1- L'homme lion

Le dernier carton disparaît d'un coup de baguette dans la malle magique que j'ai amenée. Tout le reste peut partir à la poubelle pour moi. Eolynn a déjà pris ses affaires, et il ne reste rien de très important : quelques souvenirs insignifiants de concerts et de matchs de Quidditch, une chaise bancale trouvée dans la rue, un sofa élimé récupéré chez des copains, des verres dépareillés... Il vaut mieux ne pas trop réfléchir ce que ça dit de nos deux années communes et de leur fin.

Je ferme la porte et descends la malle jusqu'à la loge du gardien. Je lui remets les clés, et il est aussi peu bavard que d'habitude. Je jette le dernier sac poubelle. Le taxi que j'ai commandé pour le moment d'anonymat et de tranquillité qu'il m'offrira m'attend. Le conducteur m'aide à porter la malle dans le coffre en faisant les remarques habituelles sur l'étrangeté de mon bagage. Je souris, et ça passe. Comme d'habitude.

Je me laisse conduire en essayant d'empêcher mon cerveau de se fixer sur deux écueils tout aussi dangereux : me souvenir des moments heureux qu'on aura eus, Eolynn et moi, dans cette ville ; ruminer ces dernières semaines qui ont abouti à notre séparation. J'essaie de regarder les rues et les bâtiments qui défilent derrière les fenêtres teintées du taxi comme si je les voyais pour la première fois, et ça ne me confirme qu'une chose : j'ai terriblement besoin de changer d'air, de découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles personnes, de tourner la page.

"Bientôt", je me promets à mi-voix.

"On y est dans moins de cinq minutes, monsieur", m'annonce le taxi prenant ça pour de l'impatience.

"Très bien", je le rassure alors qu'on longe le parc où j'ai passé une bonne partie de mes vacances moldues, enfant.

Il ne faudra pas que ce retour à l'appartement des parents dure, je me promets. Il ne faut pas retourner vers l'arrière, le passé bon ou mauvais. Il faut partir au plus vite vers de nouveaux horizons plus libres et plus enrichissants.

oo Pire que naïf peut-être

"Kane ?", m'appelle une voix depuis le couloir.

La porte d'entrée vient de s'ouvrir ; j'ai pensé que Mãe n'avait pas pu s'empêcher de passer voir mon installation mais, à la voix, je dirais plutôt Cyrus.

"Dans ma chambre", je réponds donc en allant à la porte de ladite chambre toute proche de l'entrée.

On se dévisage ; il est pour toujours le plus grand de nous tous ; ses cheveux noirs ont quelques reflets argentés que je n'avais pas remarqués aussi nombreux. Ses yeux gris, miroir des miens, hésitent entre l'empathie et la distance, je le vois bien.

"Une bière ?", il propose après un assez long silence.

J'opine, et nous allons de concert jusqu'à la cuisine. Il tire du réfrigérateur deux de ces bières belges que Mãe se fait ramener par la voie diplomatique ou par les stagiaires Aurors. Je ne le fais pas exprès, mais je me souviens immédiatement combien Eolynn trouvait ça chic. Deux ans de vie commune, sa titularisation, rien n'aura entamé le respect inquiet que mon ex-petite amie pouvait avoir pour ma mère - son Commandant. J'ai voulu en tenir compte - trop, d'après Iris ; oui, sœurette, je m'en souviens - avec comme principal résultat d'avoir creusé un fossé assez profond entre ma mère et moi. J'ai sincèrement pensé que ça en valait le coup ; une façon de manifester à ma petite amie combien je voulais que notre couple marche. Je ne sais pas si Eolynn a finalement mesuré ou apprécié ce choix. En tout cas, quand notre séparation est devenue un projet assez concret, la priorité de ma future ex a été de manifester sa loyauté professionnelle avant tout. J'ai dû donc faire face à une mère indignée d'avoir appris par sa subordonnée que nous n'étions plus ensemble depuis deux semaines. "Mais qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça, Kane !?" Et comme la seule défense qui me venait a été : "J'espère peut-être toujours qu'elle change d'avis", j'ai dû affronter un regard désolé et soucieux pour moi qui ne m'a pas rappelé de très bons souvenirs.. Oui, nous avons tous besoin d'air et de distance.

