Orphans

Petit one-shot sur Aaron Burr, d'une part parce que je trouvais dommage de n'avoir jamais écrit sur Hamilton, et aussi parce que l'originalité c'est très surfait. Les dialogues reprennent les chansons donc techniquement ils ne sont pas à moi. Mais qu'est-ce qu'un dialogue ? C'est créer des conversations qu'on ne pourra jamais voir-

(Enjoy)


1776. New York City.

La nuit était déjà tombée sur New-York, New-York à peine née, à peine vécue, à peine arpentée. C'était ce que songeait le jeune homme qui en piétinait les rues, en pleine nuit. Piétiner, oui. Il ne marchait pas : il avalait le sol de sa foulée. Piaffait d'impatience au moindre tournant. Chaque soir, chaque heure, il pensait voir surgir quelque chose d'extraordinaire – et il n'avait pas tort : tout lui semblait extraordinaire. Il aurait voulu entrer dans chaque bâtiment pour apprendre ses moindres recoins par cœur, descendre toutes les avenues, et longer les berges de l'Hudson dans une marche sans fin. Son esprit se posait de rue en rue, de visage en visage, d'idées en d'idées, sans jamais trouver le repos. Il avait dix-neuf ans et il lui semblait que rien, rien ne serait jamais à sa démesure.

Ce jeune homme si affamé d'existence s'appelait Alexander Hamilton.

Un bruit de pas attira son attention pourtant si volatile. Une silhouette qu'il reconnut aussitôt s'avançait vers lui, ombre parmi les ombres, et ne prêtait pas attention à lui. Sans réfléchir un instant de plus, Alexander alla à sa rencontre. Les traits réguliers, les lèvres pleines, le contour du crâne se découpant dans la nuit. Il sourit. C'était bien l'homme qu'il cherchait.


Burr avait peu de regrets. C'était l'avantage de ceux qui n'ont jamais rien fait. Mais avoir laissé Alexander Hamilton entrer dans sa vie en était définitivement un.

Voilà ce qu'il pensait, le pistolet en main, à l'aube d'un nouveau monde. Un monde sans Alexander Hamilton. Il ne lui venait pas à l'esprit que sa propre mort lors de ce duel était une option envisageable. Il avait une vie à vivre, une fille à élever, un pays à construire. Il ne mourrait pas.

Il croisa le regard de son adversaire par-dessus ses lunettes, un regard si bref qu'il crut l'avoir rêvé. Dieu, comme il aurait voulu que tout ça ne soit qu'un rêve – ou un cauchemar. Comme il aurait voulu ne jamais avoir eu à le croiser, dans les rues de New-York.

Là, dans les yeux d'Alexander, il vit qu'il avait déjà tout perdu, vivant ou non, et il eut envie de hurler.


« Pardon, monsieur, êtes-vous Aaron Burr ?

- Ça dépend. Qui le demande ? »

Alexander eut un tressaillement et laissa échapper d'une voix devenue cri :

« Bien sûr ! Monsieur, bien sûr. Je suis Alexander Hamilton, je suis à votre service, monsieur. Je vous cherchais. »

Un sourire passa sur le visage de Burr, aussi discret qu'Alexander ne l'était pas. Intrigué, amusé. Le jeune homme en face de lui – quoi qu'ils semblaient avoir le même âge – mettait une telle tension, un tel affolement dans sa voix qu'il ressentait le besoin de rire pour compenser. Alexander accompagna sa phrase maladroite d'une courbette qui lui sembla totalement incongrue, ici, dans cette rue déserte.

« Je deviens nerveux, sourit Burr qui était on ne peut plus calme.

- Monsieur, poursuivit Alexander, je suis un peu confus, j'ai entendu votre nom à Princeton. Je cherchais des cours accélérés quand… J'ai peut-être frappé un de vos amis ? Confus, vraiment. Il gère les finances ? »

Burr perdit de son sourire, remplacé par un visage de totale stupéfaction. Cet homme aux cheveux noués et aux gestes saccadés était probablement fou à lier. Il répéta avec lenteur afin d'être certain de bien comprendre :

« Vous avez… frappé le trésorier ?

