Quelque part, il avait laissé l'ennui s'installer entre la routine de sa vie ennuyante et la solitude de son divorce. Sa fille était en pleine crise d'adolescente, elle venait à peine de passer la barre des quinze ans qu'elle s'affirmait déjà sur le plan émotionnel, et Kozmotis n'arrivait pas à suivre. Quant à son ex-femme, elle était toujours là quand il s'agissait de critiquer son mode de vie solitaire et manquant cruellement de dynamisme. Il pouvait bien lui reconnaître une chose, c'était d'avoir raison sur ce point. Au fond, même si Kozmotis disait se contenter de cette vide fade qui allait à deux à l'heure, il attendait qu'on vienne frapper à sa porte, ou du moins, que quelqu'un attrape son poignet, le secoue, et l'embrasse à pleine bouche. Il voulait vivre – même s'il était un peu tard pour prétendre pouvoir le faire. Il venait d'avoir quarante-et-un ans, et toujours il n'avait rien vécu. Il avait eu le temps de tomber amoureux. De se marier. D'avoir une fille – et Dieu savait qu'une seule suffisait. Puis de laisser l'amour se faner. Son job était profondément dénué d'intérêt et son seul ami était un de ses collègues, avec qui il mangeait régulièrement des plats chinois à emporter. Ses soirées, il les passait seul, à taper des rapports sur son ordinateur portable, ou à zapper les chaînes télévisées jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus aucune et qu'il se décide à éteindre l'écran tout court. Oui, quelque part sur la route, Kozmotis avait perdu la saveur de la vie. Il n'était même plus sûr qu'elle ait eu un goût un jour. En avait-elle eu ? Il ne savait plus. Heureusement pour lui, quelqu'un là-haut aimait accorder des secondes chances, non seulement parce que les choses n'avaient pas tant marché pour lui jusque là, mais parce que Kozmotis méritait vraiment de prendre un nouveau tournant.

"Aujourd'hui, tu arrêtes de fumer, vieux."

Il ne put se retenir d'éclater de rire, car l'idée même d'arrêter cette sale habitude était incroyablement stupide. Kozmotis, de sa vie, n'avait jamais été capable de se débarrasser de la moindre habitude, bonne ou mauvaise – et ce n'était pas aujourd'hui qu'il allait commencer à changer les choses. Fumer ne faisait pas exception. D'ailleurs, avoir cette haleine de fumeur et les doigts constamment à la recherche de quelque chose à attraper ne le dérangeait pas tant que ça. Il y avait bien pire sur la liste : comme sa tendance dangereuse à accumuler les sacs poubelles sans jamais se décider à les descendre en bas de l'immeuble, ou de faire de même avec la vaisselle dans l'évier, ou faire des impasses sur les courses de nourriture, et se retrouver à manger du fromage douteux avec du pain périmé. Non, vraiment, il y avait pire.

"Tiens, tu ne sais pas la nouvelle ?" fit Pitchiner, amer.

Son collègue, Caleb, portait sa tasse de café à ses lèvres, sourcils haussés en une expression avide d'informations.

"Seraphina fume, elle aussi."

"Et qu'en dit Sophie ?" s'enquit Caleb en reposant la tasse dans sa fine coupelle, laissant un léger tintement accompagner sa question.

"Tu connais Sophie…" Il soupira avant de s'accouder à la table, plus épuisé que jamais. "Selon elle, c'est moi qui lui ait donné ce mauvais exemple. Je ne sais pas, elle a peut-être raison."

Il sentit Caleb sourire en coin et releva la tête vers son collègue quand il sentit la suite arriver. Kozmotis le connaissait trop bien pour ne pas prévoir le coup. Caleb était d'environ dix ans son cadet, et autant dire que la différence d'âge entre eux deux se faisait sentir en permanence. D'ailleurs, Caleb était en couple avec une jeune fille fort sympathique, et sa nouvelle obsession était de trouver quelqu'un pour Kozmotis. Selon lui, c'était un remède à son "humeur grincheuse" et sa "peau grise". Il était vrai que Kozmotis avait des aspects cadavrériques, il fallait bien dire qu'il ne faisait pas tellement d'efforts pour paraître en forme.

"Dis-moi que tu es libre ce soir."

Kozmotis soupira de plus belle et secoua imperceptiblement la tête pour lui-même plus que pour Caleb. Il savait exactement où cette conversation allait le mener. Ce n'était pas la première fois que Caleb essayait, mais c'était sûrement, à sa plus grande surprise, la première fois qu'il envisageait de céder.

"Qu'est-ce que tu veux que je fasse, de toute façon… Je n'ai même plus d'oeufs pour faire d'omelette et je n'ai plus rien à ranger."

"Tu as rangé ?"

"Hier."

