Laisse-moi te raconter. Oui, je suis de ceux qui ne se sont pas battus à ce moment-là, qui ont laissé la guerre de côté, qui ont nié avec force et mauvaise foi que Voldemort ne montait pas en puissance. Parce qu'on avait envie de croire encore qu'on ne risquait rien. Moi en tout cas, tout ce que j'attendais de la vie, c'était de me lever le matin, d'aller à mon travail tranquillement, et d'entendre « MONSIEUR WEASLEY, RAPPORT ! TIROIR DE GAUCHE ! MAINTENANT ! ». Comme ça, tout était normal. Mon supérieur direct n'était pas du matin et il fallait mieux éviter de le croiser avant son troisième café surdosé. Depuis que Fudge était parti, j'avais conservé une place à la Coopération Magique Internationale mais un rôle de bien moindre importance, même si je m'efforçais d'en tirer quelque fierté. Je remplissais de la paperasse, le nez dans la poussière et l'encre. Et le soir je transplanais chez moi, dans mon modeste appartement londonien. J'aurais pu me sentir bien, si ma famille n'avait pas essayé de me ressasser sans cesse les problèmes de la vie quotidienne. C'est pour ça que je suis parti. Pour quelques malheureux mois de tranquillité, de déni, de confort. Lâcheté.

Et si c'était à refaire, je le referais. Parce que si j'étais resté, je n'aurais jamais compris. Je me serais contenté d'insulter mon père de tous les maux, de maudire mes frères, ma sœur et aussi toute leur descendance tant que j'y étais. La situation serait restée stable, poisseuse de rancœur, puant l'envie de vengeance, l'envie de reconnaissance. Ça ne m'aurait apporté rien de bon.

Imagine-toi un peu ce mois de janvier 1997. C'était il y a si longtemps que dans ton imaginaire c'est une époque peuplée de dinosaures. C'est en ce mois plein de gelées hivernales que j'ai fait au Ministère une rencontre qui a changé ma vie. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, je voudrais te demander de ne pas me juger. Comme tout le monde, j'ai fait des erreurs. J'en ai admises beaucoup mais ta mère ne m'a jamais compris. Je n'en veux pas à Ginny, elle a une vie si confortable, tout du moins sentimentalement, qu'il est difficile pour elle de concevoir ce que j'ai pu traverser. Elle a toujours été sûre de ce qu'elle ressentait pour Harry, leur voie était toute tracée. Je ne sais pas si c'est une chance car cela l'a certainement empêchée de vivre beaucoup de choses, mais c'était incontestablement une opportunité qu'elle a saisie et qui l'a rendue heureuse.

Toujours est-il que ce matin-là, j'ai transplané au Ministère comme tous les matins. Laghan, mon supérieur, n'était pas là, et je n'ai pas eu le plaisir de me réveiller au son de sa douce voix me hurlant le planning de la journée dans les oreilles. Cecil Barkley, du département de la Justice magique, m'apostropha pour me demander si j'avais lu la Gazette du matin, et il me souhaita simplement une bonne journée après que je lui eus répondu par la négative. Je m'intéressai un instant au journal dont la une s'étalait sur un stand du hall : rien d'accrocheur dans les titres. Ma seule occupation de la journée allait être de référencer des impôts et des taxes impayés. Ce n'était pas de mon ressort puisque ça n'avait pas grand-chose à voir avec mon département mais je ne me posais même pas la question. Une journée somme toute relativement ennuyeuse et identique à toutes les autres.

- Weasley ?

Je crus un instant que c'était l'un de mes nombreux autres supérieurs hiérarchiques (je devais être classé au niveau moins quatorze de l'échelle d'importance au Ministère) qui m'interpellait, mais la voix était bien trop hésitante pour cela, presque amicale. La même voix modula de nouveau un appel, mais je n'arrivais pas à la situer parmi les robes noires toutes identiques des personnes pressées qui grouillaient dans le hall comme des fourmis indifférentes.

