L'Enfer désaffecté ressemblait à une gigantesque caverne qui s'étendait à perte de vue, et dont le plafond de roche était suffisamment haut pour contenir une petite montagne. Un ingénieux réseau d'appareils installé par les kappas captait la lumière du Soleil en surface et la réémettait depuis le plafond, de sorte que l'Enfer désaffecté baignait toujours dans une lumière diffuse et tamisée dont l'intensité coïncidait avec celle du dehors. Il y avait même de la végétation, avec toutefois des feuilles beaucoup plus foncées qu'en surface. L'une des rares scientifiques de Gensokyo, Rikako Asakura, explique à qui veut bien l'entendre qu'une couleur plus sombre permet aux végétaux de capter davantage d'énergie lumineuse, et donc de compenser le manque de luminosité.

Le Palais des Esprits de la Terre, aussi appelé Chireiden, était un grand manoir se dressant au milieu de l'Enfer désaffecté, qui possédait la particularité d'avoir été taillé d'un seul bloc dans la roche. Son extérieur était sculpté mais pas décoré, ce qui en faisait un monument unique dans Gensokyo.

En ce début d'après-midi Satori Komeiji, l'actuelle propriétaire du Palais des Esprits de la Terre, lisait tranquillement un livre sur la terrasse du palais. C'était une fille de taille moyenne, aux cheveux et aux yeux mauves clairs, vêtue d'habits bleus à dentelle rose. Comme son nom l'indiquait, elle était une satori : une yokai capable de lire les pensées des autres, ce qui se traduisait physiquement par un gros œil enveloppé dans une paupière rouge qui pendait devant son torse, raccroché à diverses parties de son corps par des câbles.

Elle et sa petite « famille », comme elle disait, venaient de déjeuner et Satori profitait de la luminosité offerte par l'après-midi pour s'adonner à son passe-temps préféré, la lecture. Ses animaux de compagnie, une chatte ardente nommée Rin Kaenbyou et une corbeau de l'enfer nommée Utsuho Reiuji, étaient parties entretenir l'Enfer des Flammes Ardentes situé juste au-dessous. Quant à sa petite sœur, Koishi Komeiji, elle était partie débarrasser la table, et ne devait pas tarder à revenir.

En effet, Koishi ne tarda pas à revenir sur la terrasse. Elle avait de magnifiques yeux et cheveux verts émeraude et était vêtue d'une robe jaune et verte. Comme sa grande sœur, elle était aussi une satori, et son troisième œil, bleu foncé, pendait lui aussi devant sa poitrine.

- Dis-moi, Koishi, ça te dirait de lire un livre ? demanda Satori en voyant sa sœur entrer. J'en ai trouvé un que tu vas beaucoup apprécier, j'en suis sûre.

Elle saisit l'un des livres présents sur la table et le tendit à Koishi. Un après-midi passé à lire sur la terrasse en compagnie de sa petite sœur était un après-midi idéal pour Satori, mais la cadette refusa d'un signe de tête et dit d'un ton enjoué :

- Non merci, je le ferai un autre jour. En fait, je suis venue te dire que cette après-midi je vais à la surface pour me faire des amis !

Satori serra instinctivement son livre contre elle, dans un geste d'appréhension.

- À la surface ? répéta-t-elle inquiète. Mais... euh...

Koishi lut dans son esprit ce qu'elle hésitait à dire de vive voix : « Non, je t'interdis d'y aller ! Ça ne nous causera que des ennuis ! ». Elle pouvait comprendre les peurs de son aînée, mais cela n'allait pas la faire changer d'avis :

- Je sais que tu ne veux pas que j'y aille. Mais s'il te plaît, grande sœur, je veux vraiment y aller... j'en ai besoin...

- On sait toutes les deux comment ça s'est passé la dernière fois que tu es allée à la surface, rappela Satori gênée. Tu n'as pas besoin de ça.

Chacune put voir dans l'esprit de l'autre le souvenir de ce jour qu'elles auraient préféré oublier.

- C'était une erreur... J'ai beaucoup appris depuis ! se défendit la cadette.

« Tu n'as jamais su te contenter de ce que tu avais » pensa Satori sans le dire.

- Écoute, grande sœur... Je vous aime beaucoup, toi, Orin et Okuu... Mais je refuse que le reste de mon existence consiste à moisir ici dans ce manoir, même si c'est à vos côtés... tu dois comprendre, il faut que tu comprennes, que j'ai besoin de m'amuser avec d'autres gens que vous trois.

Satori pouvait aisément le comprendre puisqu'elle était elle-même dans la même situation. Et elle pouvait aussi voir dans l'esprit de Koishi à quel point cette dernière serait déçue si elle refusait.

