Chapitre Un La Revue

« Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit ! C'est bien les filles, en musique cette fois ! Les gars c'est à vous !»

Il y eut trois coups de baguette et les musiciens commencèrent la musique. Le claquement des talons des danseuses résonnait sur le parquet de la scène du cabaret. Une chorégraphie lente et sensuelle et une musique entraînante menée uniquement par le violoniste et la batterie. Chaque mouvement, grand écart, déhanchement servait à mettre en avant la meneuse de revue. La magnifique Thess.

Thess. Ce simple nom en lettre capitale sur les flyers du cabaret burlesque, L'Absinthe, avait créé une cohue monumentale aux quatre coins du Nouveau Monde. Chaque soir c'était salle comble. Les badauds se mélangeaient aux brigands et aux pirates, savourant les quelques heures de spectacle pour l'admirer elle et ses dix-sept danseuses, judicieusement nommées : les Green Fairies.

Le spectacle était composé de cinq tableaux différents ayant pour thème : Cirque, Alabasta, Pirates, Sirènes, Miroirs et dix-huit numéros de danse.

« Bien, vous prenez une douche et vous vous préparez pour tout à l'heure. Ricky tu te dépêches cette fois je ne veux pas de retard comme la dernière fois !»

Roy était le chorégraphe et l'assistant de Mme Anchantay, la directrice du cabaret qui avait créé la revue. C'était un homme petit et trapu au crâne aussi lisse qu'un œuf et au sourire moqueur perpétuellement collé sur le visage. Roy savait tout sur tout le monde. Et si Roy savait tout, il ne disait jamais rien. Sa proximité avec autant de jeunes femmes, souvent à moitié dévêtues, dans les vestiaires aurait pu en déranger plus d'une s'il n'avait pas en horreur les attributs féminins.

Chacun était capable de situer Thess dans la foule de danseuses essoufflées et pleines de sueur, même sans la connaitre. Des cheveux blond platine, des grands yeux bleus et des formes à en renverser un poids lourd. Elle s'étira une dernière fois et détacha sa queue de cheval laissant ses cheveux cascader dans son dos.

- Mimi ! Interpela Thess voyant une tête rousse rejoindre les coulisses. Attend moi ! Ouha, à la prochaine soirée, empêche-moi de boire autant j'ai une de ces gueule de bois.

- C'est ce que tu me dis à chaque lendemain de soirée. Et peu importe ce que je fais pour t'en empêcher, ça finit toujours de la même façon… sourit la dénommée Mimi.

Elles entrèrent dans leur loge et prirent leur nécessaire à toilette pour se diriger vers les douches communes. Une grande salle, sans rideaux ni séparation. Juste des jets d'eau les uns à côtés des autres. La pudeur n'avait pas lieu d'être ici. La salle était bruyante, les filles riaient, râlaient tandis que d'autres se séchaient les cheveux.

- Je ne me suis pas réveillée dans le lit d'un parfait inconnu cette fois au moins, nota Thess. Tu as une bonne influence sur moi. Robb m'a proposé de sortir ce soir ça te tente ?

- J'envisageais plutôt de consacrer ma nuit à mon lit et à mon oreiller, dit-elle en quittant ses vêtements trempés de sueur. Et Gonzales a besoin de moi demain. Un équipage lui a apporté tout un tas de pièces à réparer ce midi. Il est d'une humeur de chien.

- Dans ce cas-là ne m'attends pas pour rentrer. Je vais devoir inventer une excuse pour pas venir.

Elles enclenchèrent l'eau.

- Tu sais que tu peux y aller sans moi hein ?

Thess grimaça.

- Si tu ne viens pas Robb croira que c'est un rencard et…pas que je l'aime pas mais…

- Tu l'aimes pas, conclut la rousse à sa place. Tu devrais lui dire. C'est un mec, la subtilité ça fonctionne pas. Si tu fais rien dans trois mois il sera encore devant ta porte en train de marquer son territoire.

- Mia ! Je peux t'emprunter ton sèche-cheveux ? cria une voix dans le couloir.

- Oui ! Mais remets-le dans ma loge après, j'en aurai besoin !

Elle entendit un « oui t'inquiète !» étouffé par le brouhaha ambiant.

- J'ai peur qu'il le prenne mal.

- Dis-lui que tu es lesbienne. Dit Mia telle une évidence. Ça m'a déjà sauvé la mise plus d'une fois.

- Mouais…mais t'avais pas couché avec avant de lui dire.

- Il suffit de bien expliquer la chose. Attend, regarde, elle se racla la gorge. Ecoute Robb, fit Mia d'un ton grave et sérieux, ce qu'il s'est passé entre nous ça m'a fait réfléchir, tu vois ? Ouais, après une longue discussion avec moi-même, je dois te remercier car grâce à toi et ta…ta « prestation » de la dernière fois, j'ai enfin pu me rendre compte…que je préfère les nanas et que je ne veux plus jamais voir de pénis en érection de ma vie. Donc…merci à toi, je te dois la découverte de mon homosexualité.

