry à quelqu'un d'autre que vous ? Pensez-vous vraiment que j'irais contre son intérêt ? Ou que mon jugement est altéré, peut-être ? »

Son visage maigre, sa silhouette mangée par l'ombre, tout irradiait d'une aura de puissance palpable, comme une odeur de métal brûlant. Sirius pâlit, et fit un nouveau pas en arrière. Depuis le début de la discussion, il n'avait pas été aussi livide.

« — Je peux m'occuper de lui, Dumbledore ! » Répliqua-t-il malgré tout.

Mais sa voix était déjà moins assurée, signe que le vieux sorcier avait touché juste. Dumbledore perdit un peu de son aura effrayante, et soupira.

« — Vous êtes très jeune, Sirius.

— Du même âge que James et Lily !

— Mais ils étaient ses parents. Vous sentez-vous prêt à délaisser toute activité risquée ou peu légale, les escapades avec vos camarades, à consacrer vos jours et vos nuits à un enfant qui aura besoin de vous à chaque instant ? Un bébé, ce n'est pas un jouet, Sirius. C'est une responsabilité écrasante, que vous ne pourrez pas déléguer à quelqu'un d'autre à chaque fois que vous serez un peu fatigué, ou que vous aurez envie de faire une ballade à moto. Est-ce que vous me comprenez ? »

A présent, de grosses larmes brillantes coulaient sur le visage de Sirius. Son expression était anéantie.

« — Mais je l'aime, Harry ! Reprit-il d'une voix si étouffée, si fluette, qu'elle ne semblait pas appartenir au même homme. Je ferais de mon mieux, je vous le jure. »

Dumbledore se leva et fit quelques pas, serrant doucement l'épaule du jeune homme en pleurs. Il le ramena vers le muret à petits pas.

« — Je sais que vous l'aimez, chuchota Albus. Vous ne serez pas séparés toute votre vie. Il est d'ores et déjà inscrit à Poudlard, vous le reverrez lorsque le temps sera venu pour lui de retrouver notre monde. Mais ceci est le meilleur endroit pour lui. Son oncle et sa tante lui expliqueront tout lorsqu'il sera grand. Je leur ai écrit une lettre.

— Une lettre ? Répéta Sirius d'une voix éteinte, en se rasseyant sur le muret. Dumbledore, vous croyez vraiment qu'il est possible d'expliquer tout cela dans une lettre ? Des gens pareils seront incapables de comprendre Harry ! Il va devenir célèbre ! Une véritable légende vivante ! On écrira des livres sur lui ! Tous les enfants sorciers de Grande-Bretagne connaîtront son nom !

— C'est vrai, dit Dumbledore en le regardant d'un air très sérieux par-dessus ses lunettes en demi-lune. Il y aurait de quoi tourner la tête de n'importe quel enfant. Etre célèbre avant même d'avoir appris à parler et à marcher ! Célèbre pour quelque chose dont il ne sera même pas capable de se souvenir ! Ne comprenez-vous pas qu'il vaut beaucoup mieux pour lui qu'il grandisse à l'écart de tout cela jusqu'à ce qu'il soit prêt à l'assumer ? »

Sirius ouvrit la bouche. Il parut changer d'avis, avala sa salive et répondit au prix d'un effort visible :

« — Si… Si c'est ce qu'il y a de mieux pour lui… »

Dumbledore acquiesça avec douceur, puis sortit de nouveau sa montre étrange, et la consulta. Sirius le regarda faire avec une curiosité morose et demanda :

« — Comment Harry va-t-il arriver jusqu'ici ? »

Il examinait avec suspicion la cape de Dumbledore, comme s'il pensait que son filleul était peut-être caché dessous.

« — Justement, murmura Dumbledore, je crois qu'il ne devrait pas tarder. Il est toujours à l'heure. »

Sirius plissa les yeux, déconcerté, puis les écarquilla lorsqu'il comprit. Un rire nerveux sortit de sa gorge.

« — Vous êtes incompréhensible, Dumbledore. Ne venez-vous pas de me dire qu'il n'était pas sage de le laisser approcher de Harry ?