- Oui ! s'écria Alexander, heureux d'être si bien compris. Je voulais faire comme vous, obtenir mon diplôme en deux ans d'abord et faire la révolution ensuite. »

Burr le fixait, de plus en plus incrédule. Hamilton interpréta son expression de travers, la prenant pour de l'admiration pure. Quel jeune homme de dix-neuf ans était capable d'un tel exploit, si ce n'est Aaron et lui-même ? Quel homme était même capable d'en rêver ? Lui, personne d'autre que lui. Ce n'était pas tant qu'Alexander avait une haute opinion de lui-même. Il constatait simplement, en toute objectivité, qu'il était prêt à aller plus loin que les autres, qu'il était meilleur que les autres. Moins un jugement de valeur qu'une simple réalité à laquelle il ne pouvait rien.

Il poursuivit, de plus en plus fébrile, inconscient de tout et de tout le monde :

« Il pensait que j'étais stupide – et je ne suis pas stupide. »

Puis, revenant vivement au sujet qui l'intéressait :

« Comment avez-vous fait pour vous diplômer si vite ? »

Burr referma le livre qu'il tenait en main. Cet homme était fou. Il lui fallait agir avec tact. Affichant un sourire poli, il contourna celui qui lui barrait la route et répondit :

« C'était le souhait de mes parents avant qu'ils ne meur-

- Vous êtes orphelin ! Bondit Hamilton. »

Il semblait très heureux de cette nouvelle.

« Bien sûr, bien sûr, vous êtes orphelin. Moi aussi, je suis orphelin ! Seigneur, j'aimerais tant connaître une guerre, pour pouvoir prouver que je vaux plus ce que l'on attend de nous-

- Puis-je vous offrir un verre ? Coupa Aaron. »

New-York à peine arpentée, à peine vécue. Il lui semblait que cette nuit était importante, sans savoir pourquoi. Le verre était tout à la fois un moyen de le faire taire et celui de l'entendre parler plus longtemps. Il était fascinant – la facette cachée de l'exaspération. Fou, passionné, ambitieux. Démesuré. Tout en lui respirait la faim de vivre, et c'était si étrange à regarder. Hamilton s'arrêta une fraction de seconde et répondit :

« Avec plaisir. »


L'un tourna le dos à l'autre, pistolets en main, avant d'avancer d'un pas, puis d'un deuxième. Pas une parole ne serait échangée. Tout était dit, sans doute.

Quoi qu'il soit en train de se passer, cela ne dépendait plus d'eux.


L'un emboîta le pas de l'autre – on ignore qui était l'un, et qui était l'autre – jusqu'à l'établissement le plus proche. Alors qu'ils s'apprêtaient à boire, Burr arrêta son invité d'un signe de main.

« Quelques conseils. »

Alexander dressa l'oreille, pensant obtenir les réponses qu'il cherchait si désespérément. Mais Aaaron se pencha vers lui et glissa dans un sourire, à peine audible :

« Parle moins. Souris plus. »

Il était passé au tutoiement avec un naturel déconcertant. Alexander ne s'en formalisa pas et, par miracle, resta muet.

« Ne les laisse pas savoir ce pour quoi tu te bats. Ajouta Burr.

- Vous n'êtes pas sérieux, répondit celui qui avait toujours scandé ses convictions.

Aaron étouffa un sourire dans une autre gorgée. Fabuleux. Cet homme était fabuleusement inconscient de lui-même. Il aurait pu, sans doute, lui envier ses convictions et sa confiance, sans cette suffisance si irritante. Il haussa une épaule et reprit une gorgée sans répondre.

Il coula un regard vers la table proche de la leur. Trois hommes, déjà bien éméchés, riaient fort en frappant la table du poing, entre deux obscénités. Parmi eux, Burr reconnut Lafayette, « le Français », comme il l'appelait avec suffisance. Sans quitter le petit groupe des yeux, il conclut :

« Les bavards meurent souvent les premiers. »

Hamilton tourna la tête et fixa les trois hommes sans aucune gêne pendant quelques interminables secondes, avant de revenir à Burr.

« Les bavards sont ceux qui parlent pour ne rien dire, dit-il avec dédain. Ce n'est pas mon cas. Je ne mourrais pas, moi. »


Burr ne sut pas lequel, de son cri ou du coup de feu, partit en premier. Il eut un geste absurde du bras comme pour retenir la balle, retenir l'impossible. Elle alla se loger entre deux côtes, faisant Alexander se plier en deux, le regard voilé.

Il vacilla une brève seconde avant de s'effondrer sur le sol.

Et le monde devint silence.