Subject 4 : Time can be re written
Ces derniers temps, il avait un sommeil agité. Cette nuit n'y faisait pas exception. Ce cauchemar était récurrent. Son ancienne vie lui revenait en pleine figure quand son esprit essayait d'accéder au repos. Sans cesse sollicité par l'Animus, il se noyait dans la mémoire de son ancêtre, Nikolai Orelov pour oublier ce qu'il avait laissé derrière lui. Les trahisons, les meurtres de sang froid. Le meurtre programmé depuis sa petite enfance par Abstergo qui l'avait kidnappé alors qu'il n'avait que quatre ans. L'avait-on installé dans un Animus à ce moment là ? Il ne se rappelait pas avoir vu d'appareil d'une taille suffisamment réduite pour accueillir un enfant. Et pourtant…
Les rêves oscillaient entre son plus ancien souvenir, celui d'une salle d'expérimentation aux murs d'un blanc immaculé où se reflétaient les lueurs bleuâtres d'un écran de contrôle, et l'un de ses souvenirs plus récents de sa vie de junkie, de déchet de la société à la charge d'un psychiatre peu regardant quant au suivi de ses patients. Pour lui l'effet de transfert dont il était victime était du à une maladie mentale qu'il fallait soigner et il n'avait jamais cherché plus loin. Daniel ignorait tout de ce qu'il avait subi enfant, et ne se doutait pas une seule seconde de ce qui se cachait derrière ces visions floues où un autre homme encapuchonné vêtu de blanc galopait à travers la Russie.
Au final ce médecin avait été tellement peu regardant que sa négligence avait couté la vie à une femme.
Et quelle avait été sa réaction ? Oh, il avait bien du hausser un sourcil… Avant de doubler les doses d'antipsychotiques en signant le papelard d'un air important, comme si une simple ordonnance allait pouvoir sauver la face du monde.
La femme s'appelait Kelly. Une femme ? Ouais, un déchet, plutôt, aurait répondu Daniel à cette époque où il ne prenait même plus le soin de cacher les traces de piqûre sur ses bras avant d'aller travailler au seul endroit où on avait bien voulu de lui.
La chevelure blonde en bataille, une perpétuelle barbe de trois jours, des piercings plein la tronche et des cernes qui lui mangeaient les joues, voilà à quoi ressemblait Daniel Cross au top de sa forme à ce moment là. Elle, c'était une compagne de dépravation un peu plus fidèle qu'une autre. Elle avait du être belle, avant d'être maigre à faire peur, et sa peau avait du être dorée avant d'être ternie par les overdoses de psychotropes. Ses cheveux ternes étaient retenus la plupart du temps par un élastique fatigué et son regard fixait trop longtemps des points invisibles pour que l'on puisse douter de sa condition. Elle dépendait entièrement de lui, sauf quand un client peu regardant se décidait à s'envoyer une droguée. Des fois ça lui plaisait, des fois ça lui tapait sur le système. Son rêve s'attardait immanquablement sur la dernière soirée qu'ils avaient passée ensemble. Ce coup là, elle lui avait royalement tapé sur le système.
Ce jour là, elle était habillée comme une pute de bas étage, accablée par la chaleur comme le reste de la ville et son corps émacié était ravagé de tics nerveux. Dans la semaine, Daniel s'était pris un blâme pour avoir déclenché une rixe entre collègues. La chaleur les mettait tous sur les nerfs dans le magasin sans climatisation où ils travaillaient, et le type l'avait traité de drogué. C'était vrai, mais c'était pas une raison pour lui cracher à la gueule, avait expliqué Daniel d'un ton railleur à ses « amis ». Ça les avait fait marrer. Au ralenti. Daniel n'était même pas sûr qu'ils aient pigé la vanne. Mais dans sa tête enfumée par le cannabis qu'il était en train de s'envoyer, ça sonnait comme la blague du siècle. L'ennui c'est que le blâme s'était assorti d'une retenue sur salaire qui allait faire partir leur prochaine dose de coke en fumée.
