Et le Chaos régnera de nouveau...
Chante ô Muse l'histoire d'un rejeton des Dieux qui, n'ayant comme seules armes,
la vaillance et le courage,
Chante, comment il parvint à anéantir la velléité maléfique de divinités tyranniques,
Chante, enfin, comment il amena l'Humanité à s'extraire du joug cruel des Olympiens.
La Grèce, cet endroit si paisible et si agréable naguère, est en proie à de terribles tourments. Pas une seule cité n'échappe à la colère divine, pas un seul homme n'est exempt du châtiment des dieux . Certes, certaines cités sont relativement protégées : les punitions qui leur sont affligées sont plus supportables que pour d'autres, les dieux plus enclins à retenir leur haine farouche. Thèbes, dont la notoriété ne fait plus de doutes, est l'une des cités que l'on peut considérer comme bienheureuses : les dieux ne demandent qu'un "simple" sacrifice de cent boeufs, et de deux jeunes gens de bonne famille, à chaque solstice ; en contrepartie, les dieux épargnent les Thébains.
Mais cette soumission n'est pas au goût de tous : les autres Grecs crient à la trahison, à la couardise, et disent des Thébains qu'ils sont des hommes faibles, et des suppôts des Olympiens, indignes de leur fondateur Cadmos. Le coût de cette paix leur fait horreur, cette liberté sacrifiée les dégoûte. De leur côté, les Thébains clament leur innocence, tentent de raisonner leurs semblables de l'utilité de cet asservissement forcé. Au sein même de la communauté, le débat fait rage. Certains voient dans cette soumission une négation de la bravoure des habitants, de la virilité de leurs soldats, et de la noblesse de leurs dirigeants. D'autres, au contraire, trouvent, dans ce sacrifice, source de bonheur et d'espoir.
La dispute
"Source de bonheur et d'espoir ?", crie une voix féminine, "j'espère, mère, que vous plaisantez !"
Cette voix, c'est celle de Dioné, fille de riches marchands thébains, Autolycos et Ismène. Dans cette voix, on sent une certaine fierté effarouchée, mais aussi une grande force et une grande volonté. Elle est jeune - elle est seulement âgée d'une vingtaine d'années - mais ses traits trahissent une certaine maturité d'esprit. Elle est plutôt grande, svelte et élancée. Sa taille - nerveuse - est généralement ceinte d'un baudrier, et la tunique qui la couvre, est celle des guerriers : ses bras et ses genoux sont intégralement découverts permettant ainsi à la jeune femme une plus grande liberté de mouvement. Ses yeux sont d'un bleu pur, et ses cheveux noir ébène, courts et bouclés, tranchent singulièrement avec sa peau pâle. Elle n'est pas particulièrement belle, mais sa stature, emprunte de noblesse, impressionne ses interlocuteurs.
Dans la scène qui nous occupe, elle se tient face à sa mère, les bras croisés et l'attitude renfrognée. On dirait une amazone : ses yeux étincellent, et défient sa mère. Sur le visage de cette-dernière, on y voit la marque du temps et de l'expérience, mais aussi celle de la tristesse et du malheur. Ses vêtements maintes fois portés, ont piètre allure. Le contraste entre la mère et la fille est tel qu'au premier coup d'oeil on ne peut soupçonner un quelconque lien de parenté. Leur dispute ne fait qu'accroître ce sentiment de différence.
" Ma chère enfant, c'est pourtant la vérité, réplique la vieille femme : la bénédiction des dieux nous permet de vivre sereinement, de songer à un futur... Notre futur !
- Mais quel futur, mère ? Je vous le demande ! Des innocents sont tués, et nous, nous restons insensibles face à une telle barbarie ! Où est donc passé le courage qui faisait l'apanage de nos ancêtres ?
- Nous sommes courageux d'accepter ce sacrifice, Dioné, dit gravement sa mère."