- Koishi, te garder ici contre ton gré est la dernière chose dont j'ai envie, avoua-t-elle peinée. Alors si tu en as vraiment envie, tu peux y aller. Mais je t'en supplie, sois prudente... N'oublie pas de mettre ta robe d'extérieur.

Par « robe d'extérieur », Satori désignait un certain type de robe qu'elle avait confectionné elle-même pour elle et sa sœur. Il s'agissait d'un vêtement doté d'une doublure permettant de cacher leur troisième œil entre deux morceaux de tissu. Ainsi elles n'attiraient pas l'attention des gens de la surface, et c'était beaucoup plus confortable que de glisser le troisième œil sous une robe normale.
Mais Satori pouvait voir dans la tête de Koishi que cette dernière n'avait absolument pas l'intention d'utiliser sa robe d'extérieur.

- Tu n'as pas l'intention de cacher ton œil, n'est-ce pas ? dit-elle à haute voix.

- Bien sûr que non. Je ne peux pas commencer une relation d'amitié en cachant ma nature aux autres !

L'aînée ne partageait pas ce point de vue et Koishi le voyait très bien. Cependant, Satori n'avait aucun moyen de la forcer à cacher son œil et ne voulait pas non plus la retenir de force. Elle finit donc par céder :

- D'accord, ma chérie... fais ce que tu veux. Mais sois très, très prudente, d'accord ?

- Promis !

Pour lui faire plaisir, Koishi mit tout de même sa robe d'extérieur. Elle n'avait pas l'intention d'utiliser la doublure pour cacher son œil, mais Satori serait sûrement un peu rassurée de savoir qu'elle pourrait le faire en cas de besoin.
La petite yokai passa par un long tunnel situé à une extrémité de l'Enfer désaffecté, et arriva devant un énorme gouffre avec à l'autre bout un autre tunnel, menant à la surface. Les deux étaient reliés par un étroit pont en cordes et gardés par Parsee, qui salua froidement la satori au passage.

Koishi avait pas mal réfléchi pour savoir qui elle irait voir. Elle n'avait bien sûr que très peu de chances de devenir amie avec les yokais puissants et solitaires comme Yukari Yakumo ou Yuka Kazami. Elle pensait plutôt aux yokais de bas niveau qui avaient un tempérament plus ouvert et joueur. Et elle savait exactement où en trouver !
Elle se dirigea vers une forêt qui se trouvait au bord du Lac Brumeux. Il s'agissait d'un endroit vierge de toute construction, ce qui faisait que les yokais proches de la nature comme les fées s'y plaisaient beaucoup.

Alors qu'elle était arrivée dans une petite clairière au milieu de la forêt, Koishi ne tarda pas à apercevoir une petite fée devant elle, qui se cachait derrière un arbre en regardant discrètement ce qui se passait dans la forêt. La fée avait des cheveux et une robe bleus ciel, et ses ailes ressemblaient à trois paires de délicats cristaux de glace légers comme l'air. En lisant ses pensées, la satori comprit immédiatement que cette fée, nommée Cirno, jouait à cache-cache avec ses amies.

Koishi était extrêmement nerveuse. Après tout ce temps à préparer cette excursion en surface, à désirer la compagnie de quelqu'un d'autre, elle y était. Cela faisait si longtemps qu'elle le voulait ! Elle avait peur de tout rater en faisant quelque chose de stupide. Mais elle ne devait pas laisser cette peur l'empêcher d'accomplir son rêve. Elle trouva finalement la force d'adresser la parole à Cirno :

- Hé, salut !

Cirno se retourna un peu surprise, vit Koishi en face d'elle, et répondit d'un ton perplexe :

- Oh, euh... bonjour.

- Je... je m'appelle Koishi, Koishi Komeiji. Ça te dirait de discuter un peu ?

- Oui, si tu veux.

- Génial ! Merci !

Koishi l'invita à s'asseoir sur un tronc d'arbre tombé par terre, et commença à s'expliquer :

- En fait je suis une satori vivant dans le monde souterrain, et on s'y ennuie beaucoup... là-bas... alors je suis venue à la surface pour... euh... enfin... parler à des gens quoi.

Koishi savait que Cirno avait une bande d'amies mais n'osait pas la mentionner et encore moins demander à en faire partie. Heureusement, la fée des glaces le fit à sa place, avec un air amical et assuré qui contrastait fortement avec la timidité de la satori :

- T'as l'air d'être une fille sympa. Moi c'est Cirno. J'ai bien envie de te présenter à mes amies, j'ai le sentiment que vous allez bien vous entendre. En plus on a des places vacantes dans notre team !