Il n'avait rien dit à Kelly, elle vivait à ses crochets, elle n'avait rien à dire, rien à savoir. Mais bien entendu, quand il était revenu à la maison avec seulement la moitié de ce qu'elle attendait, elle avait pété une pile. Etait-ce l'idée de se savoir confronté à son propre échec, ou celle de se faire mettre plus bas que terre par une pute, allez savoir. Toujours est-il qu'au lieu de se droguer et de se réconcilier sur l'oreiller, la dispute avait dégénéré. Il avait refusé de partager la coke, puisqu'elle y trouvait à redire, et elle montait dans les ultrasons en hurlant les pires insultes, mue par le manque couplé à la contrariété. Les mains posées à plat sur le carrelage du bar de la cuisine miteuse de son appartement en bordel, dans l'espoir de trouver un peu de fraîcheur, il avait encaissé quelques salves d'insultes bien senties avant de répliquer à son tour. Les voisins avaient bien entendu commencé à tambouriner aux murs, mais Daniel leur avait hurlé d'aller se faire foutre, et ils n'avaient pas insisté. Loin de se douter qu'ils avaient appelé la police, il avait continuer à se prendre la tête jusqu'à ce que ses mains balaient la pièce pour expliquer à cette garce qu'elle lui devait tout, des soirées endiablées au plumard à la chance qu'il lui avait offert de pas finir sous un pont. Sa main avait heurté un bloc de couteaux de cuisine acérés comme au premier jour (puisqu'ils n'avaient pour ainsi dire jamais servi, Kelly avait prétendu que c'était un achat indispensable, jusqu'à la dose suivant qui l'avait fait zoner pendant des jours). Les couteaux s'étaient répandus au sol dans un fracas à peine couvert par les cris hystériques de la jeune femme. Daniel avait vu la lueur froide des néons se refléter sur la lame, et avant même de savoir ce qu'il faisait, il avait ramassé l'un d'entre eux.
Pas le plus gros. Une lame mince, effilée. Dans son rêve, il savait pertinemment ce qui allait suivre et il aurait voulu hurler, jeter le couteau au loin et en finir avec cette histoire sordide, mais bien entendu, il ne pouvait que voir ses mains attraper le manche d'une main experte pour le placer sur sa paume et regarder la lame dépasser de ses doigts, comme une extension de son bras. Une extension meurtrière. Il avait sauté par-dessus le bar pourtant assez haut comme un félin, comme un gymnaste, à des années lumières du junkie rachitique qu'il était devenu et en l'espace d'un instant, Kelly s'était tue, le couteau fiché dans la gorge, la lame traversant de part et d'autre le cou frêle de la jeune femme dans une traînée de sang qui lui sembla traverser son champ de vision au ralenti. Il avait bondi sur elle et l'avait assassiné froidement en visant la partie la plus fragile et celle qui lui vrillait les tympans une seconde auparavant : la carotide, les cordes vocales. Elle s'était effondrée sans comprendre, hoquetant sans pouvoir émettre un autre son que ce bruit de gorge étouffé tandis que le couteau hochait en rythme avec ses tentatives désespérées pour respirer normalement. Retrouvant ses esprits, il s'était mit à crier le nom de la jeune femme dont le regard paniqué s'éteignait, mais il était bien entendu trop tard.
C'est à ce moment là qu'il se réveilla une fois encore en hurlant, en sentant sur ses doigts le sang chaud dégouliner sur le manche du couteau, en sentant encore le regard interdit de Kelly le transpercer alors qu'il était à des milliers de kilomètres de là, en Italie, tranquillement installé dans son appartement high-tech où le logeait Abstergo Industries. Son rêve s'arrêtait toujours à ce foutu moment, comme pour le laisser méditer sur ce qu'il avait fait. Putain de subconscient…
Assis sur son lit, il se rappela les heures de garde à vue au commissariat à se demander s'il n'avait pas rêvé des évènements qui avaient suivi le meurtre de sa compagne. Il passa la main dans ses cheveux, persuadé de retrouver la tignasse rêche et courte qu'il avait toujours eu dans cette vie là… Ses doigts rencontrèrent une tignasse, certes, mais aux cheveux longs, doux et propres. Son esprit continua malgré lui à revivre le fil des évènements de cette nuit là. Cette nuit où tout avait basculé et où ses hallucinations avaient commencé à devenir plus vivaces, plus réelles. Comme si le fait d'avoir eu cette lame dans la main avait déclenché un processus dont il n'était plus maître.
Quelques secondes après qu'il ait poignardé Kelly (secondes ? Minutes ?) un type avait débarqué de nulle part pour lui demander où il avait foutu sa drogue, nom de Dieu de putain, et il avait tout embarqué en quelques minutes, les seringues vides, les doses de coke, tout ce que Daniel avait laissé derrière lui depuis des semaines, sans même jeter un regard à la jeune femme qui se vidait de son sang sur le plancher sale de son appartement. Le type avait disparu aussi vite qu'il était venu. La police était arrivée sur place moins de dix minutes après, et bien que l'entourage ait certifié que le couple se disputait sans arrêt pour des histoires de drogue, aucune substance illicite n'avait été retrouvée. Oh bien sûr, à la télé, des experts seraient venu inspecter son taudis de fond en comble et auraient trouvé la micro poussière de coke coincée dans le canapé, mais on n'était pas à la télé et personne n'était venu.
