Ivan ouvrit la porte de son casier et soupira. Il avait depuis ce matin une chanson en tête, l'une de celles qui s'accrochent à votre cervelle à vous rendre fou. Il saisit son classeur d'Economie et se débarrassa de ses cours superflus, perdu dans ses pensées. D'autres élèves passaient derrière lui, et il pouvait presque entendre leurs chuchotements craintifs. Ce n'était pourtant pas comme s'il faisait quelque chose de particulier pour avoir l'air menaçant, il était même plutôt de nature tranquille. Mais il fallait croire que dépasser un homme adulte moyen de plusieurs centimètres et avoir un accent russe suffisait ici. Ce n'était donc pas comme s'il avait beaucoup d'amis. Une main se posa alors sur son épaule et il tourna la tête. Un sourire enfantin éclaira son visage encore légèrement rond.
-Mattie, je ne t'avais pas vu.
Dans la jungle qu'était le lycée, Matthew Williams était probablement l'une des rares personnes qu'Ivan côtoyait et appréciait. Qui dans ce bas monde aurait pu ne pas fondre devant les grands yeux violets et les boucles blondes du Canadien ? A vrai dire… Beaucoup de monde, pour la simple et bonne raison que Matthew était plus que discret. On pouvait quasiment le qualifier d'invisible, en dépit de son petit mètre quatre-vingt et de ses épaules élargies par la pratique du hockey. Mais Ivan le voyait, l'entendait. C'était sûrement pour cette raison qu'ils étaient devenus amis dès leur premières semaines d'école en commun, des années auparavant.
Matthew esquissa un sourire en retirant sa main et souffla :
-C'est pas grave. Tu viens manger sur le toit ? Il est encore tôt, il n'y aura pas grand monde.
Ivan referma son sac et hésita une poignée de secondes. Matthew rit légèrement et ajouta :
-Gilbert ne sera pas là. Il est collé… Encore.
Gilbert Beilschmidt. Ivan n'avait pas beaucoup d'amis, encore moins d'ennemis, mais s'il avait dû tenir une liste Gilbert aurait eu son nom écrit tout en haut. Il n'avait pas vraiment de raison à leurs mésententes. Ils ne pouvaient juste pas se voir, et ce depuis leur petite enfance. Déjà à cette époque Gilbert était le gamin le plus insupportable de l'univers, avec ses arrogants yeux rouges et sa tendance à vouloir tout diriger. Ivan ayant rarement de la chance, ils s'étaient retrouvés dans le même cours d'Anglais dès leur première année de lycée, ayant tous les deux redoublé un an de leur école élémentaire. Et comme un malheur n'arrivait jamais seul… Il avait fallu que Matthew tombe sous le charme excentrique de Gilbert, d'un an son ainé tout comme Ivan. Ces deux-là n'avaient pas mis deux mois avant de filer le parfait amour. De quoi écœurer Ivan pour les décennies à venir.
Ivan secoua la tête et ferma son casier.
-Ce n'est pas le problème, c'est juste que…
Un bruyant éclat de rire l'interrompit, et il soupira avec une sorte de fatalisme. Pas besoin de regarder derrière lui pour savoir à qui appartenait cette démonstration de bonne humeur. Ivan n'avait pas beaucoup d'ennemis. Mais il fallait qu'à chaque fois ces-dits ennemis soient étroitement liés à lui. Il se retourna de moitié, et posa son regard mauve sur Alfred F. Jones. Si ces querelles avec Gilbert n'avaient pas vraiment d'explication –mis à part qu'il était fichtrement pénible et qu'une rencontre entre sa tête et un mur lui ferait le plus grand bien-, la profonde haine que ressentait Ivan pour Alfred n'aurait pu être plus facile à expliquer. Tout l'insupportait chez l'Américain. Déjà, pourquoi s'autoproclamer "Américain" quand on a un père français, un autre anglais et une mère porteuse aussi native de Nouvelle Angleterre qu'Ivan ? Ensuite, il avait cette arrogance constante, cette manie de se qualifier de héros à tout bout de champ alors même que le mot "fantôme" glissé dans une conversation pouvait le faire pâlir, ces foutus cheveux blonds qu'il ne semblait jamais coiffer –c'était quoi cette mèche idiote sur le devant de la tête ?!–, ce rire bruyant et irritant au possible et ce détestable, cet horrible, cet étincelant sourire. Pourtant, malgré toute l'aversion qu'inspirait l'Américain pour le jeune Russe, Ivan resta un exemple de calme et de sérénité. Matthew suivit son regard, et sa bouche forma un "o".
-Je vois… Tu veux qu'on mange ailleurs dans ce cas ?
-Ca ne te dérange pas ? s'enquit Ivan en se tournant de nouveau vers le Canadien.