- Vraiment ?

- Oui. Elles disent toutes qu'on est la Team ⑨, mais en fait on n'est que 5 moi comprise. Si on arrivait à 6 ça nous rapprocherait de l'objectif, non ? Après tout un 9 c'est juste un 6 à l'envers !

- Ce... ce serait génial, sourit Koishi en tremblant.

- Tu vas bien ? s'inquiéta la fée. Ah je sais... j'ai tendance à émettre naturellement une aura glacée quand je suis immobile. Tu dois avoir froid, non ?

- Pas... pas du tout. Je... je suis juste nerveuse... C'est la première fois que je vais voir autant de monde à la fois.

- Ah je comprends. Mais t'inquiète pas, elles sont super gentilles !

- Pourquoi tu te cachais dans une clairière au juste ? C'est pas le meilleur endroit pour jouer à cache-cache...

Cirno, trop lente d'esprit, ne s'étonna pas que Koishi ait su qu'elle jouait à cache-cache même si elle ne l'avait pas dit, et expliqua :

- Au contraire c'est la meilleure stratégie ! Personne ne me trouvera ! Elles cherchent toutes dans la forêt, mais elle n'auront jamais l'idée de me chercher au bord de la forêt !

- Euh... si je t'ai trouvée sans même te chercher, tu ne crois pas qu'elles pourraient tomber sur toi par hasard ?

- Tu... Euh... je n'avais pas vraiment pensé à ça...

Soudain, une voix féminine retentit au-dessus de leur tête :

- Hé, Cirno ! Je t'ai trouvée !

Une moinelle de nuit aux ailes couleur lavande se posa devant elles, rejointe presque immédiatement par une yokai insecte avec des antennes sur la tête et des élytres dans le dos, une fée vêtue d'habits verts dont les ailes transparentes arboraient des motifs dorés, et une yokai blonde vêtue intégralement de noir qui gardait les bras écartés en forme de croix... la Team ⑨ au complet.

Koishi resta littéralement fascinée devant toutes ces ailes différentes. À force de côtoyer Utsuho, elle s'était imaginé que les toutes les ailes étaient forcément à plumes et noires. Comme elle s'était trompé, pendant tout ce temps !
Toutes les nouvelles arrivantes se figèrent comme des statues en voyant Koishi. Cirno ne parut pas le remarquer, et s'exclama d'un ton fanfaronnant :

- Hé les filles, regardez qui j'ai rencontré... Oui, bon, vous la regardez déjà, donc j'imagine que je n'avais pas besoin de vous le dire... Enfin... Koishi, pourquoi tu ne te présenterais pas toi-même ?

- D'acc... d'accord, dit Koishi rouge de timidité. Donc, je m'appelle Koishi Komeiji, je viens du monde...

Mais alors qu'elle parlait, la fée aux ailes dorées, nommée Daiyousei, s'était précipitée sur la fée des glaces et s'était mise à la secouer en lui criant presque dessus :

- Mais Cirno, bon sang, tu es dingue ?! C'est une satori ! une satori ! Tu ne t'en étais pas rendu compte ?!

- Arrête de me prendre pour une imbécile, répliqua Cirno vexée, bien sûr que je le sais qu'elle est une satori. Je vois pas où est le problème.

- Cirno, ordonna Daihousei, réveille-toi un peu ! Les satoris peuvent lire dans tes pensées !

La fée des glaces fut soudain prise de panique. Elle demanda en tremblant à son amie :

- Qu... Qu... Quoi ?! C'est pas les vampires qui ont cette habilité là ?!

- Mais non imbécile ! s'énerva Daihousei. À ton avis, il sert à quoi l'œil sur sa poitrine, hein ?

- Oh mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ?! culpabilisa Cirno. Je vous ai toutes entraînées là-dedans... Dai-chan, qu'est-ce que je dois faire ?!

Koishi sentait que la situation lui échappait à mesure que la méfiance prenait place dans l'esprit des autres yokais.

- Non, attendez, je veux juste être votre amie... dit-elle d'une voix douce et tremblante à la fois.

- Tu... tu crois qu'elle est sincère ? demanda Cirno à Daiyousei.

- Qu'est-ce que j'en sais ? Penses-y un peu : elle, elle sait immédiatement si on est sincères ou pas, mais nous on n'en sait rien... Tu crois pas que c'est exactement le genre de yokai qui peut te manipuler super facilement ?