Caleb lâcha un rire, chaud et sincère, avant de sourire jusqu'aux oreilles. Kozmotis, incapable de résister à la tentation, laisser ses propres lèvres s'étirer en un sourire involontaire.

"Alors, tu es de sortie avec moi."

"C'est ça," fit Kozmotis avant de souffler faussement, sceptique.

"Tout à fait. Mais dis-moi d'abord… est-ce qu'on viendra avec ma voiture ou en taxi ? Je veux savoir si tu me laisseras le loisir de boire ou si tu te décideras enfin à te dérider un peu…"

Kozmotis rit à son tour, mais cette fois, c'était un rire moqueur.

"Comme si j'allais boire."


De sa vie, Kozmotis n'avait jamais parlé aussi vite. Il avait ingurgité assez d'alcool pour oublier totalement quel était le nom de ce club, quel jour il était, et s'il ne se concentrait pas, il était incapable de se souvenir de son âge. La musique était forte, trop forte, si forte qu'il semblait incapable d'entendre quoique ce soit d'autre, même une fois la musique arrêtée – et Dieu savait qu'elle n'avait pas l'intention de le faire. Même les transitions des chansons ne laissaient aucune place au silence, fondant les unes sur les autres avant même qu'elles n'aient eu le temps de totalement finir. Le DJ faisait un travail remarquable, cependant, car il avait finalement réussi à faire bouger Pitch. C'était peu, bien sûr, mais il laissait sa tête allait d'avant en arrière dans une danse imperceptible, inlassablement assis au bar, et maudissant les longues minutes de l'absence de Caleb. Où était-il ? Putain, il n'en savait rien. Il ne savait plus rien.

Quelque part, il finit par oublier tout le reste. La réalité en elle-même perdait de son sens, à mesure qu'il s'imprégnait du goût brûlant et agressif de l'alcool. C'était une sensation qui lui avait manqué. Avait-il une fille ? Il ne savait plus. Et une femme ? Quoi, lui, s'être marié ? Pfff. Toujours était-il que les néons dansaient autour de la masse humaine, que les murs semblaient vibrer au rythme de la musique, et que Caleb demeurait introuvable. Il se sentait étranger parmi ces gens, la plupart avaient dans la vingtaine, et il était impossible de ne pas se souvenir du fossé qui le séparait d'eux. Mais il n'avait pas non plus envie de s'en aller, de retrouver le silence déprimant de son appartement, la surface impeccable de son plan de travail, son ordinateur posé sur la table basse, à côté d'une pile de dossiers, ses chaussures d'affaires en cuir noir ciré bien alignées dans l'entrée. Non, inutile de penser à ce lit impeccablement fait ou à ces vitres qui donnaient sur le reste de la ville. Dieu merci il jouissait d'un ascenseur. Mais même cette vue ne valait pas le coup – il préférait perdre son temps à boire, ici, que d'attendre que l'aube se lève là-bas. D'ailleurs, l'aube ne devait pas être très loin.

Kozmotis n'était pas ivre mort, simplement assez brumeux pour passer outre les détails qui d'habitude l'auraient bloqué. Il était quelqu'un de très… bloqué ? Oui, il n'y avait pas d'autre mot. Il était émotionnellement bloqué. Il n'osait rien. Se cantonnait à la routine. C'était ça, son problème.

Quelque part entre son énième verre et ces dernières pensées, Kozmotis s'était retrouvé au milieu de la piste de danse, incapable de se remémorer comment il s'était retrouvé ici, et comment même il parvenait à se déhancher sur cette musique, aussi sensuelle que bruyante. La plupart des gens bougeaient autour de lui avec une agressivité non contenue, vite et fort, mais lui n'en avait que faire. Il avait abandonné sa veste de costume, et il avait enlevé sa cravate avant même d'entrer dans l'endroit. Les boutons en haut de sa chemise blanche étaient défaits depuis déjà bien longtemps, et il avait retroussé ses manches jusqu'à ses coudes pour repousser la sueur qui perlait sur ses avant-bras. La chaleur était étouffante et l'alcool n'arrangeait rien.

Kozmotis ne dansait pas vraiment… c'était plus une sorte de transe. Ses épaules le guidaient à droite, à gauche, et ses bras accompagnaient le mouvement en se glissant près de sa tête, laissant le bout de ses doigts le long de sa propre nuque, caresse douce et irréelle qui lui faisait fermer les yeux. Caleb était toujours introuvable mais tant pis. Tant pis pour tout.

