Singapour.
A cette heure plus froide et plus creuse qui précède l'aube, la ville crasseuse et superbe, véritable cité lacustre traversée de mille bras de mer, étalait sous le ciel ses ruelles sordides et ses canaux malodorants dans une immobilité trompeuse.
C'était l'heure fausse qui précède l'instant où le jour et la nuit commencent à se disputer le firmament.
L'heure suspendue dans l'attente.
Pour ceux qui dorment, c'est le moment où le sommeil devient plus léger ou au contraire beaucoup plus lourd, où l'oiseau s'ébroue sur la branche et hésite à lancer ses premiers trilles.
L'heure à laquelle Will Turner avait choisi d'agir.
Silencieux comme une ombre, il se glissait de ponton en ponton, attentif au moindre mouvement, suivant un itinéraire que le capitaine Hector Barbossa lui avait longuement expliqué.
- Il nous faut ces cartes ! avait insisté le pirate. De n'importe quelle manière, tu dois t'en emparer. Elles sont uniques au monde et sans elles nous ne pourrons trouver l'Antre. Sao Feng les conserve dans un temple non loin de son repaire.
Il lui avait dessiné un plan sur le sol et Will l'avait étudié jusqu'à le savoir par cœur.
- Pourquoi ne pas négocier les cartes aussi ? avait demandé Elisabeth.
Hector lui avait jeté un regard où la dérision le disputait à l'agacement.
- Elles sont bien trop précieuses. Et de plus, mieux vaut ne pas trop ébruiter ce que nous comptons faire. J'espère pouvoir convaincre le capitaine Feng de nous céder un équipage et une jonque mais il ne se séparera pas des cartes. D'autant que je vous rappelle que nous n'avons pas vraiment de quoi le payer.
En réalité, Barbossa qui connaissait le penchant du pirate Chinois pour les femmes occidentales songeait qu'il aurait peut-être de quoi payer. De payer un navire et des hommes, du moins, car les cartes, elles, valaient infiniment plus que ça. Quoi qu'il en soit, il se garda bien d'émettre son opinion à voix haute.
Elisabeth aurait voulu accompagner son fiancé mais celui-ci s'y était opposé : seul, il serait plus mobile et passerait plus facilement inaperçu. Hector, qui tenait absolument à avoir Elisabeth sous la main lorsqu'il marchanderait avec Feng, avait approuvé.
Il est vrai qu'ils ne devaient rencontrer le seigneur pirate de Singapour que le soir même et que Will serait probablement de retour d'ici là, mais… on n'est jamais à l'abri d'un contretemps.
Will par ailleurs avait une autre raison pour vouloir être seul, une raison dont il ne s'était ouvert à personne au monde, pas même à Elisabeth. L'ennui, c'était qu'il lui fallait concilier deux impératifs à priori totalement opposés : s'emparer des cartes, certes, mais aussi obtenir l'aide de Sao Feng pour la suite des événements.
Une aide personnelle, n'ayant rien à voir avec les plans des uns et des autres. Le jeune homme ne perdait pas un instant de vue l'objectif qu'il s'était fixé : libérer son père de l'esclavage, ainsi qu'il le lui avait promis. Or, il n'existait au monde qu'un seul navire capable de rattraper ou distancer le Hollandais Volant. Et en supposant qu'ils parviennent comme prévu à récupérer le Black Pearl dans l'Antre, alors il aurait besoin d'aide pour s'en emparer à son tour.
Certes, il éprouvait bien quelques remords à cacher ses projets à sa fiancée. Quelques mois plus tôt encore, cette idée ne lui aurait jamais effleuré l'esprit. Seulement voilà, Elisabeth était-elle bien encore sa fiancée ?
Comme un coup de poignard, un souvenir qu'il s'efforçait vainement d'oublier le frappa au cœur : Elisabeth embrassant Jack sur le pont du Black Pearl, alors qu'ils se croyaient seuls. Un baiser exigeant, impérieux, qui semblait avoir ramolli le pirate comme de la cire molle puisqu'il avait décidé ensuite de se sacrifier pour leur permettre de s'échapper. Pour qui connaissait un tant soi peu Jack Sparrow, une telle attitude était impensable. Et pourtant….
