Elle avait tant couru pour fuir la colère des dieux, que ses pieds ne parvenaient plus à la porter. Lorsqu'elle s'effondra à bout de souffle, un flot de larmes inonda ses joues.

D'une voix mal assurée, elle jeta aux cieux son désespoir, et sa prière monta au firmament.

- « Je t'en conjure, Déesse mère, par cette main qui dispense les fruits de la terre, par les rites fécondants des moissons, par le secret inviolable des cistes, par le chariot ailé des dragons qui te servent, par les sillons des campagnes siciliennes et le char ravisseur et la terre, gardienne avare, par la descente de Perséphone vers un ténébreux hymen, par le retour de ta fille, retrouvé dans la lumière, par tout ce que couvre d'un voile de silence le sanctuaire de l'attique Éleusis, viens en aide à l'âme pitoyable de Psyché ta suppliante. Souffre que je me cache parmi ces tas d'épis, ne fût-ce que quelques jours, juste assez pour laisser au courroux démonté de la puissante déesse le temps de s'adoucir, ou du moins à mes forces épuisées par un long labeur le répit nécessaire à un repos apaisant.[1] ».

Que pouvait-elle faire d'autre contre l'ire qu'elle avait déclenchée, elle, une simple mortelle… Elle étouffa un nouveau sanglot d'une main tremblante et leva les yeux au ciel pour contempler la voute céleste. Elle était si vaste… aussi infinie que la puissance des dieux, aussi profond que son désespoir. Une brise légère se leva, caressant les épis de blés parmi lesquels elle avait trouvé refuge, et elle observa peu à peu le ciel se couvrir de nuages sombres. L'air humide la fit frissonner. Un orage se préparait…

Lorsque le premier éclair aveuglant déchira le ciel de part en part, Psyché se couvrit les yeux et se releva rapidement. « C'en est fini » pensa-t-elle emplit d'effroi. La foudre annonçait toujours le courroux des dieux, bientôt ils la trouveraient. C'est ce que disaient les histoires que sa mère lui contait le soir pour s'endormir. Ils ne tarderaient plus...

Aussi, au moment même où la foudre frappa le sol, à seulement quelques pas de l'endroit où elle se tenait, elle demeura interdite, pétrifiée par le spectre de sa mort.

« Je vais mourir… »

Cette pensée lui donna le vertige et elle eut envie de rire. Qu'avait-elle à perdre désormais.

« Lachésis en a décidé ainsi… et bien puisque je dois mourir, je me dois d'avoir la force de contempler son visage hideux ».

Alors elle rassembla le peu de courage qui lui restait et écarta doucement les doigts qui lui cachaient la vue.

Une femme aux longs cheveux noirs et à la peau sombre se tenait devant elle. Psyché fronça les sourcils. Sa combinaison vert émeraude ne lui était pas inconnue, tant de nuits elle avait hanté les histoires de son enfance. Elle hésita un instant entre rire et larmes

- « Cela ne se peut… » murmura-t-elle pour elle-même incrédule.

Lorsque ses yeux clairs remontèrent jusqu'aux prunelles noires de l'étrangère qui la fixait, son cœur manqua un battement. Elle sentit son âme toute entière lui échappée pour être emportée dans un lieu où l'Eros l'enveloppait de toute la douceur que seule une mère pouvait poser sur son enfant.

- « Tes larmes, tes prières m'émeuvent, et je voudrais te secourir. Hélas, mon enfant… le jeu de la vie est bien plus complexe que cela. » lui murmura doucement la femme.

Une déesse comprit Psyché. La déesse mère avait entendu sa prière. Elle était venue jusqu'à elle. Mais si elle était bien là, elle lui refusait tout secours.

- « Alors je n'ai plus d'espoir… » laissa-t-elle échapper accablée de douleurs.

De nouvelles larmes se mirent à couler le long de ses joues.

- « Il y a toujours de l'espoir, Psyché » lui répondit la déesse avant de s'approcher lentement de la mortelle.

D'une main éthérée, elle lui caressa doucement la joue et une nouvelle vague de chaleur déferla dans son corps.

- « Je n'en vois nul part… » reprit Psyché le corps secoué par un nouveau sanglot

En entendant ces mots, un sourire amer apparut sur le visage de Déméter. Comme ces mots faisaient écho à ses propres pensées.

Si les Hommes désormais étaient sous la protection des dieux humains aux pouvoirs incommensurables, depuis la seconde guerre, ces derniers n'avaient plus la liberté qu'ils avaient jadis. Les piliers y avaient veillé en faisant d'eux l'un des leurs.

« C'est vrai … ils n'en restent pas moins nos enfants, et nous ne sommes pas sans armes contre les autres piliers… ni sans allier » résonna la voix de Krysten dans sa tête.