Quand il rouvrit les yeux, cependant, il sentit, quelque part, que la donne avait changé. Deux yeux brûlaient sa peau à travers la foule, et il mit quelques secondes à en trouver la source, sans pour autant mettre fin à sa danse létale. Entre deux deux corps qui dansaient, il y avait une silhouette presque immobile, qui bougeait encore plus lentement que lui. C'était un jeune garçon – de là, il était incapable de lui donner un âge, mais il était définitivement plus jeune que lui. Tout ce qu'il voyait dans l'obscurité et dans la faible lumière fluo que lui accordaient les néons, était qu'il y avait des cheveux hirsutes teints en blanc, du blanc neige, et il se fit la réflexion que les jeunes ne savaient plus quoi faire.

Sans trop s'en rendre le compte, le jeune avait accroché son regard et brûlait centimètre par centimètre, se rapprochant dangereusement – et imperceptiblement – de l'endroit où il se trouvait. Il esquivait les corps avec grâce, répondant à la musique avec un naturel incroyable ; et sans jamais rompre le contact visuel. Finalement, il arriva près de Kozmotis, un mètre à peine, et c'est à ce moment-là qu'il se rendit compte qu'il retenait son souffle. Qu'est-ce qu'il lui voulait ?

Il s'arrêta, bougeant à peine ses épaules alors que le bruit de la musique semblait s'étouffer à mesure que les secondes s'envolaient – et Kozmotis le regarda s'avancer doucement, un sourire amusé aux lèvres. Ce n'était pas un sourire dangereux, ni même moqueur… un sourire, tout simplement. La définition, pure, simple, innocente – mais pas tant que ça – d'un sourire volé dans l'obscurité d'un club dont il ne se souvenait même pas du nom. D'abord, il hésita à reculer d'un pas, ou d'un semblant de pas, mais ses pieds se révélèrent collés au sol.

Quand le jeune homme brûla les derniers centimètres qui les séparaient, Kozmotis ne put faire abstraction de leurs deux torses qui se frôlaient dangereusement. Le type était encore plus fascinant de près, mais quelque chose là-dedans le dérangeait profondément. Il portait un fin trait d'eyeliner sur sa paupière, son arcade sourcilière était percée, son piercing noir visible aux deux extrémités, et son oreille gauche était ornée de la même chose, au moins trois fois. Quant à sa tenue… eh bien, c'était un jeune. Il portait une chemise de flanelle aux motifs tartan, usée, et qu'il avait visiblement découpée aux manches pour dévoiler ses bras pâles et l'un d'eux tatoué de symboles anciens.

Tout lui criait de couper la distance, de faire demi-tour, de retrouver Caleb. De rentrer. Mais l'alcool agissait comme un sort et il était incapable même de se donner l'ordre de faire demi-tour, même d'essayer simplement. Alors, quand les doigts de l'inconnu, aussi longs et fins que les siens, se posèrent timidement sur sa mâchoire, alors qu'il approchait son visage de son cou, il ne lutta pas. Pour la première fois de sa vie, Kozmotis se laissa dériver, sans même se demander s'il savait nager. Ça n'avait plus d'importance.

Plus maintenant.

Les lèvres tièdes de l'inconnu se posèrent contre sa peau et il se demanda s'il sentait son sang battre en dessous de sa peau, alors qu'il embrassait son cou. En temps normal, il aurait sûrement été tétanisé, mais l'alcool avait fait son job et il avait l'air suffisamment détendu pour, quand les lèvres de l'adolescent glissèrent le long de sa mâchoire, fermer les yeux. Ce n'était pas lui. Ce n'était pas son genre, pas son style. Mais il était dans un brouillard paisible et anesthésyant, et tout comme les premières minutes de sommeil, qui balancent entre le rêve et la réalité, il était incapable de s'en extirper. Pas de lui-même, en tout cas, et de toute évidence personne ici n'avait l'intention de le stopper. Il savait que c'était mal. Mais peut-être qu'il était fatigué de devoir juger ce qui était bien ou non.

Il se surveillait depuis déjà trop longtemps. Quel âge avait ce gamin ? Merde, il n'en savait rien. Il n'était pas sûr de vouloir le lui demander. Il n'avait même pas entendu le son de sa voix, encore moins son prénom, mais dans l'instant, c'était comme si toute forme de gêne avait disparu. Koz se laissa faire, maniable comme une poupée de chiffon, alors que les lèvres du jeune garçon couraient le long de sa peau, pleines de vie. Joueuses. Il avait oublié qu'une telle douceur pouvait exister, et d'un autre côté, c'était plus violent qu'il ne pouvait se l'imaginer.