— Et ne viens-je pas de vous dire, répliqua Dumbledore poliment mais fermement, que mes erreurs nous avaient déjà coûté beaucoup, à tous ? Après mon duel raté et la trahison de Croupton…

— Professeur, s'offusqua Sirius, personne ne vous en veut de votre défaite ! Vous avez été lui faire face, ce que personne n'avait osé auparavant ! Grindelwald est surpuissant, et il est déjà heureux que vous soyez parvenu à en revenir. Imaginez la catastrophe si vous aviez été retenu plus longtemps à Nurmengra…

— …j'ai pensé qu'il vaudrait mieux, au contraire de mes premières suppositions… Reprit Dumbledore comme s'il n'avait jamais été interrompu. …essayer de rapprocher ceux qui pouvaient encore l'être. Malgré leurs différences. C'est pourquoi je l'ai envoyé chercher Harry. Au final, l'absence de notre cher Rubeus tombe plutôt bien, en-dehors du fait qu'il a sûrement fait perdre de sa superbe à la chevelure de Lucius Malefoy, bien sûr.

— Cet homme n'aime personne, rétorqua vivement Sirius, ignorant sa dernière phrase. Enfant ou adulte, doué ou pas, ça ne fait aucune différence. C'est peut-être un génie, mais il n'a pas de cœur.

— Sur ce point, dit Dumbledore d'une voix très, très basse, je pense que vous vous trompez. Je pense que tout le monde se trompe. Même moi peut-être. »

Puis il se redressa, époussetant sa robe le plus naturellement du monde, et annonça calmement :

« — Tenez. Le voilà. »

Sirius sursauta et se retourna d'un bond, scrutant les alentours. Dumbledore, lui, resserra sa prise sur sa baguette. Ses yeux étincelèrent brièvement derrière ses lunettes. Il contemplait pensivement le ciel, caressant avec sa main gantée les effilochures de sa barbe. Sur le muret, il ne restait plus trace des esquimaux au citron, des bâtonnets de bois ou bien des emballages, comme si ceux-ci n'avaient jamais existé.

Tout d'abord, ils ne virent rien, n'entendirent rien. La nuit était parfaitement silencieuse. Même le hibou perché sur la cheminée de Mrs Figg avait cessé ses hululements, ses gros yeux jaunes braqués dans la même direction qu'eux. Le ciel sombre, où la lune faisait de timides apparitions entre les nuages, ne laissait rien voir d'inhabituel.

Puis il y eut un bruit infime, celui d'un froissement, comme lorsque le vent gonfle du tissu. Une forme noire, tel un immense oiseau sinistre, se découpa sur la lune qui venait de ressurgir. Sirius serra les dents, et sa baguette glissa hors de sa manche pour atterrir dans sa paume. Il l'agita et son extrémité devenue lumineuse nimba la rue d'une lumière fantomatique. Sirius sembla rassuré de voir à quoi il avait à faire. Dumbledore, lui, ne bougea pas, observant sans un mot la créature qui planait dans la nuit. Elle avançait vite, fendant l'air sans autres bruits qu'un sifflement ténu et cet imperceptible froissement de soies qu'ils avaient entendu tous deux. Sirius prit une grande inspiration.

« — Je ne m'y habituerai jamais. Marmonna-t-il entre ses dents, plus pour lui-même que pour Dumbledore. Saleté de magie noire. »

La chose était au bout de la rue, à présent. Elle resta quelques instants en apesanteur, sans support, volant à moindre vitesse. Les pans de sa cape flottaient derrière elle comme des ailes. Puis ses pieds touchèrent le sol. Immédiatement, un claquement sec et preste de pas se fit entendre. L'homme – car il s'agissait bien d'un homme – n'avait pas été ralenti par son atterrissage, et il continua de s'avancer vers eux comme s'il avait toujours marché dans cette allée. Visiblement, il avait l'habitude de ce moyen de transport.

A mesure qu'il se rapprochait de la lumière émise par Sirius, on le distinguait mieux. Il était très grand, et d'une maigreur inquiétante. Son visage blafard paraissait luire dans les ténèbres. Il ressemblait à une tête de mort, avec ses lèvres blanches quasi-inexistantes, les veines sombres entrelacées sur son crâne, semblables à des fissures, et surtout son nez. Un nez mutilé, aux narines réduites à deux fentes, comme celles des serpents. Elles palpitaient et frémissaient sans cesse, reniflant les odeurs de la nuit.