Déméter ferma les yeux une fraction de seconde et entrevit le sourire fugace de Riley. Elle sentit les doigts de sa fille adorée effleurer l'écorce d'un chêne à l'autre bout de la Terre et la vague de réconfort que lui envoya Capheus.

Ils avaient raison.

Mittrika acquiesça doucement la tête, avant de la tourner pour contempler les champs de blés qui s'entendaient à l'infini autour d'elles. Leur couleur or indiquait que les Hommes ne tarderaient plus à moissonner. Un sourire étira ses lèvres. L'automne arrivait et Perséphone ne tarderait plus à rejoindre son époux.

Une ancienne mélodie indienne envahit l'esprit des dieux et Déméter entonna à voix basse sa douce mélopée. Dionysos baissa la tête et ferma les yeux … il avait toujours aimé cette ode à l'amour. Une longue mèche de cheveux bleus électrique coula devant ses yeux et il sourit lorsqu'il sentit la main délicate d'Asmaa la replacer tendrement derrière son oreille.

Au fil des notes qu'égrenait Kala à travers la gorge de sa mère, le vent se fit plus doux et les océans plus calmes. Le temps lui-même sembla suspendre sa course comme si l'univers tout entier s'abandonnait à la mélancolie de cet amour. Et Psyché sécha ses larmes.

Lorsque la voix de la déesse mère se tut enfin et qu'elle entama son histoire, son timbre était nimbé de la tristesse qui jadis avait hanté les pas d'Artémis.

- "Des Hommes racontent qu'il existait une île sur laquelle vivaient tous les sentiments et toutes les valeurs humaines : la Bonne humeur, la Tristesse, la Sagesse... ainsi que tous les autres, y compris l'Amour. Un jour, on annonça que l'île allait être submergée. Alors tous préparèrent leurs embarcations et s'enfuirent. Seul l'Amour resta, attendant jusqu'au dernier moment. Quand l'île fut sur le point de disparaître, l'Amour décida de demander de l'aide. La Richesse passa près de l'Amour dans un bateau luxueux et l'Amour lui dit : _"Richesse, peux-tu m'emmener ?" _"Je ne le peux pas car j'ai beaucoup d'or et d'argent dans mon bateau et il n'y a pas de place pour toi." Alors l'Amour décida de demander à l'Orgueil qui passait dans un magnifique bateau : _"Orgueil, je t'en prie, emmène-moi." _"Je ne peux pas t'emmener, Amour, tu pourrais détruire la perfection qui règne dans mon bateau." Ensuite l'Amour demanda à la tristesse qui passait par là : _"Tristesse, je t'en prie, emmène-moi." _"Oh Amour" répondit la Tristesse "je suis si triste que j'ai besoin de rester seule." Ensuite la Bonne humeur passa devant l'Amour, mais elle était si heureuse qu'elle n'entendit pas qu'on l'appelait. Soudain une voix dit : _"Viens, Amour, je t'emmène avec moi." _C'était un vieillard qui l'avait appelé. L'Amour était si heureux et si rempli de joie, qu'il en oublia de lui demander son nom. Arrivés sur la terre ferme, le vieillard s'en alla. L'Amour se rendit compte combien il lui était redevable et demanda au Savoir : _"Savoir, peux-tu me dire qui est celui qui m'a aidé ?" _"C'est le Temps" répondit le Savoir".

- « Le temps ?! » l'interrompit Psyché « Tu souhaites que j'en appelle à Cronos ?! Comment Cronos pourrait-il m'aider ? Ce dieu est cruel et sans pitié. Il est responsable de notre sort à tous, pauvres humains que nous sommes. Il ne mérite pas d'être un pilier ».

Wolfgang sentit son cœur se serrer, et la main réconfortante de Lito se posa sur son épaule un instant.

- « C'est ce que disent beaucoup de légendes des Hommes en effet. » lui répondit Déméter en posant sur elle un regard compatissant.

Un oiseau prit son envol quelque part au loin en poussant un cri plaintif

- « Sais-tu, ce qu'enseigne la sagesse dans cette histoire ? » demanda simplement la déesse le regard voilé d'une tristesse infinie.

- « Non » répondit Psyché toujours sur la défensive

- « Que seul le Temps est capable de comprendre combien l'Amour est important dans la Vie. »

Une larme roula lentement le long de la joue de la déesse à la peau sombre et elle tourna le dos à la jeune femme pour contempler de nouveau le lointain. Nomi leva les yeux vers Will et celui-ci baissa la tête.

- « Mon enfant… » reprit la déesse, sans se retourner « Si nous, les dieux, veillons sur vous, les Hommes c'est parce que vous êtes invités à jouer à un des plus grands jeux qui soient : le jeu de la Vie. Alors je vous en prie jouez-le ! Jouez-le avec nous, car Cronos est un des piliers qui a accepté de payer un prix incommensurable pour vous offrir cette opportunité. »


[1] Apulée, Les métaphores, conte de Psyché (extrait)