Il pensa vaguement à sa vie, à ses mauvaises habituelles, sa routine ennuyeuse. Il y pensa mais bien vite, ses songes s'évaporèrent, se démembrèrent, et il ne restait plus que la chaleur, le bruit et les pulsations qui frappaient contre sa peau. Il se rendit à peine compte que deux lèvres se posaient doucement au coin des siennes, et quelques secondes plus tard, avant même qu'il n'ait pris la peine de rouvrir ses paupières, ces mêmes lèvres se posaient avec la même délicatesse minutieuse sur les siennes, scellant le contact dans un nuage de trouble. Quel jour était-il ? Il ne savait pas. Il se fit violence, se forçant à essayer de trouver la réponse dans les fins fonds de son esprit, mais rien n'obéissait. Et avant qu'il ne puisse se donner une chance de repousser le jeune, ses lèvres répondaient au baiser qu'il lui avait offert. Quel faisait-il ? À quoi jouait-il ? Pour sûr, l'alcool était dans l'équation, et l'épuisement aussi. Quelques minutes plus tôt, Kozmotis aurait juré pouvoir s'effondrer sur le sol, piétiné par les ombres qui se mouvaient dans l'obscurité, mais maintenant qu'il sentait toute cette énergie contre ses lèvres, comme des flammes ou des étincelles, brûlantes, vives et incontrôlables, c'était l'adrénaline qui courait dans ses veines.

"Tu-" commença Koz, et les mots moururent sur ses lèvres. Il se pencha pour atteindre le jeune, légèrement plus petit que lui, et chercha ses lèvres à l'aveugle.

L'adolescent répondit, cherchant les siennes jusqu'à ce qu'elles se retrouvent, et comme deux vieux amis, ils laissèrent leurs corps parler à leur place. C'était fou. Il n'avait jamais vu ce type de sa vie et ils n'avaient même pas échangé un seul mot. Pas un seul. Mais il y avait quelque chose de rassurant dans la chaleur de ses lèvres, comme une vieille drogue oubliée, un remède dont il ignorait l'existence. Alors sans chercher à comprendre, Kozmotis laissa ses deux bras, forts même si adoucis par l'effet adoucissant de l'alcool, entourer la taille de l'inconnu avec plus de conviction qu'il ne l'aurait voulu. Comme un dialogue, le type noua ses bras maigres autour de son cou et la musique les noya dans la pénombre alors que Kozmotis s'abandonnait au péché le plus délicieux.


On ne pouvait pas dire qu'il s'y attendait. La première chose qui le frappa, sans doute, ce fut la position dans laquelle il s'était endormi – lui qui habituellement profitait de son lit, immense et vide, pour occuper toute la place, était légèrement placé au centre, et allongé sur le dos, droit, la tête semi-relevée par les oreillers sous sa nuque. Immédiatement, il réalisa qu'il était la journée. Combien de temps avait-il dormi ? Une vague de panique l'enserra et il se frotta les yeux à l'aide de ses paumes, lâchant un grognement endormi au passage. Mais quand il entreprit de se relever sur ses coudes, quelque chose lui vint comme une claque ; il y avait une masse indéterminée qui s'appuyait sur son abdomen.

Pris d'une légère vague de panique, il baissa les yeux, et son coeur éclata dans sa poitrine. Là, sous ses yeux, un adolescent se tenait avec tout le naturel du monde, un sourire malicieux aux lèvres. L'inconnu avait ses bras croisés sur le torse de Kozmotis, et y posait son menton, levant des yeux amusés vers l'homme qui, bouche-bée, vint même à se demander où il se trouvait et s'il ne rêvait pas.

Un coup d'oeil aux alentours – c'était bien sa chambre. Sa chambre. Alors…

"C'est fou, j'aurais pourtant juré que tu étais un lève-tôt."

La voix joueuse qui résonna dans son appartement lui revint presque agréablement, et il en fut surpris. Kozmotis baissa les yeux vers l'adolescent qui, sans bouger d'un pouce, inclina légèrement la tête pour mieux l'observer. Il avait une grave, régulière et presque chantante, le genre de voix qui jamais ne flanche. Là où Kozmotis avait une voix fatiguée et dénuée de musicalité, l'inconnu apportait quelque chose d'effroyablement vivant à cet endroit. Il lui donnait vie, oui, et c'était terrifiant.

Kozmotis ouvrit la bouche pour parler, ses coudes douloureusement repliés sous lui pour le retenir, mais aucun son ne s'en échappa. Pas le moindre. Que pouvait-il dire ? La réalité le frappa : il n'avait aucun souvenir d'hier. Tout ce dont il se rappelait était la chaleur lourde et étouffante qui claquait contre sa peau comme des centaines d'aiguilles, le bruit assourdissant qui faisait vibrer son corps tout autant que les murs, et…

Non, vraiment, c'était une situation à laquelle Kozmotis ne pensait pas qu'il aurait un jour à faire face. Se réveiller dans le même lit qu'un inconnu, qui plus est un adolescent aux cheveux teints couleur neige et aux multiples piercings – piercings que Kozmotis avait refusés à sa fille, d'ailleurs – dont il ne savait ni l'âge ni le prénom ? À cette pensée, quelque chose naquit dans sa gorge et il n'eut même pas le temps de réfléchir que les mots fusaient d'eux-mêmes.