"Laisse-moi deviner qui t'envoie : Mãe ? Papa ? Iris ?", je finis par questionner. J'en suis déjà à la moitié de ma bière et je reste le plus mauvais avocat de la famille.

"Ginny", il répond.

Évidemment, je songe en me reprochant de ne pas y avoir pensé. Évidemment, Ginny a su que j'avais été recruté par son Association d'aide médicale magique des femmes partout dans le monde. Comment pourrait-il en être autrement ? Reste que je ne vais pas aider Cyrus pour autant ; il va me dire pourquoi il est là,et non Ginny.

On se regarde assez longtemps, et il finit par expliciter :

"Elle s'est demandée s'il pouvait exister un docteur Lupin dont elle ne connaîtrait pas l'existence puis elle est arrivée à la conclusion que non. Reste que tu n'es pas spécialisé en obstétrique, si je me rappelle bien ta brillante soutenance."

"Non, mais je suis sûr que Gin t'a précisé que le poste n'était pas seulement de l'obstétrique, sinon je n'aurais même pas postulé", je contre avec sincérité. "Il s'agit de renforcer l'équipe sur place pour les cas compliqués ; de développer la formation d'apprentis ; mais surtout d'offrir des soins plus variés que l'accompagnement des grossesses et des naissances..."

"Kane, tu es spécialiste des troubles de la mémoire !", il me coupe. Enseignant, chercheur de renommée internationale,Cyrus a après tout été un relecteur attentif de ma thèse, et les questions de mémoire ne peuvent que le toucher, évidemment. Peut-être qu'il voit dans mon choix actuel un agaçant manque d'ambition académique.

"Il fallait également prouver avoir et maîtriser un animagus même en situation de stress, accepter de vivre avec des garous même pendant les pleines lunes et s'y connaître en potions : voilà trois points qui m'ont fait sortir du lot", je réplique. "Pas trop de concurrence en fait."

"Mais Il Paradiso, Kane", il soupire sur le ton du grand frère raisonnable.

"Je voulais partir, et tout m'aurait été : le Congo, les Andes ou le Bangladesh", je réponds. "Sauf que le seul poste qu'on me propose est à Il Paradiso."

Cyrus soupire plusieurs fois avant de repartir au front. Un Gryffondor apprend à planifier ses attaques mais peu à y renoncer, je tiens cette maxime de mon autre grand frère.

"Tu te fais larguer par Eolynn et tu vas où : là où vit ta précédente ex ?", il remarque sans aucun effort de diplomatie. Ça me va.

"J'ai appelé deux personnes avant d'accepter : Papa et Rosabel. Me croiras-tu : cette dernière a sauté de joie. Selon elle, je suis exactement ce que le dispensaire pouvait espérer et elle est contente d'avoir un vieux copain à portée de main. Il n'y a pas d'ambiguïté ni pour elle ni pour moi", je pose.

"Tu sais que je ne crois pas trop à ces histoires d'amitié, Kane. Vous vous mentez peut-être tous les deux, mais on ne peut pas être amis quand on a été amoureux !"

J'inspire longuement pour ne pas lui sauter à la gorge.

"Tout le monde ne peut pas épouser sa première camarade de jeux, Cyrus. Ça ne veut pas dire qu'on est voué à le regretter toute sa vie ou à ne pas être capable d'avoir des relations cordiales."

"Non", il reconnaît avec un demi sourire. Il prend une gorgée de bière, joue à décoller l'étiquette avec son étrange moine ventru. "T'as parlé à Harry ?" J'opine sobrement en me disant que, s'il demande, c'est que lui ne l'a pas appelé. La raison m'échappe. "Je ne suis allé qu'une fois à Il Paradiso, mais... être un Lupin là-bas, ça ne sera pas l'anonymat et l'évasion que tu prétends rechercher..."

"Il Paradiso aujourd'hui n'est plus le camp retranché que Harry a découvert - lui-même te le dirait ; il y vient des gens de partout, et je ne suis pas obligé de faire état de mon patronyme en permanence. Je ne suis pas naïf mais..."

"Tu as toujours été pire que naïf, Kane", il s'agace. "Tu as toujours cru que tu pouvais changer le monde et que tu avais même le droit de le faire !"