Toute tremblante, la yokai insecte, nommée Wriggle Nightbug, rapprocha les quatre autres autour d'elle et leur murmura des choses à voix suffisamment basse pour que Koishi n'entende rien... avec les oreilles. En lisant leurs esprits, la satori pouvait tout de même saisir leur conversation :

« Et même si là elle était sincère et qu'on l'acceptait dans la bande, chuchota Wriggle paniquée, imagine ce qui se passerait si pour une raison ou une autre elle passait dans une bande rivale comme les Fées de la Lumière ? Elle connaîtrait tous nos secrets et elle pourrait nous faire chanter autant qu'elle veut ! Ou même elle pourrait dire tous nos secrets à des humains pour qu'ils viennent se moquer de nous ! »

« Il faut qu'on parte d'ici » affirma Cirno en murmurant également.

« Mais attends, répliqua Rumia (la yokai aux bras écartés), si on la laisse juste là elle pourrait nous suivre et lire tout ce qu'on pense jusqu'à trouver un truc qui lui permettrait de se venger ! Elle va vouloir se venger, c'est obligé, elle doit être furieuse qu'on l'ait démasquée. »

« A... A... Alors le plan, bégaya Mystia (la moinelle de nuit), c'est de l'attaquer et de l'assommer puis de s'enfuir à tire-d'aile... »

- Écoutez-moi ! supplia Koishi. Je ne veux pas me battre ! Je ne veux surtout pas me battre !

« Oh non ! Elle entend tout ce qu'on dit ! » paniqua Wriggle.

« Du calme ! ordonna Cirno. On va toutes lui sauter dessus en même temps et combiner nos pouvoirs... Mystia, tu vas l'aveugler à ce moment Wriggle tu ramènes tous les insectes que tu peux pour faire diversion, Dai-chan et Rumia vous la spammez de tirs et moi j'essaie de geler son danmaku le temps qu'elle soit à terre. »

« Non mais t'es folle ? protesta Mystia. Elle sait que je vais essayer de l'aveugler, je vais être sa première victime ! Pourquoi c'est pas Rumia qui ferait diversion ?! »

« Ok, alors si Rumia s'en charge, on sera toutes aveuglées, répondit la fée des glaces. Si on fait ça il faut se ruer sur elle de tous les côtés et essayer de l'assommer dans le noir... »

« Non non non non ! répliqua Rumia, parce que là c'est moi qui sera sa première victime ! Elle sait que c'est moi la menace ! Il faudrait que l'une de nous fasse diversion, le temps que Mystia ou moi activions nos pouvoirs, puis... »

« Impossible ! répliqua Daiyousei. Elle saura forcément qu'on lui a envoyé un leurre et que c'est vous la vraie menace, donc dans tous les cas elle va vous éliminer en premières ! »

- S'il vous plaît, répéta la satori, je veux juste...

« Bon alors si on envoie Rumia et Mystia en tant que leurre... » commença Cirno.

« Elle saura ! répliqua la moinelle de nuit. Elle saura d'où vient la vraie menace ! »

- C'EST FOUTU ! hurla Wriggle qui cédait à la panique. ON PEUT PAS GAGNER ! ELLE SAIT TOUTES NOS STRATÉGIES AVANT MÊME QU'ON LES METTE AU POINT ! FUYEZ ! LES FEMMES D'ABORD !

Toutes les yokais s'enfuirent au hasard comme un groupe d'oiseaux effarouchés.

- … être votre amie... acheva Koishi dans le vide.

Elle resta debout un instant au milieu de la clairière à laquelle le silence donnait un air froid et sinistre. À un certain moment (elle n'aurait pu dire combien de temps s'était écoulé depuis le départ des fées), ses jambes ne purent plus la porter et elle tomba à genoux, des larmes coulant sur son visage.

Elle avait cru réussir. L'espace d'environ deux minutes, elle s'était trouvé une véritable amie. Mais ça n'avait pas pu durer. Elle avait l'impression que le destin lui avait offert une friandise juste pour le plaisir de la lui voler juste après.

Koishi finit finalement par sécher ses larmes et se remettre debout. S'il y avait un point positif, c'était qu'elle n'avait pas eu le temps d'être habituée à la situation. Au moins elle n'aurait pas à regretter le temps où elle était parmi la Team ⑨, puisque ça n'était jamais arrivé.

Déçue, mais pas désespérée, elle décida d'aller s'imprégner de l'atmosphère si particulière du seul village humain de Gensokyo. La satori prit aussi la précaution de cacher son troisième œil sous la doublure de sa robe. Tout compte fait, elle lui serait utile. Ce n'était pas un hasard si sa grande sœur avait décidé de la fabriquer...