"Rassure-moi et dis-moi que tu es majeur."

Il observa le jeune, toujours paisiblement allongé sur son torse, et son coeur se serra quand le visage de ce dernier se décomposa avant qu'il n'éclate de rire. Un rire fort et plein de sons, un rire coloré. Kozmotis ferma la bouche et déglutit.

"Relax, Koz," chantonna l'inconnu avec un sourire en coin.

"Tu n'as-" mais Kozmotis se stoppa de lui-même, réalisant qu'il ne lui avait jamais donné son prénom. Des dizaines de scénarios prirent forme dans sa tête et il se raidit. "Comment tu connais mon nom ?"

Un nouveau rire, cette fois plus bref et léger, moins intense. Il regarda l'adolescent basculer sa tête en arrière avant de reposer son menton contre l'un de ses avant-bras. Puis, immédiatement, il délogea son bras droit et son index se posa en haut de son sternum. Kozmotis baissa les yeux à l'endroit exact où il venait de le toucher, et maintenait son doigt. Il n'avait pas besoin de vérifier pour savoir que l'adolescent faisait de même.

"Tu dormais, alors j'ai fait une petite visite des lieux." Il s'arrêta, sachant que sa réponse ne répondait en rien à sa question, et ses lèvres se muèrent en un sourire presque moqueur. "Tu n'es pas mal, mais tu devrais sourire un peu… et puis, c'était quoi cette chemise verte ?"

Il leva les yeux juste au bon moment, pour voir ceux de Kozmotis s'ouvrir grand. Sa carte d'identité. Il avait regardé sa carte d'identité. Quand avait-il laissé son porte-feuille à portée de main des inconnus ? Il se maudit avant de réaliser que cela ne comptait plus à partir du moment où il laissait l'inconnu en question entrer chez lui sans même recueillir son nom. Il avait vraiment perdu la tête. Ses dents se serrèrent à cette pensée et il détourna les yeux.

C'est le moment que l'inconnu choisit pour laisser son doigt tracer des lignes invisibles le long de son torse. D'abord, ses muscules se contractèrent sous la sensation légère du contact, qui lui aurait presque arraché un frisson – mais il finit par se laisser faire, trop occupé avec ses propres pensées pour poser des barrières ici. Et s'il croyait bien, ces barrières n'avaient plus lieu d'être…

"Ecoute, gamin-"

"Tut, tut, grand-père, n'allons pas par là, d'accord ?" et presque aussitôt, il tendit le bras vers la table de nuit, à côté du lit, pour attraper le paquet de cigarettes et le briquet qu'il avait de toute évidence posés là. Il dut intensifier l'effort jusqu'à ce que ses longs doigts pâles attrapent la marchandise, et quand ce fut fait, il se réinstalla confortablement sur le torse de Kozmotis. Il semblait tellement décontracté que c'en était déconcertant. Mais d'un autre côté, Kozmotis savait que la situation aurait été mille fois plus délicate si l'adolescent n'avait pas un caractère aussi souple et insouciant. Silencieusement, il se demandait encore s'il devrait demander au jeune de se décaler – ce qu'il, finalement, ne fit pas. Il regarda le type planter une cigarette entre ses lèvres et l'allumer avec le briquet, avant de reposer l'objet sur le matelas. Puis son index et son majeur cherchèrent la cigarette en question et après avoir expiré un minuscule nuage de fumée, il sourit. "Jack."

Kozmotis mit quelques secondes à comprendre où il voulait en venir. Alors, ce gars s'appelait Jack… quelque part, ça lui allait comme un gant. Jack l'insouciant. Jack le rebelle. Jack le putain d'adolescent à la peau de poupée qui se trouvait sous ses draps. Son estomac fit un délicieux saletot dans son ventre quand il y songea, et une vague de panique monta en lui encore une fois.

"On est quel jour ?" fit Kozmotis, la voix plus hésitante qu'il ne l'aurait voulue.

Pour toute réponse, Jack éclata de rire.

"C'est tout ce que tu trouves à me dire ?" Il rit encore une fois avant de tirer sur sa cigarette et, l'emprisonnant dans ses doigts, lui jeta un bref regard amusé. "Mardi."

À ces mots, Kozmotis laissa sa tête retomber sur l'oreiller derrière lui, soupirant profondément. Mardi. On était Mardi. Cela voulait dire beaucoup de choses… cela voulait dire qu'il avait brisé sa promesse de ne pas sortir le Lundi soir, cela voulait dire aussi qu'il était sans doute en retard pour la réunion du Mardi matin à son boulot. Tous les employés au-dessus d'un certain rang devaient s'y rendre, et pour sûr, l'absence de Kozmotis n'allait pas passer inaperçue. Surtout pas à Caleb…

Ses paumes trouvèrent son visage et il le couvrit de ces dernières, soupirant une énième fois. Cela ne pouvait pas être vrai. L'odeur légère de la cigarette vint jusqu'à lui et il sentit la main de Jack se poser sur la sienne avant de l'écarter de son visage.