La seule chose d'humain chez lui, c'était ses yeux. De loin, ils avaient quelque chose d'aussi inquiétant que le reste, car ils donnaient l'impression d'être deux orbites vides. Mais une fois que l'on s'en rapprochait, on pouvait constater que la lumière se reflétait dans des iris aussi sombres que la pupille, au point que les deux se confondaient. Des yeux noirs à la fois gelés et brûlants, distants et calculateurs, emplis de vitalité et d'une intelligence terrible.

L'homme était vêtu d'habits sombres et bien coupés, faits pour ne pas entraver les mouvements, et enveloppé d'une grande cape dont les pans flottaient autour de ses chevilles. En revanche, il les avait ramenés contre lui au niveau de sa poitrine. Une bosse gonflait là le tissu, et qui ne pouvait simplement être causée par ses bras resserrés sous la cape.

Lorsque l'homme parvint à leur hauteur, il fusilla Sirius du regard, ses yeux se plissant à cause de la lumière.

« — Black, l'interpella-t-il sèchement, éteignez-moi ça tout de suite. Les Moldus ne sont pas stupides, ils vont nous voir. »

Sa voix était à l'image de son physique : froide et aigüe, sans concession.

« — Bonsoir à vous aussi, professeur ! Railla Sirius en éteignant sa baguette d'un geste. J'avais oublié : un malheureux Lumos suffit à attiser les soupçons, mais en revanche, un sortilège de magie noire permettant de voler de Bristol jusqu'à Privet Drive, c'est tout à fait acceptable.

— Vous auriez préféré que je ne m'acquitte pas de ma mission ? Demanda-t-il de cette même voix glacée, haussant un sourcil inexistant. Dumbledore, ne m'avez-vous pas demandé de venir le plus vite possible, précisant que c'était urgent, que Hagrid n'était plus à même de faire ce travail si important

— Je vois que vous êtes parfaitement remis, Tom, commenta Dumbledore d'un ton léger qui tranchait avec ceux des deux autres. Je suis heureux de constater que les sortilèges de Gregorovitch n'ont pas entamé votre verve. »

Il était plus amusé qu'autre chose. Le dénommé Tom, en revanche, plissa encore davantage les yeux et cracha :

« — Un maléfice si médiocre n'aurait pas pu entamer quoi que ce ssssoit, Dumbledore.

— Oh là là, persiffla Sirius. Attention, professeur Gaunt, votre langage vire au Fourchelang…

— Black ! »

De toute évidence, les altercations entre eux étaient monnaie courante. Ils s'avancèrent tous deux d'un pas, bouillants de colère, mais un mouvement bref sous la cape de Gaunt les stoppa immédiatement. Le visage du nouveau venu changea d'expression pour prendre un air entre l'irritation et la panique. Sirius lui-même était déconcerté, les yeux fixés sur cette bosse au niveau de la poitrine de son ancien professeur. Celui-ci la remonta contre lui, pour s'assurer une position plus confortable, et lança à Sirius un regard venimeux. On voyait qu'il n'était pas à l'aise, furieux contre le monde entier.

« — Si vous le réveillez, je vous jure que vous rejoindrez Rubeus à l'hôpital en moins de temps qu'il ne faut pour le dire ! » Feula-t-il à voix plus basse.

Mais Sirius ne semblait pas effrayé le moins du monde. Hypnotisé, il s'était approché à pas cette fois prudents, pour regarder de quoi il retournait. Le professeur, avec un soupir agacé, balaya la cape afin qu'il puisse voir.

Là, blotti contre la poitrine décharnée, enroulé dans un tas de couvertures, un bébé dormait profondément. On ne voyait pas grand-chose de lui, à part une touffe de cheveux d'un noir de jais et une petite main étroitement refermée sur la veste du professeur. Le contraste était saisissant entre cet homme squelettique, sans compassion et sans chaleur, et cette main accrochée à lui dans un abandon total. Gaunt parut encore plus mal à l'aise en le constatant, et ramena la cape sur l'enfant assoupi.

« — Suffit ! Fit-il, sa voix claquant comme un fouet. Vous puez, Black, vous allez lui refiler je ne sais quoi. Où êtes-vous encore allé fourrer votre nez ? »

Avant que Sirius ne puisse répondre quelque chose de tout aussi cinglant, le professeur Dumbledore intervint, s'avançant entre eux l'air de rien pour les séparer.