"N'importe quoi", je gronde.

"Tu as longtemps pensé que ton sang était spécial à cause d'une phrase stupide lancée par des créatures de la lagune vénitienne..."

"Je ne suis pas obligé d'écouter autant de conneries", je prétends en me levant.

"Tu t'es juré tout môme de supprimer la lycanthropie", il me rappelle en me prenant la main pour que je ne m'enfuie pas. "Tu as mordu un pauvre gosse moldu pour en faire un sorcier", il continue sans animosité mais sans pitié non plus.

"Cyrus, n'allons pas sur ce terrain", je le préviens.

"Tu souffres, docteur, d'un mal commun à beaucoup de sorciers que j'appelle la tentation de la toute puissance", il persiste.

"Mais tu t'es regardé avant de donner des leçons hors de saison ?", j'explose. "Tu es sans doute la meilleure incarnation du refus d'une destinée moyenne !" Le coup porte, je le vois à ses yeux même s'il décide de ne pas répondre. J'inspire pour essayer un compromis : "Je veux juste être utile, aider, soigner des gens dont la plupart ont encore peur et oublier Londres. Il Paradiso, c'est tout ça. Rien que ça. Pas plus que cela."

"C'est un sacré programme, petit frère", il soupire en me lâchant la main. "Je te souhaite d'y arriver bien sûr. Et, que tu y arrives ou non.."

"Merci du vote de confiance !"

"...on sera là", il termine en se levant à son tour.

Mon envie première est de m'enfuir. J'ai eu récemment ma dose de gens qui pensaient savoir ce qui n'allait pas avec moi ; qui m'accusaient de me mentir ou de faire semblant de m'engager. Donc, logiquement, je ne pars pas. Iris aurait sans doute trouvé une bonne répartie ou serait allée au bout de la dispute. Je ne suis pas Iris et, ça, je le sais depuis autant de temps que je sais parler. Alors je tiens ma position, je fais face et je dis la vérité :

"Je sais."

"Tu t'en rappelleras cette fois, hein ?", il insiste impérieux. Agaçant et touchant à la fois dans son inquiétude.

"Je n'ai plus neuf ans", je soupire. "Vous n'allez pas m'enfermer éternellement dans une seule bêtise !"

"Ce ne sont pas tes bêtises qui m'inquiètent, Kane, ce sont au contraire tes envies de bien faire. Je préférerais que tu partes en moto droit devant toi, sans plan et sans prétendre rendre service à quiconque autre que toi..."

"Tu recommences", je remarque stoïquement.

"Sans doute", il admet avec un de ses sourires dont il a le secret. "Promets-moi juste que si l'envie de sauver le monde te vient... "

"J'y réfléchirai à deux fois, promis".

"Et pas tout seul" il rajoute.

"Pas tout seul", je promets.

oo Lorsque j'ai mordu Tim, je voulais bien faire

C'est vrai que lorsque j'ai mordu Tim, je voulais bien faire, je concède silencieusement à Cyrus, parti depuis longtemps. Allongé sur mon lit, j'ai un verre à la main, la bouteille de whisky sur la carpette, et il ne faudrait sans doute pas que Mãe décide de passer. J'ai éteint la lumière, j'argumente pour moi seul, je pourrais dire que je dors.

Tim était le meilleur ami de Paul, le voisin pile un an plus âgé que Iris et moi ; sa petite sœur avait un an de moins. Ça faisait des années qu'on jouait ensemble à chaque période de vacances, Tim, Paul, Iris et moi. Tim oubliait tout quand il jouait ; il se donnait totalement. Il inventait des histoires incroyables avec une facilité qui nous bluffait tous. Il faisait attention aux détails et ne supportait pas qu'on sous-entende même un instant que ce n'était pas la réalité. Ses histoires dépassaient les possibilités même de la magie, ce qui nous fascinait, Iris et moi. Lui croyait assez fermement à l'existence de la magie, de mondes parallèles et de pouvoirs incroyables qu'il aurait suffi d'apprendre à utiliser. Le nombre de fois où Mãe ou Papa nous ont regardés avec soupçon en l'entendant parler ! Pourtant Tim n'avait pas besoin de nous pour inventer et croire à tout ça. C'était plutôt le contraire, en fait. Ses histoires nous donnaient une vision rafraîchissante et valorisante de notre quotidien magique, je le comprends avec le recul.