"Hey, beau gosse, tu n'avais pas l'air aussi déprimé hier soir."

C'était indescriptible. Sa voix était mêlée d'inquiétude, mais à peine perceptible, et d'une pointe d'amusement qu'il ne prenait pas la peine de camoufler. De toute évidence il savait quel effet ses mots auraient sur lui avant même qu'il ne les prononce. Il jouait avec lui.

"Alors on a…" commença Kozmotis, mais encore une fois, il fut incapable d'aller au bout de sa pensée ; le dire à voix haute était de toute manière comme admettre qu'il avait fait une énorme connerie.

"Ouais," fit Jack avant de prendre la cigarette entre ses lèvres. Quelques secondes plus tard, il la retira. "Ça pour le faire, on l'a fait." Et il sourit malicieusement – sourire que Kozmotis prit soin d'ignorer. Il n'avait pas besoin de ça ; son coeur battait déjà assez vite.

Non seulement il venait de réaliser que Caleb avait réussi à le faire sortir, mais il avait aussi réussi à lui faire ramener quelqu'un chez lui. Et ce quelqu'un, c'était un type qui devait bien avoir la moitié de son âge, et le détail lui sautait aux yeux – c'était un garçon. Non, de sa vie, Kozmotis ne s'était jamais plus senti attiré par eux que par les filles, d'abord, il s'était bien marié, non ? Mais tout à coup, l'incertitude lui prenait les tripes. Il ne comprenait plus rien…

"T'as aucun souvenir d'hier, c'est ça ?" fit Jack d'une voix étonnamment sérieuse, pourtant dénuée d'émotion. Elle était légère, décontractée. Normale.

Kozmotis fronça les sourcils, ses yeux posés sur le garçon qui fumait avec nonchalance en s'appuyant sur son torse. Puis il hocha la tête, doucement. Précautieusement.

"Eh bien…" Kozmotis baissa les yeux, cherchant les mots. "Non, vraiment."

Jack fit mine de soupirer, mais il n'avait pas l'air ennuyé le moins du monde.

"Je crois que tu n'as pas besoin d'un dessin, cependant."

Il porta la cigarette à ses lèvres et fronça les sourcils brusquement. Kozmotis le regarda faire sans comprendre, tandis que Jack se baissait une nouvelle fois vers l'extrémité du lit pour plonger son bras dans le vide et en sortir une chemise. La chemise blanche que Kozmotis portait la veille. Il la posa sur le matelas et secoua légèrement sa cigarette – les cendres tombèrent de son extrémité et virevoltèrent jusqu'à s'écrouler sur le tissu de sa chemise.

"Eh !"

"Oh, allez. Je parie que tu en as une trentaine, de chemises comme celles-là. Et à en juger par ton caractère, elles sont toutes de la même couleur, hm ?"

Kozmotis ne répondit pas, trop fier pour admettre qu'il avait raison. Il était de ces hommes obsédés par le travail qu'ils n'aimaient pas, pleins de regrets pour cette famille qu'ils n'avaient plus, cette vie qu'ils auraient pu avoir, et qui contrôlaient minutieusement chaque détail de leur existence, même les plus foireux. L'appartement de Kozmotis était souvent en bordel, mais il y avait très peu de choses ici. Tout était minimal, en blanc et en noir, et puisque Kozmotis ne manquait pas de moyens, il jouissait d'un matériel simple mais confortable. Inutile de se faufiler dans son dressing – chose que Jack avait probablement fait – pour voir qu'il n'y avait pas de différence de ce côté-là.

"Merde," fit Jack, faussement grave. C'était presque du remord, cependant, perceptible au-delà de son amusement habituel. "C'était ta première fois et tu ne t'en souviens pas."

Kozmotis s'apprêtait à se braquer une énième fois, et lui dire qu'il n'en savait rien, mais Jack leva vers lui deux yeux satisfaits et le stoppa avant qu'il ne puisse réagir.

"Quoi ? Tu pensais que je n'allais pas remarquer ?"

Contre toute attente, Kozmotis sentit ses joues… rougir. Il fronça les sourcils et au lieu de détourner les yeux, il affronta Jack du regard. Deux pierres bleues contre les abysses dorées qu'étaient ses propres prunelles. Comme pour s'expliquer, Jack poursuivit en haussant les épaules.

"Il y avait des photos de vous trois sur le frigo. Ta femme et ta fille, je veux dire. Sans-"

"Ex."