- Percy, c'est bien toi ?

Cette fois, j'avisai celui qui m'avait appelé : Olivier Dubois se tenait à quelques mètres de moi, acculé contre un mur à cause de la foule. Je réussis tant bien que mal à le rejoindre. Voir ainsi quelqu'un de ma scolarité à Poudlard me causa une surprise et une émotion plus vives que ce que j'aurais pu imaginer. Olivier, bien que mon année à Poudlard et dans la même maison que moi, n'avait jamais été l'un de mes plus proches amis. Nous ne nous étions jamais parlé longuement. Toutefois, cela me faisait plaisir de le voir, comme cela m'aurait sans doute fait plaisir de voir beaucoup d'autres personnes qui me rappelaient l'époque insouciante où j'étais préfet à Poudlard et où j'étudiais sans relâche, sans soucis, sans penser au monde extérieur. Je chérissais tellement cette époque que je chérissais également tout ce qui s'y rapportait. Après quelques « Heu… » hésitants, je réussis à articuler :

- Je ne t'ai jamais vu au Ministère depuis notre sortie de l'école…

- Je risque pourtant de m'y retrouver assez souvent ces temps-ci. J'ai signé pour l'équipe de réserve du Club de Flaquemare et je joue au Quidditch de plus en plus souvent pour tenter de monter en grade, malheureusement, lors de mon dernier match, mon balai a été ensorcelé et a soudainement attaqué une quinzaine de personnes. Aucun mort mais de nombreuses contusions voire des blessures importantes et surtout beaucoup de frayeur.

- Eh bien… Désolé de l'apprendre… balbutiai-je, le temps de trouver quelque chose de plus consistant à dire.

- Oh, ce n'est rien. En ces temps troublés, des incidents de ce genre deviennent presque monnaie courante. À vrai dire, j'ai presque été rassuré d'être convoqué au Ministère. Ça veut dire qu'un semblant de justice essaye de fonctionner, qu'on essaye encore de faire semblant de comprendre ce qui s'est passé.

- Tu auras un procès ? demandai-je, abasourdi.

- Non, non ! Enfin, je ne sais pas encore. Pour l'instant je suis juste convoqué à la Coopération Magique Internationale.

- C'est le service où je travaille… Mais… Quel est le rapport avec l'incident ?

- C'est-à-dire que ça pourrait avoir quelques répercussions… Ce n'est pas vraiment la justice anglaise qui m'en veut. Disons que…

- Mmmh ?

Je l'encourageai d'un signe à continuer.

- Ça a eu lieu lors d'un match contre la Bulgarie. Et le balai n'a clairement visé que des Bulgares. Il y avait même une Anglaise parmi eux dans leurs tribunes, et elle n'a pas du tout été touchée… Les Bulgares sont persuadés d'un coup monté et nos relations en sont clairement, comme dire… perturbées. D'un incident bénin c'est devenu une réelle catastrophe diplomatique.

L'annonce me réduisit au silence pendant dix très longues secondes. Jusqu'à présent, absorbé par mes papiers, je n'avais jamais entendu de témoignage direct. D'attaque sérieuse. Pour la première fois, je ne pouvais pas nier que l'incident n'était pas arrivé. Il aurait même pu avoir des conséquences dramatiques si l'instrument manifestement ensorcelé avec des mauvaises intentions par des sorts puissants n'avait pas été maîtrisé à temps.

Dans un immense effort, je finis par prendre une décision, et invitai mon ancien camarade d'école à me suivre dans mon bureau.

- Tu as même un bureau ici… Quelle chance ! soupira-t-il.

Je ne répondis rien. Il dut comprendre pourquoi quand deux minutes plus tard, après avoir pris l'ascenseur et parcouru un couloir plus long que de raison, nous débouchâmes dans ce que j'osais appeler mon bureau personnel.