Dioné réprime un rire. Décidément, sa mère la surprendra toujours : elle ne comprend pas ou ne veut pas comprendre que l'histoire de Thèbes est désormais sans avenir. Même si les dieux daignent se montrer cléments envers les Thébains, la pression autour de la cité est telle qu'elle étouffe la moindre opportunité de changement. La jeune femme fait partie de ces mécontents qui conspuent la politique castratrice du roi de Thèbes, Antinoos, et aspirent à une toute autre destinée. Par ailleurs, les mesures coercitives des dieux la fortifient dans sa volonté : elle fera tout pour que la liberté déploie de nouveau ses ailes au-dessus de Thèbes, doit-elle en mourir. Mais lorsqu'elle en parle autour de soi, elle ne reçoit que moqueries et insultes. Ces fous s'aveuglent volontairement, grand bien leur fasse ! Après tout, l'aventure l'appelle ailleurs, car le carcan dans lequel elle est maintenue, l'insupporte. Elle veut vivre, vivre de ses propres choix, et ne plus courber la tête comme le font ses amis.
"Hé bien, moi, je ne veux pas de ce sacrifice ! Mère, écoutez-moi bien : je sens un bouillonnement au fond de moi-même, et ce bouillonnement m'incite à partir d'ici, à m'échapper de ce repère de soldats fantoches ! Si Père voyait cela, il pleurerait de honte et m'approuverait !
- Ne dis pas ça Dioné !" On sent une pointe d'angoisse apparaître dans la voix d'Ismène. "J'ai déjà perdu ton Père dans la guerre qui opposa Thèbes à Athènes, et je ne veux pas te perdre à ton tour. Je t'aime, ma fille. Oh, Dioné, Dioné, pourquoi es-tu sujette à ces pensées insensées ? Réfléchis un instant, et comprends enfin pourquoi des jeunes gens se sacrifient pour que nous puissions vivre dans la paix et non plus dans le carnage et le malheur.
- Ah oui ? Vous croyez que des enfants de 10 ans ont leurs mots à dire ? gronde Dioné. Vraiment, Mère, je ne vous suis plus. Accepter une telle infamie...
- Et comment vas-tu t'y prendre pour régler tout ça ? Comment ?! hurle sa mère dans un accès d'hystérie. "
Dioné réfléchit un instant. Il est vrai qu'elle n'a pas de plan bien défini, mais elle ressent un appel, un appel qui la tiraille au plus profond de son être. Même si elle se range à l'avis de sa mère, elle sait qu'elle ne peut résister à cette voix tentaculaire. La volonté de combattre, la rage de vaincre occupent son esprit nuit et jour. C'est d'ailleurs un tempérament qui n'est pas partagé dans sa famille. Si son père avait un sens de l'honneur aigu, il n'était pour autant pas assoiffé de combats et de sang, il était même plutôt pacifiste. Quant à sa mère, elle est pour un parti garant de l'ordre, et ce genre de sentiments propre aux têtes brûlées, la rebute. Et Dioné en fait justement les frais.
" Mon plan, je l'aurai en cours de route... commence Dioné.
- En cours de route ?! Vraiment ?! coupe sa mère. Avec ça, je vais te retrouver morte au premier croisement de chemins ! Ma f...
- Ca suffit ! rugit Dioné. J'en ai assez ! Assez de cette cité qui ne mérite plus son renom de bravoure, assez de t'entendre dire que tout va pour le mieux ! Je pars, mère, adieu !
- Dioné, non !"
Mais il est trop tard. Sa fille attrape son manteau et sa bourse et part d'un pas décidé de sa maison. Cette fois-ci, elle ne se perd pas en vaines paroles, cette fois-ci, elle agit, et pour de vrai. L'aventure... quel mot délicieux, quel mot enivrant ! Elle se sent de taille d'affronter ces dieux tortionnaires et cruels, qui trainent l'Humanité dans la boue. Après de longues heures de marche, elle arrive sur le port qui se trouve à plusieurs lieues, au nord de Thèbes. Elle s'arrête et regarde la mer qui semble calme et paisible. C'est d'ailleurs l'un des rares rivages grecs qui présentent une mer aussi huileuse. Elle repense à sa mère, et sent un pincement dans son coeur. Elle s'en veut quelque peu de s'être laissée emporter, mais il le fallait. Si elle veut aller de l'avant, elle doit couper, en quelque sorte, le cordon, et voguer de sa propre barque. Certes, elle ne sait pas où celle-ci va l'emmener, mais elle sent qu'une grande épopée se prépare. Et cette idée la réjouit au plus profond de son âme.
