Aryane ouvrit un œil, puis deux, les referma lentement, et les rouvrit d'un coup. C'était le grand jour ! Elle se leva d'un bond et se jeta carrément sur son armoire pour trouver les vêtements appropriés. Dès qu'elle fut habillée, elle se tressa ses longs cheveux blonds cendrés en une natte qui lui atteignait les omoplates. Elle ajoutait un peu de mascara pour faire ressortir le vert feuillage de ses yeux en amande (seules traces de ses ancêtres asiatiques) ainsi que du fard à joues pour donner un peu de couleur à sa peau pâle. Ce n'était pas dans ses habitudes de se maquiller, elle l'évitait normalement mais, voilà, aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. Aujourd'hui, il venait spécialement pour elle. Aryane ouvrit ensuite sa porte à la volée et descendis les marches quatre à quatre, avant d'entrer en trombe dans le salon, où se trouvait sa mère.

- Salut maman ! Dis, papa est arrivé ?

Son père. Un homme fort, gentil, attentionné, amusant, compréhensif… absent. Son travail dans l'armée faisait en sorte que c'était très rare que toute la famille se retrouve ensemble, elle, sa mère, son père et grand frère, Cédric. Alors, quand elle avait apprise qu'il reviendrait spécialement pour sa fête, pour elle, elle avait quasiment compté les secondes qui les séparaient. Elle avait tellement hâte de le voir, tellement de chose à lui raconter !

- Je… ma chérie… je suis désolée… balbutia sa mère.

C'est alors qu'Aryane se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond, que sa mère semblait accablée et qu'elle tenait un papier dans ses mains. Une lettre. Non… non, non, non ! Et pourtant, la lettre, les yeux rouges, la tristesse, les pleurs… La peau déjà pas bien colorée de la jeune fille perdit le peu de couleurs qu'elle avait.

- Il est mort ? Lâcha-t-elle d'une petite voix. NON ! Dit moi que c'est faux !

- Il n'est pas mort… s'étrangla sa mère.

Alors là, elle était complètement perdue. Il ne pouvait pas y avoir plus larguée qu'Aryane. Si son père n'était pas mort, pourquoi ce chagrin ? Cette lettre ? Les excuses ? Voyant les points d'interrogations danser dans les yeux de sa fille, la mère lui tendit la lettre. Méfiante, Aryane la prit et parcourue les quelques lignes des yeux. Quand elle arriva au point final, elle laissa tomber le papier, sous le choc. Des larmes de rage se mirent à couler sur ses joues.

- Non… Il n'avait pas le droit… Pas aujourd'hui… ni jamais. IL N'AVAIT PAS LE DROIT ! hurla-t-elle.

Les seuls mots qu'elle avait réellement compris étaient « distance », « temps », « divorce », « oublie ». En gros, son père de merde les avait tous largué pour une autre et ne voulait plus entendre parler d'eux. La distance et le temps mettaient leurs relations familiales à trop rude épreuve et il demandait le divorce. Pas même une excuse, pas même un « je vous aime ». Non, juste qu'il partait et qu'ils devaient tous l'oublier, et qu'il ferait de même de son côté. Le monde d'Aryane venait de s'écrouler. Lui, son père, celui qu'elle aimait plus que tout, celui dont elle admirait le courage et la force de caractère, celui qui la comprenait le plus dans le bordel qu'était sa vie d'adolescente, venait de montrer à tous qu'il était le plus gros connard de la planète. La matinée se passa donc dans le silence le plus total. Sa mère s'enfermait dans un mutisme inquiétant, son frère venait d'apprendre la nouvelle et revenait à la maison, et Aryane ruminait ses pensées, toutes plus sombres les unes que les autres. Soudain, alors qu'il venait à peine de sonner trois heures de l'après-midi, le téléphone retentit dans toute la maison. La mère et la fille sursautèrent, et la première se décida finalement à répondre. Aryane, elle, tentait tant bien que mal d'écouter la conversation, mais n'en entendais que des bribes, voir rien du tout. Elle entendit sa mère pousser un gémissement de douleur et sortit alors de sa chambre en coup de vent, pour la trouver assise à même le sol, le téléphone éteint à côté d'elle.

- Maman ? demanda Aryane en essayant de rester calme.

- Il est mort, Aryane… Il est mort, il ne reviendra pas ! pleura sa mère.

Aryane devint livide à nouveau, sentant une once de panique la gagner.

- Qui ça ? Maman, qui est mort ? Papa ? Oncle Sim ? Papy Boulé ? Qui ? la pressa-t-elle.