Will relégua ses pensées importunes tout au fond de lui-même. Ce n'était certes pas le moment de se laisser distraire. Après une progression rapide le long des canaux et des ruelles, il venait d'atteindre son objectif.
Un long moment il considéra la façade crasseuse, que rien ne distinguait des bâtisses environnantes. Un temple ? Ca ? Il se souvint qu'il s'agissait d'un temple privé et son regard aigu fouilla les alentours à la recherche du moindre signe de présence.
La voie était libre.
En deux bonds, Will fut auprès de la porte. Le vieux couteau de son père eut tôt fait de forcer la serrure et il se hâta de pénétrer dans l'édifice, en repoussant aussi soigneusement que possible le battant derrière lui.
Un instant il demeura immobile dans la pénombre, le temps que ses yeux s'accoutument au clair-obscur qui baignait les lieux.
Lorsqu'il put discerner ce qui l'entourait, il s'avança sur la pointe des pieds. L'enceinte n'était pas très grande. Au fond, un autel très bas barrait le passage à l'impénitent qui scrutait intensément les lieux à la recherche de ce dont il était venu s'emparer. Bien qu'il ne soit pas très croyant en sa propre religion, piller un temple ne l'enchantait guère. Mais nécessité fait loi, n'est-ce pas ?
Somme toute, s'emparer par force ou par ruse d'un bien qui ne vous appartient guère, quel que soit l'endroit où il se trouve caché, c'est ce que font tous les pirates, songea Will, désabusé. Il était trop honnête pour renier ce qu'il était réellement devenu, mais encore suffisamment jeune pour réaliser qu'il avait foulé aux pieds son idéal d'adolescent.
- Elisabeth, murmura son esprit. Elisabeth n'hésiterait pas à mettre le feu si cela pouvait servir ses desseins.
- Je ne suis pas Elisabeth, riposta aussitôt sa pensée.
Il réalisa dans le même temps que son amertume seule lui soufflait ces mots. Néanmoins, il devait bien l'admettre : certes, l'amour qu'il éprouvait pour cette femme n'avait pas varié, ni diminué et encore aujourd'hui il serait mort pour elle s'il l'avait fallu. Pourtant, ils n'étaient pas semblables, contrairement à ce qu'il avait toujours cru. Il ne renonçait pas à la reconquérir, mais… l'image qui le taraudait depuis si longtemps revint à sa mémoire.
Il la repoussa de toute sa volonté et la remplaça par celle de Bill le Bottier.
Elisabeth n'avait nul besoin de secours à cette heure. Bill au contraire ne pouvait compter que sur son fils pour l'arracher à son cruel destin.
D'un pas assuré, Will s'avança vers l'autel, ne put se défendre de raidir ses reins en une vague marque de respect et s'avança vers une niche creusée dans la paroi.
Gagné ! Y plongeant sa main, il en retira un rouleau de papyrus qu'il se hâta de dérouler, plissant les yeux dans la demi-pénombre pour mieux y voir. Oui, c'était bien ça.
Satisfait, le produit de son larcin à la main, le jeune homme se dirigea vers la sortie. Il avait atteint son premier objectif, de loin le plus facile. Restait le second.
Il pensait mettre les cartes en sûreté puis revenir rôder alentours, à la recherche d'une opportunité. Sans cela, il ne lui resterait plus, une fois le soir venu, qu'à accompagner les autres et trouver le moyen de parler seul à seul avec Sao Feng. Ce ne serait pas facile !
Quoique…. après tout, Barbossa les avait prévenus qu'il faudrait venir séparément, chacun par un autre chemin et avec bien des précautions : la Compagnie des Indes contrôlait la ville, du moins en surface, et il y a avait des patrouilles armées de tous côtés. Le bruit courait même que Mercer, l'âme damnée de lord Beckett, était sur place. S'il parvenait à gagner quelques minutes, songeait Will, il pourrait peut-être s'entretenir avec Feng avant l'arrivée des autres.
