Chapitre 1 - Impatience et Guerre froide
Je frappe plus fort cette fois. La porte proteste et tremble mais toujours pas de réponse.
-Ouvre !
Mon cri d'impatience fait ouvrir une autre porte. Sur ma gauche, une femme d'environ trente ans sort dans le couloir et se campe devant moi, les poing enfoncés sur les hanches et me lance un regard agacé.
-Il y a des enfants qui dorment, ici!
Je ravale une réflexion cinglante et marmonne une excuse à la place. Puis elle retourne dans son appartement sans un mot. Je pousse un soupir, suis sur le point de tourner les talons, mais mon instinct me pousse à tourner la poignée. Je râle alors que le battant s'ouvre lentement. Depuis quand ne prend t-elle plus la peine de s'enfermer? Une forte odeur de tabac froid et de renfermé me percute les narines tandis que mes mains cherchent l'interrupteur à tâtons sur le mur. La lumière s'allume et inonde un étroit salon d'environ 15 m² aux couleurs vieillies des années 70. J'embrasse du regard la pièce ou règne un bordel monstrueux et l'aperçois enfin. Avachie dans le canapé marron avec la télé qui la regarde comater. Entre les deux, on devine une table basse, masquée sous les paquets de clopes, les bouteilles, les feuilles de journaux chiffonnées et les flacons de somnifères et d'antidépresseurs. Ne supportant plus l'odeur écœurante de la pièce, j'ouvre la fenêtre et le volet. Complètement rouillé, il grince de douleur mais ça ne suffit pas à l'extirper de sa léthargie. Alors je m'approche d'elle et lui tapote l'épaule. Elle remue en grommelant un truc incompréhensible mais refuse d'ouvrir les yeux.
-C'est moi.
Cette fois une paupière se lève et son œil me scrute un instant. Elle met de plus en plus de temps à me reconnaître. Puis sa bouche s'entrouvre alors qu'aucun son n'en sort et je l'aide à se redresser.
-Comment va-tu?
Sa respiration siffle étrangement et sa voix me fait penser à une avalanche de cailloux tant elle est rauque. Elle cligne des yeux aveuglée par la lumière qu'elle n'a pas du voir depuis un bout de temps puis attrape une cigarette en se calant contre les coussins. A peine la première bouffée avalée qu'une toux grasse secoue toute sa carcasse. Je lui tend un verre d'eau qu'elle avale d'une traite puis m'installe dans le fauteuil crème jouxtant la télévision.
-Je vais bien.
Piètre mensonge. Je n'ai jamais été bonne pour mentir. Mais ça fait longtemps qu'elle n'a plus la force de discerner le vrai du faux. Elle m'offre un sourire aussi lamentable que son état et je peine à lui en rendre un. J'ai déjà envie de me tirer d'ici. Loin d'elle et de ses pilules qu'elle gobe comme des dragibus. Elle passe une main dans ses cheveux ternes et sales, les plaque en arrière. Elle a l'air gênée que je la voie comme ça. En pleine léthargie à quatre heures de l'après midi dans l'obscurité d'un appartement bordélique et en pyjama. Pourtant elle ne fait aucun effort. Mais je suis mal placée pour lui faire un sermon alors je me contente d'observer les ravages du temps et de la vie. Yeux larmoyants, vitreux, cernés. Rides profondes. Peau flasque. Désastre émotionnel. Elle fait vingt ans de plus que son âge. Et je me rappelle avec nostalgie à quel point je la trouvais jolie. A quel point je l'aimais. A quel point elle était mon modèle. Aujourd'hui je n'ai plus rien a espérer d'elle. Et il n'y a plus rien à aimer. Mais pourtant, je suis la. Pourquoi? Le remord principalement. Cette voix sournoise dans ma tête qui me répète combien je suis lâche.
-Tu as faim? Il doit rester un truc dans le frigo.
-Non, ça va.
-Il fait bon dehors?
-Un peu froid.