- Mais c'est un taudis ! Un trou à rat ! Un… Oh, je vois, il n'y a que les araignées qui s'aventurent jusqu'ici…

Sa spontanéité me fit sourire ; il n'avait même pas cherché à rester poli. Il observait objectivement mon chandelier bancal d'un autre âge qui éclairait tristement quelques meubles en bois sombre qui avaient connu des jours meilleurs, le tout dans six mètres carré. Mais ses mots résonnèrent un instant dans mon esprit. Tout à mon occupation de garder mon travail paisible au Ministère, je n'avais même pas remarqué combien j'y avais été déconsidéré, et jamais personne n'avait pointé ce fait du doigt avec autant de franchise. Il faut dire que ces derniers temps, mes relations amicales se réduisaient drastiquement, et mis à part pour des raisons strictement professionnelles, je ne parlais plus tellement.

- Restrictions budgétaires, je marmonnai plus pour justifier l'impensable à moi-même qu'à mon interlocuteur.

- Oui, c'est cela… Amelia Collins semble avoir un superbe bureau à deux portes du tien !

Je soupirai et ne répondis pas je haïssais Collins plus que de raison, parce qu'elle représentait la réussite facile : jeune et jolie, elle avait hérité une petite fortune de son père, en plus de gagner une confortable place de responsable dans mon département, ce qui faisait d'elle ma supérieure.

- Bon, on a du boulot, affirmai-je pour couper court au sujet. L'affaire s'est passée il y a combien de temps ?

- Oh, mon balai ? Il y a un mois.

- La Gazette n'en a pas parlé… observai-je.

- Tous des vendus, lâcha amèrement Olivier Dubois.

Son affirmation me laissa sans voix. Encore une fois, j'avais devant les yeux la preuve de ce que je ne voulais pas avancer : le monde magique ne tournait plus rond. Je cherchais son dossier dans les nombreuses étagères qui encombraient mon mur.

- Pourquoi pas un Accio ? proposa Olivier en me regardant faire.

- Collins préfère qu'on évite d'utiliser la magie, c'est pour… Heu… Je n'en sais rien, en fait. Elle n'a jamais donné la raison. Ça n'a pas de sens, pourtant c'est comme ça. Tout devient étrange en ce moment de toute façon… Mais tout est classé par ordre alphabétique, ça ne me prendra pas longtemps…

Effectivement, il ne me fallut pas longtemps pour constater que le dossier qui m'intéressait n'était pas présent.

- Il doit être dans le bureau de Collins, admis-je.

- Elle ne m'a pas interdit à moi d'utiliser la magie ! Accio dossier Dubois ! s'écria joyeusement Olivier avant que je pus faire quoique ce soit.

À ma grande horreur, un tas de feuilles rangées dans une pochette bleue lévita pendant vingt bonnes secondes pour traverser le couloir du bureau de Collins jusqu'à la porte entrouverte du mien, le tout sans aucune discrétion. Aucun cri d'horreur ? Collins ne devait pas être dans son bureau, j'avais dû avoir une chance insolente…

- Ferme la porte, bredouillai-je d'une voix blanche de peur mais malgré tout tintée d'excitation.

Je rattrapai le dossier au vol d'une main tremblante.

- C'est bon, personne n'a rien vu, assura Olivier en jetant un coup d'œil par la porte. Déstresse !

- Tu ne connais pas Collins…

Au lieu de répondre, Olivier éclata d'un rire franc, comme s'il était parfaitement content de lui. Son rire me gagna finalement, et au lieu d'être simplement nerveux, il se transforma en un vrai fou rire sincère. Le fou rire innocent de deux collégiens qui ont bravé l'interdit. Comme si rien de tout cela n'avait d'importance.

Je fus le premier à retrouver un semblant de sérieux.

- Bon, voyons quel délit impardonnable tu as commis… C'est qu'on a encore beaucoup de travail pour t'innocenter !