Mais notre bande de copains grandissait ; on avait presque dix ans, et de plus en plus d'enfants au parc trouvaient ses histoires trop incroyables, trop longues et trop précises. Ils n'avaient plus autant envie de jeux immersifs. Ils regardaient les ados fumer et s'embrasser en cachette ; rêvaient d'aller jouer aux jeux vidéos ; de faire des tours de mobylette et de grande roue. Tout ça attristait Tim qui me disait que "quand on serait comme les adultes, on serait sûrs de ne jamais trouver les pays de la magie". Il y croyait tellement. Il était tellement triste. Je l'étais aussi.

"Je donnerais n'importe quoi", il a fini par me confier des larmes au yeux un soir avant qu'on ne se quitte. On rentrait même à Poudlard, Iris et moi d'ailleurs ; on n'allait pas revenir avant plusieurs semaines. "Je ferais n'importe quoi, je subirais n'importe quelle épreuve. S'il faut devenir un animal, changer de forme, donner mon âme... tout me va."

Dire que l'idée m'a hanté derrière est une blague. J'ai essayé de mener une enquête discrète, de lire des livres sur le sujet, mais un gosse de neuf ans, même à Poudlard, n'a - et sans doute heureusement - pas accès aux ressources pour répondre effectivement à une telle question ou d'en mesurer les limites. Restait finalement ma propre imagination.

Iris s'est bien sûr demandé ce que je mijotais. Mais elle n'a évidemment pas pu prévoir ce que je pouvais avoir en tête. L'imagination, ça n'a jamais été totalement son truc, à Iris. Faut dire que j'avais mis la barre très haut dans ma petite tête de Kane Lupin. J'étais assez fier de mon idée. Je m'imaginais déjà Tim me vouer une reconnaissance éternelle. N'importe quoi, bien sûr.

Donc, j'ai mordu Tim la veille de la pleine lune, à ce moment où - ça, je l'avais vérifié - l'appel de la lycanthropie commence. Je n'avais jamais ressenti un quelconque effet de la lune sur mon corps, mais je me rappelais que mes frères - mes modèles, mes héros - avec leurs amis savants avaient longuement disserté sur l'effet de la lune au moment de sauver mon père au Brésil. J'étais un Sang de Lune ; si je devais transmettre la magie, ça ne pouvait être qu'à ce moment là, avais-je décidé. Évidemment. Comment ça, on aurait mieux fait de m'enfermer ?

Je l'ai mordu sous couvert de jeu. J'étais un homme-lion - "beaucoup plus puissant qu'un homme loup", répétait souvent Tim. Je revendiquais souvent ce rôle en arguant que mon deuxième prénom était Léo, le lion. Je pensais souvent aussi que c'était l'emblème de Gryffondor, mais ça je le gardais quand même pour moi.

Bref, c'était donc naturel que, moi, le lion, je le morde, lui, l'homme singe, "plus malin qu'un homme et qu'un singe". Je l'ai prévenu avant de le faire - "L'homme lion a faim !" J'ai mordu fort parce que je voulais que ça marche. Tim a crié de surprise et de douleur, et j'ai senti le goût métallique et écœurant de son sang dans ma bouche. Paul m'a fait lâcher en me bourrant de coups, quand il a eu surmonté sa surprise. Il criait que j'étais malade, Iris était livide et Diana était partie chercher leur jeune fille au pair du moment. Une Autrichienne si je me souviens bien.

La mère de Tim était au parc, elle aussi. Elle a hésité à emmener son fils voir un médecin mais Tim ne saignait plus. Finalement, elle nous a accompagnés parce qu'elle voulait parler "à ma famille". Cyrus avait convenu avec l'Autrichienne de nous ramener chez lui, de l'autre côté du parc par rapport à l'appartement des parents. Il avait du travail - des cours sans doute - et Candido faisait la sieste. Autant dire qu'il avait été content de nous envoyer jouer dehors.

Le temps du trajet, Tim regardait alternativement sa main et moi, avec un air médusé et, moi, je crois que je souriais malgré les nuages lourds et noirs qui s'amoncelaient à mon insu. L'Autrichienne a cru que je me moquais d'elle et elle m'a crié dessus. J'ai pensé qu'elle ne comprenait rien à rien.

