Le train glissait sur les rails et le paysage défilait à une allure modérée. Ce n'était pas le Shinkansen, mais une simple ligne locale, traversée par de vieux wagons encore heureux de ne pas être tout à fait inutiles. Un peu instable, les rares voyageurs étaient secoués de quelques centimètres à gauche et à droite. Kaori s'amusait à regarder ces têtes qui se balançaient en accord. Les embruns de la mer venaient flatter ses narines, même à travers les fenêtres un peu sales.

Kousei avait ses deux écouteurs dans les oreilles, mais il s'était endormi. Sur l'écran de son portable, la jeune fille pouvait voir qu'il écoutait la cinquième sonate pour violon de Beethoven. Kaori sourit doucement et elle s'installa à nouveau le plus confortablement possible dans son siège.

C'était un samedi en fin d'après-midi, mais il n'y avait presque personne dans le train. Bien sûr, dès que l'été arriverait, ça serait bondé de touristes. Mais début avril, Yumigahama était encore calme. Seuls des collégiens et des lycéens se permettraient de venir ici en cette période de l'année, pour essayer d'être un peu à l'écart de la vie des grandes villes. On pouvait dire que c'était le cas pour les deux musiciens.

La train prit un doux virage et contourna progressivement une somme de bambous. Les imposantes chaînes de montagnes furent perdues de vue, l'odeur de la mer les remplaçant avec exaltation. Des grappes de nuages se teintaient d'or et la mer rouille brillait comme ornée d'une multitude de perles, sous le ciel qui tournait vers l'indigo.

Le train vacilla un peu avant de s'arrêter dans une petite station de bord de mer.

Kaori secoua Kousei qui se réveilla en sursaut. Rapidement, ils prirent leurs affaires, rangées dans le porte-bagages et se jetèrent hors de leur wagon pour arriver sur une petite plate-forme de bois. A l'horizon, des bandes de toutes les couleurs éclairaient le ciel presque sombre. La bande de sable fin tranchait entre les deux musiciens et la mer.

Kaori n'avait aucune idée de quand tout cela avait commencé. Elle ne savait pas si cela était une bonne chose que de voyager si souvent avec son petit ami, mais elle aimait pouvoir gagner un peu de calme, loin des bruits de la ville. Et puis, il y avait toutes ces personnes qui n'arrêtaient pas de jaser depuis que leur couple était devenu « officiel », comme ils disaient. Non, plus le temps passait, plus elle se complaisait dans le silence des lieux solitaires, là où la musique pouvait résonner sans jamais s'arrêter.

Ils étaient toujours sur ce petit ponton de bois, l'un à côté de l'autre. Lui était à droite, elle à gauche. Ils se tenait par la main. Kaori avait son étui de violon dans l'autre. Kousei un sac d'affaires. Et tandis qu'ils faisaient face à la mer, tout autour d'eux était silencieux, étrangement silencieux. Si silencieux que l'on aurait pensé avoir été transporté quelques minutes après la fin du monde, dans une sorte de cocon au sein de la réalité où la sérénité avait enfin repris sa place. C'était, pensaient-ils sans dire un mot, comme si un espace clos les accueillait. Comme si cet endroit était le début de quelque chose de spécial.

« C'est le début de l'autre bout du monde, Kousei », souffla Kaori en serrant plus fort la main de celui qu'elle aimait. Le début de l'autre bout du monde. C'était un nom bien long pour ce petit bout de plage de Yumigahama.

« Quel autre bout ? » répondit-il après un long moment de silence. « Peu importe ! Un autre bout où il y aurait plein de choses à découvrir ! »

Takahiko, le père de Kousei, était un homme souvent en voyage. Il travaillait en Europe et parfois un peu en Amérique. Il s'occupait de musiciens, comme un agent. Mais Kousei n'en savait pas grand chose. Quand son père rentrait à la maison, on ne parlait pas de travail et on essayait de profiter du temps avant le prochain vol d'avion. D'un côté, ça donnait beaucoup de latitude au jeune pianiste, mais de l'autre, ça avait été très difficile, notamment à la mort de sa mère. Bien qu'il n'ait jamais eu de véritables aspirations à cette époque-là, Kousei s'était juré qu'il ne retoucherait pas un piano et qu'il ne finirait pas comme son père.