« — Vous n'avez pas eu de problème ?

— Non, répondit Gaunt, respirant lentement par le nez pour se calmer. Je l'ai récupéré dans son berceau, puis suis reparti tout de suite. Il s'est pas mal agité au début, mais il a fini par se calmer.

— Quelle surprise, murmura Sirius. Qui voudrait s'endormir alors que vous êtes dans les parages ? »

Mais le mordant de ses paroles était moindre, car il était de nouveau absorbé par la vue du bébé. Dumbledore l'examina à son tour. Comme la rumeur le prétendait, il n'avait de blessure d'aucune sorte, pas même une égratignure.

« — Impressionnant, souffla Albus, ses yeux bleus perçants contemplant le visage poupin, la bouche arrondie en un « o » muet, et enfin – ils luisirent d'intérêt –, les doigts cramponnés du bébé. Vraiment très impressionnant. »

Gaunt paraissait extrêmement énervé de toute cette attention, et de nouveau, s'empressa de soustraire l'enfant à leur vue en rabattant la cape sur lui.

« — C'est un bébé, répliqua-t-il froidement. Juste un bébé. On peut savoir ce que vous comptez en faire, Dumbledore ? »

Sirius ouvrit la bouche, prêt à le réprimander pour avoir parlé d'Harry comme d'un objet insignifiant. Mais encore une fois, Dumbledore préféra couper court à la dispute.

« — Le remettre à son oncle et à sa tante, comme Hagrid a dû vous l'expliquer, expliqua-t-il patiemment. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

— Pourquoi y verrais-je un inconvénient ? » Interrogea-t-il.

Mais ses yeux se posèrent sur le numéro quatre de la rue avec une telle désapprobation, un tel mépris, qu'on voyait qu'il aurait aimé avoir véritablement son mot à dire. En cet instant, avec ses lèvres minces pincées, il ressemblait à la tante Pétunia lorsqu'elle avait appris l'existence de la colonie de cafards qui nichait dans le sous-sol de sa maison.

« — Des Moldus ? Renifla-t-il.

— Oui, exactement, dit Dumbledore qui scrutait attentivement son visage. Des Moldus.

— Sont-ils déjà au courant de notre existence ?

— Oui. Cela devrait être plus simple pour eux, ainsi. »

Tom Gaunt semblait en douter fortement, mais il n'ajouta rien. Dumbledore tendit les bras pour prendre l'enfant, mais en voyant que Gaunt ne faisait pas mine de bouger, il le lui laissa et déposa une lettre jaunie, à l'adresse écrite à l'encre vert émeraude, sur le petit tas de couvertures.

« — Je… »

Tous deux se retournèrent. Sirius, désemparé, était de nouveau sur le point de pleurer, et ne se contenait que parce que Gaunt était là.

« — Je veux lui dire au-revoir. » Réclama-t-il brusquement, avec un air de défi.

Le professeur Gaunt leva les yeux au ciel et détourna la tête. Cette fois cependant, il semblait plus gêné qu'en colère, et laissa Sirius caresser le front du petit garçon, puis l'embrasser. Black se mordit la lèvre inférieure et se hâta de marcher un peu plus loin, pour ne pas laisser transparaître son chagrin. Le regard du professeur Gaunt était éteint, presque désolé. Au bout de l'allée, Sirius croisa les bras, refusant de regarder la scène.

Gaunt enjamba le muret du jardin, et se dirigea de son pas souple vers le palier des Dursley. Arrivé là, il contempla la porte comme si elle l'avait personnellement offensé et se tourna vers Dumbledore, sa cape bruissant autour de lui. Pour la première fois, il était clairement indécis.

« — Je le laisse par terre ? » Demanda-t-il abruptement.

Dumbledore, qui avait perdu tout entrain, lui répondit par l'affirmative. A contrecœur, Gaunt se pencha pour déposer sur le sol le petit tas de couvertures. Il s'appliqua à desserrer l'étreinte du bébé, qui s'accrochait encore à sa veste. Au dernier moment, comme un au-revoir, la petite main se referma sur l'index de l'homme, pressant le doigt osseux. Gaunt se figea. Puis il détacha la main de lui et se recula, sans un bruit, sans se retourner.