Car comme dit plus tôt, un malheur n'arrivait jamais seul. Et que si Gilbert était le petit ami de Matthew, le lien de ce dernier avec Jones était encore plus fort. Ils étaient jumeaux. Il aurait été trop long d'expliquer pourquoi deux frères ayant partagé le même ventre pouvaient avoir autant de différences –à commencer par leurs noms de famille et la nationalité sur leurs papiers. Toujours était-il que malgré leurs caractères radicalement opposés, ils étaient incroyablement proches. Enfin, quand Jones daignait redescendre de son nuage.
Matthew secoua la tête, et leva même les yeux au ciel.
-Au contraire, si je pouvais me libérer de lui dix minutes, ça serait parfait. Tu sais à quel point il peut être lourd parfois.
Alfred se détourna alors de ses amis de l'équipe de football américain dont il était bien évidemment le quarter back, comme tout lycéen populaire aux Etats-Unis, et offrit un immense sourire à Matthew.
-Tu parles de moi Mattie ?
Il s'approcha, les mains enfoncées dans les poches de son jean et glissa un regard mauvais à Ivan derrière son expression enjouée. Car Ivan avait beau haïr ces sourires, ce n'était pas non plus comme si Alfred lui en avait déjà adressé un. Ce qui n'était pas une grosse perte. Jones s'efforça tout de même de lâcher, à contrecœur certes mais sans se départir de cette expression de joie puérile :
-Salut Ivan !
Les coins de ses lèvres se tordirent légèrement et il ajouta avec condescendance :
-Dis-moi, tu n'aurais pas repris un peu de poids ?
Ivan grinça des dents mais lui rendit son sourire faux.
-Tu devrais arrêter les hamburgers, Alfred. Plus Noël approche, plus je me demande comment une célébrité telle que toi va pouvoir entrer dans son smoking pour le bal d'hiver.
La pique toucha l'Amerloque, mais il n'en montra rien. Il était de notoriété publique que le pauvre petit quarter back n'était pas vraiment ami avec la balance. Matthew intervint alors, évitant ainsi un bain de sang :
-Vous allez manger sur le toit ?
Alfred se retourna vers lui et son visage se détendit aussitôt. Personne ne pouvait résister aux yeux violets et aux boucles blondes.
-Yep ! Tu viens avec nous ?
Matthew se composa une expression désolée et souffla avec innocence et déception :
-Ça ne va pas être possible, Ivan et moi avons un devoir à terminer pour demain. Comme on ne peut pas se voir ce soir, on va sûrement travailler pendant toute la pause déjeuner.
Ivan se retint bien de le contredire à propos de l'existence de ce devoir. Alfred n'y vit que du feu, et Ivan décréta encore une fois qu'il adorait Matthew. Alfred lâcha un petit "oh" navré, mais se redressa aussitôt.
-Tant pis, une prochaine fois !
Il tourna les talons mais s'arrêta presque aussitôt et jeta un regard en arrière en direction d'Ivan.
-Je ne t'ai pas proposé, parce que ce n'est pas comme si je voulais que tu viennes, mais tu seras là au match de ce soir ?
Le Russe adressa un rapide regard en coin à Matthew. Il avait la très nette impression que le blondinet y était pour quelque chose. Après tout, il était le premier à souffrir des conflits entre son meilleur ami et son frère adoré. Cette invitation peu avenante n'était qu'une autre tentative de Matthew pour les rapprocher. Ivan aurait voulu refuser, mais qui pouvait résister à ces grands yeux tristes ? De plus, maintenant qu'il savait combien il coûtait à Alfred de lui demander, il n'allait pas se priver.
-Ce serait un plaisir de venir voir ton match de rugby, Alfred.
-C'est du football.
-Quelle différence ?
Alfred le dévisagea de ses yeux d'un bleu trop intense, comme s'il s'imaginait en cet instant lui arracher le visage avec les ongles. Il se reprit bien vite et se détourna d'eux en lançant un joyeux :
-A ce soir, dans ce cas !
Matthew adressa un petit signe de main à son frère, et soupira lorsqu'il disparut à l'angle du couloir. Il détourna les yeux en sentant le regard d'Ivan le transpercer.
-Je suis démasqué.
-Matthew, je ne sais pas trop quoi penser… D'un côté ta part diabolique me fascine toujours autant, de l'autre tu viens de m'obliger à passer des heures sur un banc sale et glacé, à regarder un sport tellement compliqué et long que je risque de mourir d'ennui, fit simplement Ivan d'un ton paisible en se mettant à marcher vers l'opposé du couloir. Tu viens ? On peut toujours manger sur les escaliers devant l'entrée.
.