Bien sûr, c'était avant de rencontrer la ravissante fille qui se tenait juste à côté de lui, un an plus tôt. Kaori Miyazono était pour lui semblable à un ange tombé du ciel. Gracieuse et magnifique, elle était pourtant remplit d'une énergie qui semblait illimitée et elle fusait comme un ouragan, laissant sa trace sur son passage. Depuis qu'ils se voyaient très souvent et qu'elle passait à la maison, Kousei comprit ce que pouvait être la difficile vie en communauté. Il avait l'habitude de laisser un peu de désordre et de laisser Tsubaki ranger, mais là, c'était un autre niveau. Les partitions s'empilaient à n'en plus finir, les sachets de pâtisseries s'accumulaient sur la table et tout, tout était en bazar. Surtout que Tsubaki ne venait plus faire le ménage.

Et c'est peut-être pour cela que les deux avaient envie de visiter cet « autre bout du monde », tout simplement parce qu'il leur fallait littéralement changer d'air. Ils avaient déjà visité plusieurs endroits, mais c'était vraiment la première fois qu'ils se retrouvaient seuls dans cet univers, maîtres d'un monde qui ne s'offrait qu'à eux. C'était une sensation plutôt agréable.

Néanmoins, une surprise attendait les deux amis.

« Tiens, regarde Kousei, il y a un piano dans le sable. Qu'est-ce qu'il fait là ? »

Le garçon leva un sourcil, étonné. Il regarda sa compagne et ils décidèrent de se rapprocher. Le piano était caché derrière une toute petite dune de sable fin. En se rapprochant, Kousei et Kaori furent absolument étonnés d'entendre le piano jouer une mélodie alors qu'il n'y avait personne derrière. Peu à peu, c'était un violon et un ensemble de cordes qui résonnaient sur la plage, comme si l'hallucination auditive n'était pas suffisante. Sur les accords du piano, des contrebasses s'amusaient comme la surface de la mer. Et tout à coup, le violon prit le dessus et retentit avec ferveur.

Quel était cette pièce déjà ? Kousei était sûr de l'avoir déjà entendue quelque part. Il était certain que c'était un concerto, mais d'où ? Probablement du XIXe siècle, la première moitié, peut-être. Mais surtout, pourquoi pouvaient-ils l'entendre ici ?

Kaori se dépêcha tout à coup pour rejoindre le piano. Il était d'un noir exquis et son couvercle s'élevait majestueusement en direction du ciel. L'imposant instrument brillait, plein de malice. A un de ses pieds, une radio jouait un air, ou plutôt l'air des cordes. Puisque quelqu'un jouait derrière le piano, en fait. Ni Kousei, ni Kaori ne pouvait comprendre comment il était arrivé là, mais il était bien celui qui jouait.

Plus étrange encore, c'était qu'il s'agissait d'un adulte qui devait avoir une bonne vingtaine d'années et qui portaient les mêmes traits que Kousei !

Cet homme était assis derrière le clavier de jais et d'ivoire et son regard était complètement concentré sur ses mains qui bougeaient avec une rare agilité. Son toucher était mature et parfaitement contrôlé. A chaque fois qu'une touche était enfoncée, une note subtile et magique sortait du piano. On aurait dit que des couleurs sortaient de l'instrument, une myriade de teintes de bleu clair. C'était comme des gouttes d'eau ou des cristaux de lumière qui rebondissaient dans l'intérieur du piano avant d'en sortir avec féerie.

Il était évident que les deux musiciens reconnaissaient le visage de ce pianiste. Son air un peu distant, mais chaleureux avait quelque chose de si familier, mais en même temps, c'était si distant. Il était magnifique dans son costume bleu. Ses cheveux noirs étaient élégants, brillant d'une lueur un peu brune à cause du soleil décroissant.

Soudain, un impression se dégagea avec vigueur. Les notes graves du piano émettait un tremblement qui se propageait dans le sol, le faisant vibrer. C'était quelque chose qui pourrait sembler normal, si le piano était sur les planches d'une salle de concert, mais là, il n'y avait que du sable. Et pourtant, le sable résonna à l'unisson avec le piano. Et même la musique qui sortait de la radio. Les cordes étaient trop réelles, c'était comme s'il y avait vraiment un orchestre qui jouait juste là.

Mais quelle était cette pièce, déjà ?

Pourquoi ? Pourquoi étaient-ils en train de pleurer ?

Kousei ferma les yeux. C'était bientôt la fin de l'allegro, cette marche effrénée qui ressemblait à la marée montante sous la lune qui se lèverait, ce qui était l'adagio. Les notes tomberaient du ciel et remonteraient en même temps du fond de la mer pour se croiser à la surface, se mêlant entre elles pour former une mélodie prégnante. Il pouvait sentir que Kaori s'était laissée glisser à ses côtés et il pouvait étendre son bras autour d'elle, doucement, ce qu'il fit, comme guidé par la musique. Mais alors qu'il allait terminer son geste, la musique s'arrêta.