"Quoi ?" demanda Jack en le regardant subitement, pris de court.

"Ex-femme."

Il lâcha un mot déformé, entre le "oh" et le "ah", et quelque part, il crut déceler une pointe de soulagement.

"Bref," reprit Jack d'un air indifférent. "Tu n'as rien de gay de toute manière."

Kozmotis ne réagit pas. S'il voyait en lui avec autant d'aisance, alors inutile de chercher à lui cacher davantage de choses. À l'évidence, il avait renoncé à la distance au moment où il avait laissé ce type entrer dans son appartement. Une question naquit dans son esprit et trouva son chemin jusqu'à ses lèvres. Encore une fois, Kozmotis se maudit de ne pas filtrer.

"Et toi ?"

"Moi ?" répéta Jack en lui jetant un coup d'oeil. Puis, après avoir écrasé sa cigarette sur la boule froissée et pleine de cendres qu'était la chemise de Kozmotis – gagnant au passage un froncement de sourcils désapprobateur de son aîné –, il sourit. "Moi, je prends ce qui vient."

Ne pas voir le double-sens de sa phrase était d'une stupidité immense. Bien entendu, Kozmotis l'avait senti et il ignora la chaleur qui s'étalait sur ses propres joues. Au même moment, alors que les deux hommes se regardaient sans rien dire, l'un la bouche ouverte et les yeux perdus, l'autre souriant éternellement et haussant des sourcils amusés, une sonnerie familière vint craqueler le silence.

Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que le téléphone sonnait sur la table de nuit. Ce n'était pas le téléphone de son appartement mais son téléphone portable, et il devina sans grand mal qui l'appelait.

Son bras trouva son portable avec maladresse et il parvint à le mener jusqu'à son oreille, sous les yeux attentifs et tendres de Jack, avant que la sonnerie ne s'achève.

"Allô ?"

Un silence, et Jack entendit quelque chose à l'autre bout du fil. Une voix de fille. Il sourit – et Kozmotis détourna les yeux, non désireux de se faire distraire de la sorte.

"Quoi ?" fit-il, interloqué, et Jack haussa un sourcil comme pour lui répondre alors que, finalement, Kozmotis posa ses yeux sur lui comme s'il adressait à deux personnes à la fois.

"Merde, merde, merde ! Je-" Il se fit couper, de toute évidence. "Oui, att-" Kozmotis grogna. "J'arrive, d'accord ?"

Il n'attendit pas qu'on lui réponde pour mettre fin à l'appel, et le jeta sur le matelas à leurs côtés, sans jamais quitter Jack des yeux. Il y avait une lueur de colère dans ses yeux, mais Jack l'ignorait superbement.

"Pourquoi tu ne m'as pas dit qu'il était aussi tard ?"

Comme pour confirmer la chose, Kozmotis vérifia l'heure sur sa montre. Sa fille l'avait appelée, mi-furieuse, mi-ennuyée, et l'avait averti qu'il était 18:16. Aujourd'hui, Kozmotis était censé aller la chercher après les cours, car sa mère était 'occupée'. C'était un code pour dire qu'elle était encore avec… avec ce type, là, celui qui petit à petit prenait sa place. Ce n'était pas de la jalousie, sauf peut-être envers Seraphina, car même si cette adolescente était une douleur dans le cul, il refusait formellement de laisser un autre homme en faire sa fille.

Il soupira et se redressa, et Jack, sans protester, se laissa rouler sur le dos jusqu'à finir à ses côtés. Il ne se donna même pas la peine de regarder Kozmotis sortir hors du lit, presque paniqué, et partir à la recherche de vêtements survivants. Quand Jack, à moitié recouvert par les draps, finit par lever les yeux en sa direction, il captura l'image parfaite – Kozmotis était de dos, toujours nu, en train de fouiller dans les placards face au lit. Il l'entendit jurer et lâcha un imperceptible rire.

"Je dois aller chercher ma fille au lycée," lâcha Kozmotis à son intention, et s'en étonna lui-même : quel besoin avait Jack de savoir ça, précisément ?

"Ah, les enfants…" chantonna Jack en passant ses bras derrière sa tête, dévoilant ses deux aisselles.

Il gagna un regard en biais de la part de Kozmotis, et Jack lui répondit en un sourire provocateur. Evidemment qu'il s'en amusait – Kozmotis n'était pas sans savoir qu'il ne devait pas y avoir beaucoup d'années entre l'âge de sa fille et l'âge de celui qui, actuellement, se trouvait dans son lit. Merde, dans quelle situation délicate s'était-il encore fourré…

Tout en attrapant une chemise bleue – au grand bonheur de Jack, qui nota que sa remarque de toute à l'heure l'avait poussé à changer ses standards – il chercha un moyen de clarifier la situation. Comment mettre le jeune dehors sans être malpoli, et comment faire abstraction de ce qui venait de se passer ? Dieu merci il n'avait aucun souvenir de la veille, c'était déjà ça… mais avoir sur la conscience un tel écart de conduite était presque plus désagréable. Il savait que c'était là, quelque part, que ça s'était passé – mais il était incapable de mettre des souvenirs dessus. L'alcool avait visiblement eu son mot à dire. Koz, en revanche…

"Je peux venir ?" taquina Jack.

