"My eyes remember oceans."


Le noir absolu.

C'était ce dont je me rappelais le plus distinctement de mon enfance. L'obscurité écrasante autour de moi à laquelle je ne parvenais à faire face. Cela n'avait pas toujours été ainsi.

Je me souvenais des bras de ma mère autour de moi, des couverts dorés avec lesquels je jouais lors des repas, de longues robes et de peaux parfumées. Je me souvenais d'une sensation de hauteur - presque de domination - écrasante sur le reste du monde, que je contemplais du haut des falaises de Red Line.

Le monde d'en bas me paraissait si petit à l'époque. Minuscule mais vaguement familier. Je n'avais jamais été à l'aise dans les montagnes. L'air était sans doute le plus pur que j'allais jamais respirer et on pouvait presque y toucher les nuages du bout des doigts. Pourtant, quelque chose n'allait pas. En grandissant, je n'arrivais pas à comprendre le mal-être qui grandissait en moi. J'étais trop jeune. Je n'avais pas les mots pour m'exprimer.

Mon malaise s'exprimait par des crises d'angoisse à répétition, une timidité dérangeante et un besoin incongru de fuir la plupart de la compagnie humaine. Je me sentais bien plus à l'aise avec les chiens et chats, tous plus dociles et affectueux les uns que les autres, qu'avec le reste de ma famille. Je me souvenais vaguement qu'à l'époque mon père avait eu une réflexion quant à ma nature renfermée.

"On dirait presque une roturière, à se terrer dans son coin."

Combien de fois m'avait-on obligée à relever le menton pour regarder mes interlocuteurs ? Combien de fois m'avait-on traînée à des bals ou obligations mondaines sans se soucier de mes pleurs, parce qu'il était soi-disant essentiel d'être vu en société ?

A l'époque déjà, je ne parvenais pas à comprendre mes parents.

Ma mère tentait de me faire ressembler à ma soeur aînée, Fiona. Je devais subir robes et maquillage dans une sorte de mascarade écoeurante visant à me vendre au plus offrant. Nos clans fonctionnaient beaucoup de la sorte ; et nombreux étaient ceux souhaitant s'allier aux Fraser, dont le patriarche siégeait au Conseil. Mes boucles étaient inlassablement lavées, remodelées pour être parfaites, parfumées puis tirées dans tous les sens possibles et imaginables pour former des coiffures mondaines.

Mon père ne se préoccupait guère de moi. Il n'avait pas d'intérêt pour ses enfants (encore moins ses filles) tant qu'ils ne faisaient pas preuve d'initiative. Il me noyait certes sous les cadeaux, animaux comme esclaves de compagnie, mais uniquement dans le but de faire de moi une héritière acceptable. Je ne l'appris que plus tard, mais il était visiblement terrifié à l'idée que je puisse être née défectueuse. Tel un objet qu'il ne pouvait pas briser puis jeté à sa convenance. J'étais une noble, après tout : une des rares personnes au monde trouvant grâce à ses yeux pourris par la haine.

Mes frères étaient plus âgés ; plus distants, aussi. On leur pardonnait leurs caprices de ne jamais vouloir se mêler de la vie d'une soeur au moins cinq ans plus jeune qu'eux, comme tout le reste. Aaron m'inspirait autant de pitié que de colère, à jouer les harceleurs pour masquer ses propres manques. Duncan voulait tout ce qu'il lui était physiquement possible de posséder. Alexander… Quand j'y repensais, mon estomac se soulevait, tordu par la bile. Alexander avait toujours été le pire : le plus manipulateur ; le plus cruel ; le plus osé, aussi. Il ne s'était jamais contenté de soulever les jupes des filles.

J'avais un très vague souvenir de m'être écorchée le genou en tombant après avoir couru trop vite dans un couloir. Je n'avais pas l'habitude d'aller chercher de l'aide auprès de mon frère aîné, toutefois, je ne me méfiais pas trop de lui à ce moment-là. Je m'étais donc dirigée vers sa chambre. La porte n'était jamais verrouillée puisque personne n'osait jamais l'ouvrir sans sa permission. Mais il ne m'avait pas entendu frapper, ou m'avait ignorée : ma mémoire me faisait défaut. Je l'avais entrouverte.

Même enfant, j'avais compris que ce qui se passait à l'intérieur de la pièce n'était pas normal. Que les gémissements de la fille plaquée contre les draps n'avaient rien d'un jeu. Ses yeux terrifiés m'avaient cloués sur place. Ce moment n'avait duré qu'un instant, avant que la main droite d'Alexander, jusqu'alors placée entre la jeune fille et lui, ne se lève et qu'il ne tourne la tête dans ma direction. Mes yeux avaient fait un aller-retour entre son visage livide de colère et l'étrange substance blanche sur ses doigts.

Mes oreilles bourdonnaient alors si forts que je n'entendais pas les ordres qu'il m'aboyait à la figure. Je m'étais enfuie sans demander mon reste. Plus jamais je n'avais pu le regarder dans les yeux - ses yeux sombres, si similaires aux miens - sans ressentir une étrange sensation dans le creux de mon estomac. Avec l'âge, j'allais comprendre qu'il s'agissait d'un mélange de dégoût et de colère. De culpabilité, aussi.

Je n'avais alors pas encore cinq ans. Il n'y avait rien que j'aurais pu faire pour l'arrêter, ni pour aider cette fille ; ou toutes les autres. Cette impuissance m'avait rendue malade. Je n'aurais pas dû avoir conscience de la gravité de ses actes. Pourtant, cet évènement sordide avait été le catalyseur nécessaire pour retrouver mes souvenirs perdus. Petit à petit, au fil des années, ma mémoire d'une vie antérieure s'était révélée à moi. Il s'agissait parfois de rêves, parfois de déclencheurs quelconques, comme lire un article de journal sur le sujet en question ou bien d'entendre un nom familier au détour d'une conversation. J'avais pu alors prendre conscience de ce qui s'offrait à moi.

Je n'avais pas la moindre idée de comment cela avait pu arriver. Je ne me rappelais pas d'être morte ni d'avoir rencontré une quelconque puissance supérieure qui aurait pu rendre ce miracle possible. S'agissait-il d'un miracle, d'ailleurs ? J'hésitais parfois avec le terme de malédiction. On m'avait octroyée la possibilité de vivre dans un monde si différent du mien mais que je connaissais bien. Je pouvais utiliser ce savoir pour m'offrir une vie confortable ou, au contraire, m'embarquer dans des aventures délirantes. Je pouvais me permettre d'éviter les plus grands dangers à cette croisée des époques pourtant si dangereuse.

J'aurais pu utiliser mon statut pour écraser la marée montante de révolte.

J'aurais pu assouvir tous les désirs possibles et imaginables qui m'avaient un jour dévorée.

J'aurais pu faire tout cela, et bien plus, si ma conscience m'y avait autorisée.

Mais ce n'était pas moi.

Je n'avais que faire de me tenir au sommet d'un monde si funeste et violent. A l'époque déjà, le rêve de mon existence précédente restait ancré en moi. Que faire d'un amas d'or et d'influence ?

Je voulais bien plus et bien moins que ça.

Une main tendue. Des bras protecteurs. Une vie de famille paisible avec une tendre intimité.

Marie Joie ne m'apporterait jamais cela. Pour trouver ce que je cherchais, j'allais devoir me risquer au dehors pour plonger dans l'inconnu.

Car c'est une chose de connaître les détails de l'histoire du futur Roi des Pirates ; et une autre de survivre dans un monde qui voulait ma peau.