Elle leva alors sa tête et planta son regard larmoyant dans le sien. Et elle souffla la réponse, qui agit comme un coup de poing sur Aryane.

- Cédric.

La jeune fille recula de quelques pas, sonnée, puis monta s'enfermer dans sa chambre. Et elle se mit à pleurer. De rage, de désespoir, de douleur, de tristesse. Elle finit finalement à se calmer, quoique trois heures plus tard. Elle s'était en effet légèrement endormie. Elle descendit à nouveau les marches et s'installa dans la cuisine, se servant un jus d'orange d'un air amorphe. Elle vit alors son oncle dans le salon.

- Salut, Oncle Sim, dit-elle simplement. T'as appris les nouvelles ? Tu sais, à propos de papa et Cédric ?

Il leva un regard peiné et compatissant sur elle, et elle sut alors que ce qui allait suivre n'allait pas, mais alors là pas du tout, lui plaire.

- Ma chérie… le… ta mère a été retrouvée, commença-t-il.

- Retrouvée ? s'étonna Aryane. Elle était partie ?

- Aryane… elle a sauté. Elle n'en pouvait plus, elle s'est jetée en bas de la falaise. Son corps a été retrouvé sur la plage il y a une heure, expliqua-t-il douloureusement.

Cette fois, c'était trop. Mais quelle vie de merde ! Aryane, prise d'une soudaine nausée, porta sa main à sa bouche pour étouffer un cri. Et elle courut. Elle courut hors de la cuisine. Elle courut hors de la maison, hors du quartier, hors de la ville. Elle courut pendant un temps indéterminé. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle a courut à s'en briser les jambes et s'était finalement réfugiée au plus profond de la forêt. La jeune fille trébucha sur une pierre et s'étala de tout son long. Elle se releva en maugréant, les larmes coulant à nouveau. Elle s'accota contre un arbre, enfouie sa tête entre ses genoux, et se laissa aller à nouveau. Il fallait que ça sorte, ça allait lui faire du bien. Mais qu'est-ce qu'elle allait devenir ? Où irait-elle vivre ? Est-ce qu'elle supporterait la pression encore longtemps ? Est-ce qu'elle a encore le gout de vivre, au moins ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête, mais aucune réponse ne venait s'ajouter au bordel qui régnait dans son esprit choqué. Soudain, un éclat blanc illumina un instant les bois et elle ferma les yeux, éblouie. Quand elle les rouvrit, elle vit une sorte de maelstrom d'un blanc aveuglant, d'où sortaient des créatures toutes plus laides et horribles les unes que les autres. Aryane voulut se cacher, mais c'était trop tard. L'un des monstres l'avait vu. Malgré tout, elle se releva et se remit à courir de toutes ses forces. Elle ne voulait pas se faire attraper. Pourtant, ses jambes, déjà trop épuisées, ne la portèrent pas bien loin et elle s'écroula sur le sol. Après quoi, elle ne fut que vaguement consciente de ce qui se passait. D'abord, des mains qui la relevaient. Puis, des voix, des cris rauques et dégoutants. Elle sentit qu'on la soulevait, qu'on la trainait quelque part, mais elle n'avait plus la force de se défendre. Elle vit un éclat blanc et lumineux, sans doute le maelstrom de tout à l'heure. Une vague de froid la parcourue, la luminosité disparue. Elle venait apparemment de traverser ledit maelstrom. Encore des voix, des cris encore plus repoussants, qui se répercutaient sur les murs dans un écho cacophonique et effrayant. Elle sentit qu'on la déplaçait et qu'on la déposait violement sur de la pierre froide, le sol sans aucun doute. Elle entendit des pas s'éloigner, une porte grincer, le silence s'installer. Et, peu avant de sombrer, elle se dit qu'elle avait vraiment une vie de merde. D'abord, son père les abandonnait sans scrupules. Ensuite, son frère se faisait tuer dans un stupide accident d'auto. Puis, sa mère se suicidait. Enfin, elle se retrouvait capturée par des monstres dignes des films d'horreur et enfermée dans ce qu'elle devinait une cellule. Oh, il ne fallait pas oublier qu'elle avait apparemment passé un maelstrom magique et que, de ce fait, elle se trouvait très loin de chez elle, voir dans un autre monde. Et dire qu'elle fêtait ses treize ans aujourd'hui ! Oui, sa vie était vraiment merdique, et quelque chose lui disait que ça allait s'empirer dans les jours à venir.