Et toute l'impression de la réalité de l'orchestre s'effaça. C'était ça, la véritable fin du monde.

« Depuis combien de temps êtes-vous là ? » demanda le pianiste qui reboutonnait son costume en se relevant.

Kaori et Kousei se regardèrent bêtement et ce dernier remit ses mains le long de son corps, comme un enfant pris en train de faire une bêtise.

« Hmm... Depuis la cadence de violon du premier mouvement ? » tenta Kaori avec son éternel sourire angélique.

« Depuis le début, donc ? »

« Oui, mais enfin... » fit Kousei en s'étranglant dans ses mots. Il tirait Kaori en arrière, de peur qu'elle ne dise quelque chose qui le fâcherait. Enfin, le pianiste qui lui ressemblait (et cela était un peu trop pour lui). D'ailleurs, son homologue plus âgé planta son regard dans le sien. C'était les mêmes yeux bleus. Quoique ceux de ce mystérieux individu étaient un peu plus fatigués.

« Donc, vous êtes Kousei, mais en plus âgé, c'est ça ? »

Elle n'avait aucun problème à parler avec lui ! Inconcevable ! Kousei était perdu dans le vague, comme si une bille lui fracassait l'intérieur du crâne en rebondissant dedans.

« Je crois que l'on peut dire ça comme ça. Mais qu'est-ce que vous venez faire ici, vous deux ? Vous n'êtes pas censés être occupés par l'école ? »

« C'est samedi, enfin ! s'indigna la violoniste. Nous pouvons bien nous décider à visiter le pays pendant le week-end. »

« Oh, c'est déjà samedi ? Je ferai bien mieux d'y aller, alors ? Je vais être en retard, sinon. »

« Un concert de prévu ? »

« Plus ou moins, oui ! dit-il en souriant. Il faut vraiment que je file, c'est urgent. D'ailleurs, j'ai pris des sandwichs aux œufs, mais je crois que je ne vais pas pouvoir les manger, vous les finissez pour moi, d'accord ? »

Les adolescents n'eurent pas le temps de répondre que l'homme était déjà parti en courant. Il avait vraiment les mêmes manières que le vrai Kousei, se disait Kaori. Enfin, c'était difficile de savoir qui était le vrai, qui était le faux. Et juste, elle ne comprenait pas pourquoi elle n'était pas plus troublée que ça. Ce n'était pas vraiment le cas de son compagnon, en tout cas.

« Kouseeeei... Tu ne vas pas rester comme ça pendant toute la soirée, j'espère ? Tu m'écoutes ? »

Le garçon reprit ses esprits, la voix de celle qui l'aimait arrivant dans ses oreilles.

« Ah, oui ! Pardon ! Je... Je ne comprends rien. »

Y avait-il quelque chose à comprendre après tout ? C'était un moment d'exception, magique dans tous les sens du terme, le genre de choses que l'on ne pouvait pas expliquer, que l'on ne devait pas expliquer. Les deux adolescents finirent par passer simplement du bon temps. Ils jouèrent un peu de la musique, s'assirent sur le sable pour profiter des étoiles, firent un petit feu de plage pour faire griller de la guimauve. Il commençait à être vraiment tard. Ils devaient sans doute commencer à se dépêcher s'ils voulaient avoir le dernier train pour rentrer à Tokyo.

Rapidement, le nouveau couple rassembla leurs affaires et ils se dirigèrent vers la station. Le train devait arriver dans quelques minutes et c'était tout essoufflé qu'ils pourraient le prendre.

Les deux musiciens purent facilement s'installer dans le wagon vide.

Sur la plage, le mystérieux pianiste était là, revenu. Il les regardait. La pièce qu'il avait jouée revenait par réflexe dans la tête de Kousei. Kaori faisait des grands gestes pour dire au revoir, ce à quoi l'adulte répondait par un moins ostentatoire.

Pendant deux heures de voyage, Kousei et Kaori discutèrent de tout et de rien. De leurs projets, de leurs rêves, beaucoup de nourriture, aussi, d'ailleurs, au grand dam du garçon. Ce dernier n'arrêtait pas de penser à ce qu'il s'était passé. Ca n'était pas un rêve, le sachet en plastique des sandwichs le confirmait. Peu importe ce qu'il se passerait, les deux musiciens n'étaient pas prêt d'oublier cette soirée.

Bien sûr, à ce moment-là, aucun des deux ne pensait que cela allait en effet marquer le début de leur plus grand voyage, celui vers l'autre bout du monde, et qu'ils auraient l'occasion de revoir ce mystérieux pianiste, en de telles circonstances.