Cyrus n'a pas longtemps souri quand il a ouvert la porte et qu'elle lui a raconté ce qui venait de se passer avec tous les verbes au présent plutôt qu'au passé et avec un accent à couper au couteau tant elle était agitée. Il est à mettre au crédit de mon grand frère qu'il n'a pas hurlé ou réagi de manière trop sorcière non plus - genre jeter un sortilège d'oubliette à toute l'assemblée ; ce que dans ma naïveté d'enfant, j'aurais trouvé normal, j'en ai peur. Il a pris les choses en main avec une efficacité qui m'a fait me poser mes premières questions.

Il a remercié l'Autrichienne de ses services, et fait partir avec elle Paul et sa sœur. Il lui a même peut-être donné de l'argent, je ne me souviens plus. Ensuite, il a assis la mère de Tim sur le meilleur fauteuil de leur salon et nous a intimé d'un geste péremptoire de nous installer sur le canapé. Iris avait tellement peur que je n'obéisse pas qu'elle a failli me faire tomber avant le canapé tant elle me poussait. Cyrus s'est occupé de Tim, l'a perché sur le bar de leur cuisine américaine et a fait tout un show de soins moldus - désinfection, crème, pansement. Il en a bien sûr profité pour prendre les échantillons dont il avait besoin. J'ai commencé à mesurer que personne n'allait me remercier avec effusion. Pas tout de suite en tout cas.

"Mes parents vous appelleront sûrement ; peut-être voudront-ils passer s'excuser", a prétendu Cyrus pour récupérer toutes les coordonnées de la famille de Tim. C'est à ce moment-là que Candido, qui avait sept mois, s'est réveillé.

"Mon fils", a-t-il expliqué à la maman de Tim.

La brave dame a du coup mieux compris pourquoi personne d'autre que la babysitter des voisins étaient avec nous et a trouvé que c'était un magnifique petit garçon. Cyrus les a enfin conduits à la porte en s'excusant tout du long pour moi, nos parents et lui-même. Je n'étais pas loin de trouver qu'il en faisait bien trop.

"Ce n'est pas très grave", a soupiré la mère de Tim. "C'est juste curieux. Ils sont un peu grands pour en arriver à se mordre, non ?"

"C'était un jeu : la lutte de l'homme-lion et de l'homme-singe", a glissé Iris, mon avocate.

"J'ai peur que le lion ne regrette bientôt amèrement son éphémère victoire", a sombrement commenté Cyrus. "Tu peux commencer par t'excuser, Kane."

Je me suis exécuté du bout des lèvres, en me demandant comment dire à Tim qu'il était peut-être devenu un sorcier et qu'il ne faudrait pas qu'il ait peur s'il ressentait quelque chose de nouveau. Rien ne se passait comme je l'avais si soigneusement imaginé. Tim n'a rien répondu à mes excuses, et la porte s'est refermée sur lui et sa mère.

Cyrus a fait venir le tapis de jeu de Candido dans le salon et l'a posé dessus, en me lançant: "Je lui fais à manger avant qu'il ne perde patience. Tu peux en profiter pour trouver une explication rationnelle à tout ce que je viens d'entendre, Kane !"

"C'était un jeu, Cyrus", a répété Iris.

Elle ne le savait pas encore mais elle allait répéter cette théorie un paquet de fois.

"Tu sais quoi, Iris ? Sauf si c'est toi qui l'as convaincu que c'était une bonne idée de mordre Tim.."

"Non !", s'est protégée ma jumelle.

"...alors je t'invite à trouver un livre ou une quelconque occupation silencieuse, parce que c'est Kane que je veux entendre et lui seul."

Le temps du goûter de Candido ne m'a pas permis pas de trouver une meilleure justification que celle proposée par ma jumelle : "On jouait. Je suis désolé."

Iris était déjà à l'époque une bien meilleure stratège que moi, mais je me rappelle que Cyrus reste essentiellement sceptique devant mes explications. Il va jusqu'à me le dire :

"Kane, comme le remarquait la mère de Tim, ça fait longtemps que vous savez qu'on ne mord pas pour jouer et... tu m'as l'air assez calme pour quelqu'un de désolé..."