Nous en sommes rendues la. A causer de la pluie et du beau temps comme deux petites vieilles en maison de retraite. Un lourd silence s'abat dans la pièce et je lui taxe une cigarette pour calmer ma nervosité. Son regard se fixe par-terre, soudain captivé par la moquette miteuse. Je sais qu'elle a honte. Elle sait que je me sens coupable. Mais aucune de nous n'a le cran de regarder la vérité en face. A quoi ça sert de remuer le couteau dans la plaie? Le silence s'épaissit et accroît la distance qui nous sépare. Mais seule la mort sera définitive. Pour le moment, je me sens prisonnière d'un fantôme. Condamnée à veiller sur une coquille vide et observer sa lente déchéance.
-Tu devrais sortir un peu.
Proposition machinale et inutile. D'ailleurs elle secoue la tête lentement et soupire.
-Je n'ai pas ta jeunesse, tu sais.
Excuse lamentable. C'est tout ce qu'elle trouve pour justifier son laisser aller. Et moi j'en cherche une pour ne plus jamais avoir à revenir ici sans que ma conscience ne s'en plaigne. Nouveau silence inconfortable pendant lequel elle fuit mon regard. Je voudrais pouvoir la motiver à reprendre sa vie en main. Lui redonner le sourire. L'aider à se relever. Mais je me suis lassée de n'essuyer que des échecs. J'ai cessé de m'obstiner le jour ou je l'ai retrouvé les poignets en sang, à demi consciente et la tempe ensanglanté, gisant sur le carrelage de la cuisine. Les entailles n'étaient pas profondes mais les fines marques blanches qui lui lacèrent le bras jusqu'au coude sont toujours visibles. Et chaque fois que je tombe dessus, un frisson m'hérisse la peau et une vague de nausée me submerge. Je lui en ai voulu longtemps de m'avoir infligé un truc pareil. Mais c'est à cet instant précis, lorsque j'ai vu le sang, la lame de rasoir et les larmes sur ses joues que j'ai compris qu'il n'y avait plus rien à faire. L'espoir avait disparu, depuis longtemps sans doute, écrasé par le poids de son chagrin. Brisée jusqu'à la moelle, le mal s'était encrée profondément dans son cœur et son âme n'y avait pas survécut. Elle ne sera plus jamais la même. Peut-être aurais-je du faire plus pour elle. Peut-être que mon absence a précipité sa chute. Et c'est peut-être pour ça que je m'acharne. Que je continue à me torturer en venant jusqu'ici pour ressasser un passé douloureux que je voudrais voir enterré une bonne fois pour toute. La regarder dépérir et souffrir en silence avec ma conscience qui me répète que j'aurais du être là avant. Que maintenant, c'est trop tard. En fait, je me rend compte que mes visites, une fois par semaine, sont du pur égoïsme. Ce n'est pas pour lui faire plaisir, ni pour apporter un peu de soleil dans ses ténèbres. C'est seulement pour moi. Pour ne pas regretter lorsqu'elle sera sur son lit de mort. Pour ne plus sentir l'amertume. Pour ne pas que les remords viennent me gâcher la vie. Je l'aime toujours. La femme qu'elle était autrefois. Celle qui me consolait, qui me faisait rire, qui me racontait des histoires. Je hais la vieille femme qui s'alanguit devant moi. Elle salit la mémoire de mes souvenirs. Elle me déchire de l'intérieur. Elle me dégoûte. Une soudain envie de la brusquer s'empare de mon corps. Lui hurler que je n'y peut rien. Que je n'en peut plus de la voir ainsi. Que je voudrais mourir pour ne plus à entrer dans ce taudis aux effluves de tabac froid, d'humidité et de désolation. Elle m'a abandonnée. Tout les deux, en fait. Mon père en mourant, ma mère en ne réussissant pas à faire son deuil. Comment pouvais-je l'aider alors que moi-même sombrais dans l'obscurité? Tout ça, je voudrais le lui dire. Lui balancer des horreurs, toute la rancœur qui m'empêche de respirer depuis deux ans. Ne plus culpabiliser. Mais je serre les dents, ravale ma colère. Qu'est-ce que j'y gagnerais, à part une crise de larmes hystérique? J'inspire profondément et chasse mes sombres pensées.
-Je dois y aller, maman.
Besoin d'oxygène. Je me lève et elle reste immobile. Un pâle sourire fend ses lèvres.
-Bien sur. Murmure t-elle.
Pas d'embrassades. Je suis bien trop remontée. L'entrevue a été brève et je sens que j'ai encore perdu mon temps. Je tourne les talons et traverse le salon à grands pas. Lorsque j'ouvre la porte, je suspens mon geste un instant.