L'abandon de l'enfant avait duré moins d'une minute. La guerre, c'était la guerre. Il ne fallait pas s'attendrir. Dans la même foulée, pressé de fuir ce lieu, Gaunt adressa un signe de tête à Dumbledore alors qu'il passait devant lui.

« — Au-revoir, Dumbledore. » Dit-il simplement.

Puis il dépassa Black, toujours au bout de la rue et, sans lui accorder un mot, décolla et s'éleva dans le ciel. Il disparut progressivement, devenant de plus en plus petit, la taille d'un oiseau, celle d'une tête d'épingle, puis plus rien. Il avait disparu, laissant derrière lui une croissante impression de malaise.

Dumbledore soupira et leva sa baguette, lui faisant décrire un demi-cercle. Les lumières des réverbères se rallumèrent toutes en même temps. Privet Drive fut soudain baignée d'une lumière orangée, et Dumbledore distingua un chien gémissant, la truffe entre les pattes, à l'angle de la rue. Sa silhouette se troubla deux ou trois fois, hésitant entre l'homme et la bête. Puis Sirius Black se releva pour détacher sa chaîne antivol, avec des gestes saccadés et mécaniques. Il libéra la tulipe d'un coup de baguette puis, essuyant d'un revers de manche ses yeux ruisselants de larmes, enfourcha la moto et mit le moteur en route. Dans un vrombissement, la moto s'éleva dans les airs et disparut à son tour.

Dumbledore, resté seul, fit alors volte-face et s'éloigna le long de la rue. Il aperçut en partant le tas de couvertures devant la porte du numéro quatre.

« — Bonne chance, Harry. » Murmura-t-il.

Il se retourna et disparut dans un bruissement de cape.

Une brise agita les haies de Privet Drive. La rue était propre et silencieuse sous un ciel d'encre. Jamais on n'aurait imaginé que des événements extraordinaires puissent se dérouler dans un tel endroit.

Harry Potter se retourna sous les couvertures sans se réveiller, cherchant cette source de tiédeur qui l'avait réchauffé pendant ce long vol entre les nuages gorgés de pluie. Cherchant ce battement de cœur qui avait bercé son sommeil. Il ne les trouva pas. A la place du tissu, sa main se referma sur la lettre posée à côté de lui. Et il continua de dormir, rêvant à cet homme étrange qui l'avait tiré de son berceau, sans savoir que ce simple geste de baisser sa baguette et le prendre contre lui changeait leurs vies pour toujours. Sans savoir qu'ils se reverraient, mais que leur prochain regard ne serait échangé que dix ans plus tard, grâce à une lettre jaunie et cachetée telle que celle qu'il tenait dans sa main.

Dix ans si longs. Dix ans si brefs.

Il ne savait pas davantage qu'en ce moment même, les sorciers de Grande-Bretagne fêtaient leur toute première victoire depuis des décennies. Il ne savait pas que des gens s'étaient rassemblés en secret dans tout le pays et qu'ils levaient leur verre en murmurant : « A la santé de Harry Potter. Le survivant ! »


Note de l'auteur :

Voilà, c'est la fin du premier chapitre. Tous font, comme lui, entre trente et quarante pages. Le prochain sera titré "Du goût culinaire des fleurs", et paraîtra vers la fin du mois de novembre (la moitié du mois si je parviens à me constituer un troisième chapitre d'avance). Ah oui, et s'il y a des phrases étranges dans le chapitre, c'est que le site a certainement supprimé un point-virgule. Je l'ai relu une fois posté, mais on n'est jamais à l'abri d'une erreur.

N'hésitez pas à me dire ce que vous avez pensé de votre lecture !

Petite update : Plusieurs d'entre vous pointent des incohérences du doigt, je n'avais pas prévu ça^^'. C'est de ma faute, j'ai dû mal m'exprimer quand j'ai précisé le genre de la fic. Certains choix peuvent paraître vraiment étranges (la place accordée à certains personnages par exemple), mais c'est voulu. C'est fait pour que vous vous demandiez "mais que diable s'est-il passé pour que cette personne agisse ainsi" ? Je vous rappelle que nous sommes dans une réalité alternative. Cela signifie que les personnages ont un tout autre passé que celui que nous connaissons, et donc forcément, d'autres réactions. Vous en saurez plus bientôt, mais d'ici, là, un peu de patience...