Le rire de Thess se répercuta contre les parois de la salle de bain.

- Mais j'peux pas faire ça ! C'est pire que lui dire simplement : je t'aime pas lâche-moi ! Il va se sentir trop mal !

- Mais au moins c'est radical... T'as vu j'fais des rimes, souligna Mia en levant un sourcils.

- Imagine après je le recroise et que je suis avec un mec ?

Mia réfléchit un instant.

- Hum…Désolé Robb, mais apparemment c'est juste ton pénis que je n'avais plus envie de revoir.

- T'es barges ! Et toi ? Personne en vue ?

- Tu m'imagines vraiment ramener quelqu'un chez le vieil oncle Gonza ? Il aurait à peine passé la porte qu'il aurait déjà un plomb entre les deux yeux. Puis tu sais très bien que je ne suis pas chez moi.

- T'as pas quinze ans, il le sait ça ?

Mia se contenta de hausser les épaules, elles avaient déjà eu cette discussion une dizaine de fois au moins.

Le spectacle était sur le point de débuter, le public, qui commençait à s'installer ne se doutait pas de l'effervescence qui se tenait à quelques mètres d'eux, en coulisse. Les habilleuses slalomaient entre les danseuses qu'elles terminaient vivement d'habiller. Les machinistes perchés dans les cintres, communiquaient les derniers ajustages de lumière avec la régie, vérifiaient une dernière fois changements de tableaux, tandis que les danseuses s'étiraient, répétaient ou retouchaient une dernière fois leur maquillage. Une soirée habituelle dans n'importe quel cabaret en sorte.

Mia était justement en train de discuter avec Cora, son habilleuse qui, armée de sa fidèle aiguille à coudre ajustait sa culotte recouverte de strass à sa taille quand Salomé entra en courant dans les loges.

- Hey les filles ! Joran à l'accueil vient de voir passer tout l'équipage du Heart et leur capitaine ! Ils sont installés au fond.

- Qui ça ? voulu demander Mia, mais sa phrase resta coincée dans sa gorge car Cora avait commencé à serrer son corset, lui coupant momentanément la respiration.

Il y eut plusieurs hoquets choqués et murmures d'appréhension.

- L'équipage du Supernova ? Vous êtes sûr ? demanda l'une d'elles.

- Il a reconnu leur Jolly Roger sur leur combinaison.

- Cora, chuchota la rousse une fois son laçage terminé, c'est quoi un Supernova ?

- Un pirate don la prime dépasse les cent millions de Berry's.

Toute la bonne humeur était retombée pour laisser place à de l'anxiété. Les filles savaient que la sécurité était excellente pour les gangsters et les pirates de grands chemins. Par contre elle n'était rien face à l'équipage d'un Supernova qui déciderait de tout casser s'ils ne trouvaient pas le vin à leur goût.

Thess en grande meneuse prit la parole.

- C'est bon les filles. On fait les numéros comme d'habitude. Il n'y a pas de raison pour que ça se passe mal. Maria et Sandy, ce soir c'est vous qui durant Sirène montez sur les tables du fond ? elles hochèrent la tête. Ce soir vous le faites au milieu. Je vais prévenir la régi, que Dan aux lumières soit mis au courant du changement. Détendez-vous les filles je suis certaine que ça va bien ce passer.

Sur ces paroles réconfortantes elle s'engouffra dans le couloir laissant les danseuses méditer sur ses paroles. Mia en profita pour s'approcher de la scène encore plongée dans la pénombre, côté jardin, pour chercher les pirates dans la salle.

Ils n'étaient pas difficiles à trouver, ils étaient une vingtaine dans des combinaisons blanches et prenaient cinq tables à eux tous seuls. Elle n'en crut pas ses yeux quand elle vit un ours blanc dans une combinaison orange, tranquillement attablé à côté d'un homme vêtu d'un sweat jaune et noir, les bras négligemment relevés derrière la tête. Elle eut du mal à le détailler car sa tête était couverte d'un couvre-chef blanc et noir. Elle aurait sûrement pouffé devant cette dégaine incongrue s'il ne lui semblait pas atrocement familier et s'il ne regardait pas dans sa direction. Elle crut rester pétrifiée sur place quand il planta des yeux aciers dans les siens.

Elle se retourna vivement pour rejoindre les filles, une sensation de malaise grandissant dans le ventre.

« Non, c'est impossible, il ne peut pas me voir dans le noir et entre les rideaux, se rassura-t-elle. Ça ne peut être qu'un hasard, il regardait juste ce côté de la scène, pas moi en particulier, puisqu'il ne pouvait pas me voir. »

Le cours de ses pensées fut interrompu par la voix de Roy qui signalait le début du spectacle. Elle rejoignit les filles et elles prirent place derrière le rideau. Thess était toujours absente, mais elle n'arrivait qu'à la fin du numéro. Les trois coups résonnèrent, les projecteurs s'allumèrent, la lourde étoffe rouge s'éleva et la musique résonna. Le spectacle pouvait commencer.