Ivan mordit dans son sandwich. Le froid de cette mi-novembre leur mordait les joues, mais ni Matthew ni lui ne s'en plaignit. Il avait toujours cette foutue chanson en tête. En plus elle n'était pas vraiment mauvaise… Elle lui tapait juste sur le système, sans qu'il en sache la raison. Il ne connaissait même les paroles, l'ayant juste entendu comme ça. Perdu dans ses pensées et trop occupée à savourer son sandwich –l'un de ses amalgames improbables mais délicieux dont sa sœur ainée Katyusha avait le secret–, il ne réalisa pas tout de suite qu'il fredonnait. Il croisa alors le regard vaguement amusé de Matthew, et haussa les sourcils en toute innocence.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Oh rien, éluda doucement le Canadien en retournant à son déjeuner. C'est juste… que je pensais que tu n'aimais pas la musique américaine.
-Je ne l'aime pas.
Et ça ne se bornait pas à la musique. Il haïssait leur nourriture, leurs films d'action, leur façon d'être, tout. C'était peut-être pour cette raison qu'il trainait avec un Canadien. Les Canadien avaient le mérite d'être poli et d'une agréable compagnie, eux. Quoiqu'un peu violent si on abordait le sujet sensible du hockey… Matthew eut alors un petit rire.
-Mais tu étais en train de chanter. Et pour le coup elle est vraiment américaine.
-Vraiment ? Elle s'appelle comment ?
-America, de Imagine Dragon.
Ivan regarda le ciel gris au-dessus de leurs têtes et souffla simplement :
-J'ai juste la mélodie en tête.
Il rangea son reste de casse-croute et s'enquit :
-Pourquoi, tu la connais ?
Les lèvres de Matthew semblèrent hésiter entre un sourire amusé et une grimace embarrassée.
-Hm, Alfred n'arrêtait pas de l'écouter. Au moins ça le calmait un peu, mais…
Un frisson désagréable parcourut la carcasse d'Ivan. Il réprima un rictus et Matthew rit encore.
-Tu sais, quand on a une chanson en tête, il faut la chanter. C'est ce que Papa me dit tout le temps.
-Je ne connais pas les paroles, souffla Ivan en frottant ses grandes mains, le nez dans son écharpe.
Matthew se releva et passa la bretelle de son sac sur son épaule dans un sourire.
-Regarde sur Internet avant de venir au match.
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-Vanya, je peux entrer ?
Ivan cessa de grignoter le bout de son stylo et se pencha en arrière sur sa chaise de bureau pour sourire à Katyusha.
-Je t'en prie, j'allais justement te demander de l'aide.
La jeune femme rit doucement et s'approcha en le taquinant :
-Toi, tu as un exercice d'Anglais…
Elle se pencha sur ses cours, retenant son opulente poitrine d'un bras. Ivan avait s'exprimer dans un Anglais impeccable en dépit de son accent, il n'avait jamais été bon à l'écrit, contrairement à sa sœur ainée, qui finissait des études littéraires. Elle, leur plus jeune sœur Natalya et Ivan vivaient tous les trois dans un petit appartement tranquille dans un quartier plutôt paisible. Leur mère étant morte en couche et leur père n'ayant pas donné signe de vie depuis qu'il avait quitté le domicile, quelques années plus tôt, c'était Katyusha qui gérait tout, cumulant ses études et un petit boulot dans un magasin de produits agricoles. Ivan avait bien proposé de travailler pour arrondir les fins de mois, mais sa sœur lui répondait toujours qu'il devait avant tout se concentrer sur ses études. Elle corrigea ses quelques erreurs et se releva. Ivan la remercia, et pensa alors :
-Je m'absente ce soir, Matthew vient me chercher.
-Oh, je vois. Ne rentre pas tard, da ?
Elle s'écarta mais s'arrêta alors qu'elle s'apprêtait à sortir. Elle lui jeta un regard hésitant.
-Vanya, il y a… quelque chose entre toi et Matthew ?
Ivan la regarda avec surprise.
-C'est mon meilleur ami, alors on peut dire que oui.
-Non, je veux dire…
Ivan sentit qu'elle était mal à l'aise, et il s'empressa de la rassurer :
-C'est juste un ami. Et il sort avec quelqu'un, tu sais.
-Je sais, c'est justement pour ça que je me pose la question, comme il est…
-Katyusha.
Il lui sourit.
-Ce n'est pas parce que Matthew est gay que je le suis aussi.
Katyusha laissa échapper un petit rire nerveux. Si Ivan avait passé la majeure partie de sa vie ici, aux Etats-Unis, son ainée avait grandi en Russie, où les mœurs quant à l'homosexualité étaient loin d'avoir évolué. Elle le prit un instant dans ses bras et lui embrassa la joue avec amour.
-Pense à bien te couvrir, et amuse-toi bien. Où allez-vous, d'ailleurs ?
-Voir un match de football…
Katyusha haussa un sourcil, mais décida de ne pas trop poser de question. Elle retrouva son petit sourire enjoué et sortit de la chambre en lui adressant un petit signe de la main.
-Bonne chance alors !