"Je le suis !"

"Tu es désolé qu'on te tombe dessus", il estime froidement. "Je crois que tu ne mesures pas une seconde les conséquences de ce que tu as fait. Si ça s'apprend... même à la Fondation - tu imagines la tête de tes copains Virgil et Rosabel s'ils apprennent que tu as mordu quelqu'un pour jouer ?"

L'idée me saisit, je dois l'avouer. Je les vois mal comprendre que je puisse jouer avec ce qui est pour eux le tabou ultime. Et penser à eux amène aussi la question de la réaction de mon père, lycanthrope lui aussi. Étonnamment, je ne m'étais jamais posé la question avant.

"Mais, je ne suis pas un garou", j'essaie un peu nerveux. Si j'osais, je dirais bien que ça n'a rien à voir ; qu'au contraire, ma morsure se veut l'inverse d'une malédiction. Peut-être qu'inconsciemment, je suis déjà en train de réviser la justesse de cette idée parce que je le dis pas.

"Non", concède Cyrus, toujours l'air sceptique. "Ça n'excuserait rien mais, au moins, on pourrait comprendre ce que tu t'es mis dans la tête."

"Rien", je mens en détournant les yeux tout en étant conscient que c'est un aveu. Tout moi, encore aujourd'hui.

"À ta guise, Kane", décide Cyrus en se levant pour m'asséner de toute sa hauteur le fond de sa pensée : "Mãe arrive, et je lui cède bien volontiers la place. Mais personne ne pourra t'aider tant qu'on ne comprendra pas ce qu'il s'est passé. Et crois-moi, tu as besoin d'aide, tout lion que tu crois être !"

Moins d'une heure après, j'essaie les mêmes arguments - un jeu ; je regrette - auprès de ma mère. Pas plus que mon frère aîné, elle n'a l'air de me croire totalement. Pas plus que lui, elle ne hurle non plus. Elle semble étrangement lointaine, même quand elle prend ma main. Aujourd'hui je me dis qu'elle devait s'être réfugiée derrière des réflexes d'Auror pour faire face. Il suffit d'imaginer que je doive soigner quelqu'un de ma famille sérieusement en danger pour comprendre pourquoi la distance est nécessaire.

À elle non plus, je n'ose pas dire ce que j'espère alors toujours : la transformation sorcière de mon copain Tim. La réaction de Cyrus - appeler Mãe pour une dispute de parc, du jamais vu - n'était pas la dernière étrangeté de la réaction de mes proches. Ginny est venue prendre Candido et Iris pour les emmener au Terrier. Dès que Mãe a été là, Cyrus est parti s'enfermer dans le laboratoire de la Fondation avec les échantillons de sang de Tim. Tous m'ont regardé avec une sorte de perplexité inquiète que je ne connaissais pas.

"Vous jouiez à vous mordre ?", questionne donc à son tour, Mãe .

"Non, on jouait à la jungle, et j'ai dit... l'homme-lion a faim..."

"Et tu l'as mordu ?"

"Oui", j'admets en espérant vaguement qu'on en reste là. Demain, Tim sera un sorcier et ils comprendront. Je ne crois plus totalement m'en sortir avec des félicitations générales, mais il me semble que tout sera plus simple à expliquer. L'urgence sera de s'occuper de Tim, n'est-ce pas ?

"Ce n'est pas la première fois que vous jouez à la jungle. Jamais tu ne l'as mordu", elle souligne, totalement sourde à mon espoir silencieux.

"Non."

"Pourquoi aujourd'hui ?"

"Je ne sais pas", je mens en essayant de ne pas détourner les yeux. J'y arrive de haute lutte mais sans la convaincre une seconde, c'est évident.

"Qu'est-ce qui était différent ?", elle insiste avec un calme très inquiétant. S'il y a une chose qu'elle ne supporte pas c'est le mensonge, et je le sais. Or là, elle vient de décider de passer outre.

Prudemment, je me contente de hausser les épaules.

"Tu te sentais différent ?", elle questionne un ton plus bas comme si elle avait dû se forcer à le faire, et je comprends sans le vouloir pourquoi elle reste calme. Elle se demande si la lune m'a fait faire cela, à moi, le fils d'un lycanthrope. Comme l'a rappelé Cyrus, j'en sais trop sur le sujet pour ne pas mesurer les implications.