On lui avait fait une analyse toxicologique qui aurait du le foutre dans la merde jusqu'au cou, mais elle ne fut mentionnée nulle part, et il s'en tira avec quelques mois de taule parce que le juge ne put prouver ni la drogue, ni la préméditation. On le punit pour « homicide involontaire », ce qu'il ne compris pas puisqu'il n'avait donné d'un coup en visant parfaitement pour « entraîner la mort », comme disaient les médias, mais il se garda bien de le faire remarquer.
En taule, il avait passé le plus clair de son temps à l'infirmerie à cause de ses hallucinations et n'avait subi qu'une attaque en tout et pour tout de la part de ses co détenus. Avec une agilité surprenante, il avait plié le type en deux pour lui casser les dents d'un coup de genou, et après cet évènement on lui avait foutu une paix relative. Ils semblaient avoir compris que son esprit malade battait la campagne et que c'était dans ces moments là qu'il était le plus dangereux. Avaient-ils réellement compris qu'il devenait un autre homme, un tueur patenté aux gestes précis et meurtriers ?
Il ne comprit que bien plus tard que le type qui était venu débarrasser son appartement était un agent templier qui le surveillait en permanence et que c'était Abstergo qui avait falsifié ses rapports toxicologiques et indemnisé le juge pour réduire son temps de prison au minimum. Et peut être même payé les gardiens pour qu'on lui foute la paix.
Et il leur en était reconnaissant.
Du moins s'en était-il persuadé.
Il se leva pour se réveiller un peu et chasser ces souvenirs et boire un peu. Son appartement n'était qu'un studio, mais quel studio… Bien trop grand pour lui tout seul, entretenu par les femmes de ménage d'Abstergo, meublé dans le plus parfait style moderne et pratique, il était à des lieues de son taudis où les cafards venaient piller sa nourriture en se cachant sous le frigo dès qu'on allumait la lumière. Ici pas de chaleur écrasante, la climatisation ronronnait en permanence pour chauffer ou refroidir la pièce au gré de ses envies. Son bruit était rassurant. Sa psy s'était excusée de la gêne occasionnée par le bruit de la « vieille clim » mais Daniel aimait l'entendre. Elle le reconnectait avec le monde réel. Elle lui rappelait qu'on était en 2012 et pas à la fin du 19e siècle, quand il retrouvait sa lucidité après une violente crise d'effet de transfert où l'esprit de son ancêtre se connectait au sien sans qu'il ne puisse lutter pour l'en empêcher.
Son estomac se contracta douloureusement pour la deuxième fois depuis son réveil et il tituba en grognant vers les toilettes qu'il atteignit de justesse. Son luxueux repas offert par la maison mère des templiers partit en un jet brunâtre vers le fond du toboggan de porcelaine, répandant une odeur acide qui lui brûla les narines. Ce n'était qu'un rêve, mais le meurtre de Kelly provoquait toujours le même traumatisme dans son esprit malade qui en répercutait les conséquences sur son organisme.
Elle lui manquait, d'une certaine manière. Après sa mort, presque aucune femme n'avait plus voulu de lui. Pour celles auprès desquelles il s'était vanté d'avoir balancé ses antipsychotiques en étant camé jusqu'aux yeux, passe encore, mais même celles qui ne l'avaient connu que « clean » semblaient effrayées. Sa psy détournait le regard. Les autres employées faisaient leur possible pour ne pas se retrouver seules avec lui. Même les Assassins se méfiaient, le craignaient. Même avec la gueule d'ange et la personnalité toute neuve avec lesquelles il s'était baladé dans leurs camps, il semblait y avoir quelque chose au fond de son regard qui les dissuadaient d'entreprendre une autre relation que celle cordiale et forcée des membres de la Confrérie.
Il se releva à grand peine et passa à la cuisine pour se rincer la bouche. Il ne pouvait pas se recoucher, pas maintenant.
Il restait une option… Comme un enfant qui aurait pris pour habitude de se réfugier dans le lit de ses parents après un cauchemar, il avait pris l'habitude de se réfugier dans l'Animus. Le dernier endroit où il pouvait voir sa famille depuis longtemps disparue. Pas besoin de remonter jusqu'aux gènes anciens de son ADN. Simplement… Ses parents. La voix féminine qui le berçait en chantonnant des comptines Russes. Le gros chien sur lequel il dormait sous le regard attendri de son père et scandalisé de sa mère qui ne pensait qu'aux microbes qu'il allait attraper. Des tranches de vie parfaitement banales et ennuyeuses, mais tellement loin des meurtres et des entraînements…
Parfois il trouvait porte close, parfois il parvenait à entrer dans la grande salle où ces merveilleuses machines à rêves s'alignaient. Bien décidé à tenter sa chance une fois encore, il sortit de son appartement aussi silencieusement qu'un chat.
« Я хочу домой*… » murmura-t-il sans même s'en rendre compte.
La porte de son appartement lui répondit dans un chuintement à peine audible en se refermant derrière lui.
*Je veux rentrer à la maison