C'est morte de fatigue que Mia passa la porte de l'entrée des artistes. Ses collègues étaient encore en train de se changer quand elle était sortie, elle devait se lever tôt le lendemain matin, plus vite elle serait couchée, mieux ce serait. Elle porta un casque noir à ses oreilles et les paroles de « on my shoulders » résonnèrent dans ses oreilles.

Elle pouvait voir les spectateurs ravis, sortir de l'entrée principale et aperçut même un bout de combinaison blanche. Beaucoup de bruit pour rien finalement. C'étaient même les pirates les plus calmes qu'ils aient jamais accueillis ici.

Mia souffla un coup et s'engouffra dans l'avenue principale, tête baissée et le visage presque entièrement caché par ses cheveux. Plus elle avançait, moins elle croisait de monde et ça, malgré le fait qu'elle soit dans l'avenue principale de la ville. Passer par là rallongeait son trajet de quinze minutes, mais lui évitait de passer par les ruelles mal éclairées qui, la nuit, devenaient le terrain de jeu favori des malfrats de l'île.

Le vent frais et iodé la fit frissonner. Gonzales habitait à deux pas du port et l'Absinthe était, lui, en centre-ville. Autant dire qu'il fallait apprécier la marche à pied. Et l'ombre qui la suivait depuis le cabaret aussi apparemment. Elle accéléra le pas luttant contre la panique qui grandissait en elle.

Par automatisme elle augmenta le volume de sa musique. L'ombre rapportée par les lampadaires accélérait aussi. Elle tenta un léger coup d'œil mais elle sentit qu'on lui agrippait les cheveux et se retrouva brutalement plaquée face au mur. Le souffle court, elle ne réussit même pas à crier. Une poigne lui attrapa l'épaule et la retourna violemment. Une main immense se plaqua sur sa bouche, étouffant son cri de stupeur. Son casque, son dernier rempart, glissa de ses oreilles et tomba au sol.

Un homme.

Ses yeux étaient trop écartés et sa bouche édentée lui ordonnait dans un souffle putride de se taire. Elle était pétrifiée de terreur. Ses membres ne lui obéissaient plus. L'homme se contentait de lui souffler dans l'oreille de long « chut » et de s'écraser encore plus sur elle. Son sang ne fit qu'un tour quand sa main passa la limite de son t-shirt. L'effroi lui fit reprendre le contrôle de ses membres. Elle lui mordit la main au point de sentir un goût de fer envahir sa bouche et hurla aussi fort qu'elle le put. Se débattant, mordant, griffant, hurlant…Rien n'y fit. Il ne bougeait pas. Pire encore, il resserrait son étreinte l'empêchant presque de respirer. Elle entendit des voix extérieures.

Puis ils furent enveloppés d'une épaisse vapeur blanche.

L'homme était désormais étendu par terre, le visage bleuté figé dans une grimace grotesque. Les vêtements au niveau de son ventre étaient couverts de givre et ses doigts, noircies de crasse, étaient désormais violets.

Adossée au mur et les genoux repliés contre la poitrine elle observa les hommes en combinaison blanche qui l'entouraient. Elle entendait les murmures circuler entre les pirates « Il s'est passé quoi ? » « Il est mort ? » « C'est pas une danseuse du cabaret ? ».

Un homme avec une casquette était accroupi à côté d'elle.

- Vous allez bien ? demanda-t-il sans oser la toucher.

Elle ne répondit pas se contentant de fixer l'homme devant elle.

- Vous habitez loin ?

- Vous avez mangé un fruit du démon ? intervint une nouvelle voix.

- Ta gueule Shachi ! Vous voulez qu'on vous raccompagne ?

Il y eu des acclamations réprobatrices dans la foule et une voix autoritaire les fit taire.

- On retourne au sous-marin.

- M-mais Capitaine !

Comme réveillée par la voix qu'elle venait d'entendre elle attrapa son casque sauta sur ses pieds en marmonnant un merci à l'homme à côté d'elle et se remit en marche.

La musique inondant une nouvelle fois ses oreilles. Elle ne fut pas étonnée en regardant derrière, voir le groupe marcher dans la même direction qu'elle. Ils rejoignaient le port. Elle bifurqua à gauche et longea les maisons face à la mer. Elle s'arrêta devant un vieil entrepôt qui était surplombé d'une enseigne en bois rongée par le temps et l'air marin où était inscrit « Vespucci&fils ».

Elle chercha ses clefs dans son sac et aperçut, sans surprise, le groupe de pirates rejoindre leur bâtiment une centaine de mètres plus loin. Elle s'engouffra dans la boutique, contourna le comptoir et monta les escaliers qui menaient à la maison.

Elle passa silencieusement devant la porte entrouverte de la chambre d'oncle Gonza avant de rejoindre la sienne. Elle se retint de regarder l'heure, sachant que la nuit était déjà bien avancée et qu'elle devrait se lever aux aurores. A peine eu-t-elle posé la tête sur l'oreiller qu'elle sombra dans le sommeil.

Demain serait une longue, très longue journée.