"Non, tu-" mais alors qu'il se retournait en sa direction, il capta le sourire satisfait de Jack et réalisa qu'il jouait encore avec lui.

"Tu vas manger avec ta fille ?" demanda Jack, étrangement intéressé.

"Oui," se contenta de répondre Kozmotis en enfilant un caleçon.

"Où ça ?"

"Je n'en sais rien," fit-il en attrapant son pantalon d'affaires.

"Si tu veux mon avis, emmène-là dans une pizzeria. Les gosses adorent ça."

Il se retourna, son geste en suspens, pour trouver Jack encore allongé, les bras derrière sa tête et le sourire accroché aux lèvres, et ses jambes l'une sur l'autre qui faisaient danser ses pieds de gauche à droite.

"D'ailleurs, quel âge tu as ?"

Kozmotis avait soudainement pris une voix sérieuse, presque accusatrice.

"Tu voudrais savoir, hein, Koz ?"

L'intéressé sentit son estomac se serrer à l'entende de son nouveau surnom, celui que Jack avait visiblement décidé d'employer. Il ne lutta pas, cependant – c'était étonnamment agréable. Il se retourna pour faire mine de s'occuper de ses habits, et Jack continua.

"Je viens d'avoir vingt-et-un an."

Avec stupeur, Kozmotis réalisa qu'il venait de rire. Un rire amer, presque ironique.

"Quoi ?" l'interpella Jack, suspicieux.

Ce dernier se retourna dans sa direction et haussa les épaules.

"On a exactement vingt ans de différence," expliqua Kozmotis, tentant vainement d'ignorer le fait qu'énoncer ça à voix haute rendait les choses plus concrètes que jamais.

"Je sais," fit Jack en un semi-sourire.

Evidemment. Il savait. Il avait fouillé ses papiers, de toute façon.

Tant pis. Kozmotis n'avait pas de secret. Enfin, maintenant, il en avait un…

Quand il se retourna à nouveau, Kozmotis sentit sa gorge se serrer. Jack était là, debout devant lui, posant sur lui des yeux incroyablement vivants. C'était intense. Kozmotis, quelque part là-dedans, appréciait qu'on le regarde ainsi – qu'il le regarde ainsi. Il ne s'était jamais senti aussi… aussi… eh bien, en vie. C'était comme si le jeu de la vie se déroulait sans lui et qu'on venait de le mettre dans la course. Par accident.

Il ignora le corps nu de Jack et, les joues brûlantes, se contenta de remarquer que les longs doigts experts de l'adolescent bouttonnaient sa chemise jusqu'à l'avant-dernier bouton, laissant assez d'espace pour que sa chemise soit confortable. Puis il attrapa le col et sans lui demander son avis, leva les yeux vers lui avec un sourire sensuel.

Kozmotis déglutit – et pria pour que Jack ne l'ait pas remarqué.

Il pensa d'abord que Jack allait l'embrasser, et son estomac se noua quand il réalisa qu'il ne savait pas s'il en était prêt. Hier était une connerie, il avait bu – mais aujourd'hui il avait eu le temps de retrouver ses esprits et il était totalement conscient de chacun de ses gestes. S'il le laissait l'embrasser, là, maintenant, tout de suite, il ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même. Il n'y aurait plus personne sur qui rejeter la faute à part sa violente envie de combler le silence de son appartement. Et quand la télévision laissait un écho amer, il réalisait qu'en revanche, la voix mélodieuse et taquine de Jack était bien plus rassurante.

Pourtant, Jack n'en fit rien. Il posa son index sur son menton avant de le contourner, tout sourire. Mais alors qu'il pensait qu'il allait s'en aller sans un mot, à la recherche de Dieu savait quoi, il sentit ses lèvres s'aplatir contre son épaule, et même à travers le tissu de sa chemise, il en reconnaissait la douceur.

Son coeur manqua un battement. Reconnaître. Il reconnaissait la douceur de ses lèvres. Merde, ça voulait dire qu'il n'y était plus étranger. Kozmotis ravala sa panique et laissa un long soupir prendre possession de lui, alors qu'il entendait Jack se balader avec nonchalance en direction du salon.

Oui, c'était officiel.

Kozmotis Pitchiner avait maintenant un secret. Et ce secret s'appelait Jack.