-Tu devrais fermer à clé.
-Oui, tu as raison. Je vais le faire.
Elle ne le fera pas. Elle ne se lève que pour aller pisser et acheter ses somnifères. Je sors et claque la porte sans le vouloir. Je dévale les six étages quatre à quatre, impatiente de m'éloigner de cet immeuble et de retourner à mes préoccupations. Dehors, un vent frais m'accueille et c'est presque une renaissance. Je m'engouffre dans l'habitacle du tacot qui me sert de véhicule et consulte mon téléphone portable. Trois appels manqués. Tous de mon patron. Je pousse un juron et balance mon téléphone sur le siège passager. Je ne suis pas vraiment impatiente de savoir ce qu'il me veut. Me filer du boulot supplémentaire sans doute. Comme si ma mission principale ne me donnait pas assez de fil à retordre.
Après maintes complaintes et quintes de toux, le moteur consent enfin à démarrer. Je dirige la petite guimbarde à travers le quartier de Downton et ses ruelles étroites. C'est le pire quartier de la ville. Une immense décharge pour les braves citoyens de Gotham City. Les meurtriers, les voleurs, les dealers, la mafia et les putes sont massés dans cet espace cernés par les deux autres quartiers que sont Midtown et Uptown. Downton est le seul à ne pas jouir de buildings en verre, de gratte ciel majestueux ou de tours gigantesques. La plupart des bâtiments sont des entrepôts, de vieilles usines croulantes et des immeubles entassés les uns sur les autres qui menacent de s'écrouler à tout moment. Une haine irascible accompagnée de la détresse et du désespoir remontent par les égouts et ça sort des caniveaux, suinte sur le trottoir, se propage dans l'air. Ça contamine les gens, fait pourrir les cœur, corromps les âmes. La merde vient d'en dessous. Enfouie profondément sous l'asphalte. La créature s'agite, gémit, transpire. Son odeur putride s'imprègne en nous. Et on entend ses plaintes lugubres la nuit, lorsqu'on s'aventure dans les impasses obscures. Coupes gorges dont personne n'est jamais revenu. Victimes sacrifiées pour apaiser la fureur de Docteur Gotham. Il est le cœur de Downton. Nous sommes le souffle qui l'alimente. Les structures médiocres et casse gueule sont l'ossature de son vieux corps malingre et fatigué. De ses entrailles s'échappent les âmes maudites qu'il a engloutit. C'est la brume blanche, épaisse et humide qui colle à la peau. L'origine des pulsions criminelles et malsaines qui hantent le quartier. La violence se déchaîne, la terreur étreint, la panique s'étend, la solitude demeure. Un climat de paranoïa confiné dans une ambiance glauque et la folie nous tue peu à peu.
Et tout ça, sous l'œil inquisiteur de la lointaine et gigantesque tour Wayne Enterprises. L'opulence, confortablement installée sur son piédestal, lorgne l'indigence avec mépris et dégoût. Et la vermine réplique avec une indifférence magistrale. Elle tourne le dos à la luxure, la tête haute, impassible. C'est un conflit silencieux ou tout le monde reste chez soi à cracher sur les autres derrière une télé. Hostilité réciproque et maladive. C'est presque une obsession. Chaque partie défend quelque chose. Des principes, des valeurs. Et aucune ne cédera un mètre carré de terrain à l'autre. Cependant, les affrontements sont épargnés parce qu'il y a plus à perdre qu'a gagner. C'est une guerre civile et perpétuelle ou la paix est impossible et la guerre improbable. On apprend aux enfants à haïr ceux de l'autre côté de la barrière mais à rester fidèle. Celui qui se tourne vers l'ennemi n'a plus d'identité, soudain banni par tous. La propagande est une maladie héréditaire qui lessive le cerveau dès la naissance. Les générations se succèdent, l'âme standardisée, le cœur endurcit pour lutter dans ce pugilat éternel avec ce ressentiment immortel qui traverse les âges. Et aucun ne s'aperçoit des chaines qui cisaillent la morale, qui compresse la raison. Ne pas réfléchir. Ne surtout pas poser de questions, encore moins essayer de comprendre. Et peut-être suis-je la pire d'entre eux, à détester le monde entier.