"Non, Mãe", je trouve la force de lui promettre. Je pense qu'elle entend que je suis sincère cette fois.

"Je ne comprends pas, Kane. Pourquoi ?", elle soupire. "Ça ne te ressemble pas... ça n'a aucun sens en fait..."

"Vraiment ?", je lâche assez surpris, presque déçu, que personne ne comprenne finalement.

Elle me regarde longtemps avant de s'agacer : "Kane, je n'ai aucune envie de jouer aux devinettes. Tu es en train de me dire que tu l'as mordu délibérément ? Mais, Merlin, Cerridwen, pourquoi ?!"

"Pour... pour...", je balbutie en cherchant frénétiquement la meilleure façon de le formuler. "Pour partager mes dons avec lui..."

"Pardon ?" Je préfère la laisser réfléchir. Et bien sûr, elle trouve : "Tu pensais en faire un sorcier ? En le mordant ?!"

"C'est... presque la pleine lune et... j'ai un sang de lune - ça doit être le meilleur moment", j'argumente. Ses yeux s'écarquillent d'incrédulité et je continue à plaider : "Il en a tellement envie !"

"C'est ce que tu crois", elle articule avec peine. Je réalise aujourd'hui combien les émotions qui la traversaient devaient être violentes et contradictoires. J'étais tellement loin d'imaginer.

"Tu n'en sais rien ; tu ne le connais pas comme moi !", je me souviens avoir encore argumenté.

"J'espère qu'il ne sait pas que tu es un sorcier !"

"Non, non !", je promets avec véhémence. "Mais il aime la magie ; il répète tout le temps qu'il voudrait qu'elle existe... qu'il donnerait tout pour avoir des pouvoirs... J'ai pensé que ça marcherait peut-être."

"Imaginons que ça marche", elle commence d'une voix très basse qui annonçait une leçon longue. "Comment vas-tu lui expliquer ? Que diront ses parents ? Que dira le Ministère, Kane ! Merlin, ne me dis pas que tu ne mesures pas que si ton geste réussissait... ce serait un crime, en fait. On n'attaque pas magiquement les Moldus, on ne se fait pas connaître, directement ou indirectement, on ne transforme pas la nature des autres êtres vivants... ce sont les piliers de la magie blanche, Kane !"

Ma mère était alors deuxième lieutenant de la Division des Aurors britanniques ; mon père, un lycanthrope certes, mais le directeur de Poudlard et de la Fondation Sirius Black ; j'avais l'habitude de les voir plier le monde à pas mal de leurs désirs. Mais je savais aussi qu'il y avait des règles qui s'imposaient à tous. Depuis tout petit, je devais cacher à mes copains de jeux londoniens que j'étais un sorcier ; les lycanthropes, mon père compris, n'avaient pas exactement les mêmes droits que les autres sorciers, je le savais.

"Je vais avoir des ennuis avec le Ministère ?", j'envisage pour la première fois avec une inquiétude diffuse et incrédule.

"Tu sais ce que je souhaite, Kane ?", elle me demande. J'ai secoué la tête sans doute. "Que ta morsure n'ait absolument rien changé à son aura ; que la magie reste son rêve inaccessible. Dans le cas contraire, je ne sais pas si nous saurons faire face", elle me livre avec une sincérité nue qui me glace. "Déjà, si ce môme va bien... ça va être assez compliqué comme cela... Merlin, j'aurais jamais cru qu'à neuf ans, tu allais nous faire une connerie pire que Harry et Cyrus réunis !"

oooo

Voilà, voilà... Je pensais que ça viendrait plus vite mais je ne voulais rien poster avant d'avoir atteint un certain point de l'histoire qui me garantit de ne pas trop avoir à revenir sur des choses que j'aurais écrites. Vous pouvez donc compter sur les neuf chapitres suivants :ils sont écrits.

L'équipe de tournage de la saison 7 n'a pas beaucoup changé : Alixe, Fée Flea(u) et Dina me tiennent toujours la main.

L'affiche est un beau cadeau de Fénicina qui a bien grandi et se fait appeler "Kraken Multicolor" quand elle peint et elle dessine. Je vais mettre le lien de son instagram sur ma page...