Le jeune homme savait bien qu'il y avait de nombreuses incertitudes dans ses projets et que rencontrer le seigneur pirate de Singapour, dont la réputation n'était plus à faire, n'était certainement pas très facile. Mais bah, la fortune ne sourit-elle pas aux audacieux ? Son esprit désormais se cristallisait sur la meilleure manière de s'y prendre.
Grave erreur, aurait dit Jack Sparrow. Ne jamais relâcher sa vigilance en territoire ennemi.
Ils surgirent si brusquement entre la porte et lui que Will se demanda un instant s'ils n'avaient pas jailli du sol. Une bande de rufians aux mines patibulaires à souhait. Le garçon dégaina son sabre dans l'instant, focalisant sa pensée sur l'idée d'atteindre la sortie et se fondre dans la grisaille des rues.
Inutile d'essayer convaincre ces gens qu'il était là par hasard : serrure forcée, cartes à la main…. le forfait était trop évident. Malheureusement, ses adversaires étaient à la fois nombreux et experts dans le maniement des armes. Quatre lames se percutèrent dans un tintement de métal à vous vriller les nerfs et le sabre du voleur, sous la force de l'impact, lui vola des mains.
La pointe d'une lame fermement appuyée contre sa gorge lui ôta toute velléité de résistance. Ca, pour être bête, c'était bête ! songea-t-il. Il se trouvait désormais en très mauvaise position pour discuter et même les indispensables cartes allaient à coup sûr lui filer des mains. Mauvaise pioche, décidément, sur toute la ligne. Il ne pouvait s'en empêcher : il pensa à Elisabeth. Puis à son père. Les reverrait-il ? Rien ne semblait moins certain à cette heure.
- Elisabeth se consolera avec Jack, lui susurra une voix pernicieuse. Elle t'a oublié, n'as-tu pas encore compris ?
- Non ! répliqua une autre part de lui-même. Non, Jack n'a pas encore gagné.
Il considéra froidement sa situation actuelle : quoique….
- Jack est mort, lui murmura son esprit.
- Quant à moi… rétorqua la voix de la raison. Je ne suis pas exactement en heureuse posture !
Dans tous les sens du terme. Sans ménagement, on lui lia les poignets aux extrémités d'une longue perche calée derrière sa nuque, l'obligeant à garder les bras levés.
Un petit vieillard à moustaches blanches, que Will n'avait pas vu, marmonna quelques mots en chinois, un doigt pointé vers le jeune homme à la manière d'un enfant. Il était vêtu d'une longue tunique de soie, au contraire des hommes d'armes. L'un d'eux arracha au garçon les cartes dérobées et les remis au vieillard qui les reçut à deux mains et se pencha dessus avec dévotion. Il les déroula, parut vouloir s'assurer qu'elles étaient intactes, les roula à nouveau en marmonnant des paroles inintelligibles. Will n'en vit pas davantage car il fut alors entraîné avec force bourrades hors du temple puis à travers les rues sales de la cité.
Non, sa position n'était pas brillante. Elle était même tout à fait critique.
Après quelques minutes de marche, le groupe s'enfonça d'abord dans ce qui paraissait être l'entrée des égouts, ressortit dans une ruelle couverte et enfin, tout au fond de l'impasse, s'arrêta devant une porte monumentale.
L'un des hommes qui accompagnaient le captif heurta le battant, manifestement selon un code précis.
En réponse, la porte s'entrouvrit à peine. Le ruffian lança un mot de passe et le groupe fut enfin autorisé à pénétrer dans l'enceinte. Il régnait à l'intérieur une chaleur moite, gluante, qui collait les vêtements à la peau. De plus, il y faisait très sombre. Plissant les yeux pour les accoutumer à la pénombre, poussé avec rudesse, Will manqua trébucher. Une main impatiente le maintint d'aplomb avant de l'entraîner à nouveau, dans un dédale de couloirs rongés d'humidité.
Quelques minutes plus tard, le prisonnier fut poussé dans une pièce sombre, sans fenêtre, et la porte claqua derrière lui. Il entendit le bruit du verrou que l'on poussait puis les pas décrurent, emportant la lumière, le laissant seul dans les ténèbres et l'humidité.
Formidable. Dans le genre fiasco, celui-là était total.
